[Best of musique 2020] Réédité en version augmentée et fastueuse en septembre dernier, le légendaire Sign o’ the times de Prince, disque charnel et spirituel, convoquait, en 1987, un demi-siècle de musique.
Les doubles albums sont souvent des boîtes de Pandore à double-fond d’où décampent délices et afflictions : le White Album (1968) des Beatles où le guilleret Ob-La-Di, Ob-La-Da voisine le suicidaire Yer Blues ; l’Electric Ladyland (1968) de Jimi Hendrix où l’épicurien Come On fraie avec le démoniaque Voodoo Chile… Sign o’ the Times n’aura échappé à cette fatalité que pour succomber à une autre, avec laquelle Prince s’est toujours débattu : le conflit entre charnel et spirituel. Au point de faire ressembler toute sa discographie à un Kamasutra mâtiné d’évangiles récités par un Eros converti à l’eschatologie.
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Kamasutra : “aphorismes des désirs” en sanskrit. Or si désirs il y a, ils sont avant tout musicaux sur ce double album qui s’apparente à une grande roue ventilant d’infinies combinaisons, actionnée par un génie à l’imagination en fusion. Est convoquée l’intégralité des couleurs musicales du demi-siècle écoulé – gospel, blues, jazz, folk, rock, pop, funk, rap, electro –, sans qu’à aucun moment on puisse parler de soumission à tel ou tel genre. Moins encore d’exercice de style.
Loin de l’utopie d’Around the World in a Day
Entièrement accaparé par l’invention d’une musique du futur, mis sous pression par la montée en puissance du hip-hop et de la house, Prince délivre une série d’ovnis sonores tel un Frankenstein au pays des mille danses. C’est flagrant sur l’éponyme Sign o’ the Times avec sa ligne de basse synthétique soutenue par la syncope heurtée d’une boîte à rythmes LinnDrum.
Loin de l’utopie d’Around the World in a Day – le plus Beatles et “flower power” de ses disques –, il y scrute d’un œil dessillé la réalité désenchantée d’une époque socialement putrescente, qu’il restitue d’un style lapidaire proche du journal intime : “En septembre, mon cousin a fumé un joint pour la première fois. Maintenant il se shoote à l’héro. On est en juin.”
Autre prouesse, Housequake qui passe le funk de James Brown à la moulinette house et à la jacasserie débraillée du hip-hop. Pur néologisme, le terme “housequake” se réfère au tremblement de terre domestique traversant ces années 1986-87 fertiles en diable. Sa rupture avec Susannah Melvoin (jumelle de Wendy, sa guitariste), celle avec The Revolution, son groupe, ses démêlés avec son management, les rebuffades de la Warner, refusant The Crystal Ball, triple album dont Sign o’ the Times est le précipité.
L’intérêt de cette réédition augmentée (92 titres dont 76 inédits, live et autres), c’est aussi de rendre enfin audible le projet initial, cette Crystal Ball à facettes d’un artiste aux fonctions et aux reflets multiples, concupiscent (Hot Thing), romantique (Adore), mystique (The Cross) ou engagé (Sign o’ the Times).
L’apothéose d’un Priape funky omniscient (compositeur, producteur, arrangeur, instrumentiste) à la géniale intempérance, toujours prêt à s’aventurer, à jouer tout le temps, avec n’importe qui. Surtout avec ceux qui le poussent au-delà de sa zone de confort. Comme sur Can I Play with You ? avec Miles Davis. Ou quand Michel-Ange s’éclate avec Picasso.
Sign o’ the Times (Rhino/Warner)
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