Inusable hymne transgenre, mille fois repris ou remixé, « Supernature » traverse « Climax », le film-trip de Gaspar Noé, dans une version instrumentale inédite qui en exacerbe la puissance musicale.
Sorti en 1977, au plus fort de la fièvre disco, Supernature est l’un des grands hymnes de cette période et l’un des morceaux les plus emblématiques de Cerrone. Long de plus de treize minutes dans sa (phénoménale) version intégrale originale, il a été réduit à « seulement » dix minutes sur l’album Cerrone 3 – Supernature et raccourci encore plus pour la version single. Scandé par une batterie métronomique, porté par un chant asexué et hanté par une récurrente ligne de synthé qui tue, il se déploie à la façon d’une épopée sonore totalement hors normes, ne ressemblant à rien de connu de ce côté-ci de l’univers. L’intéressé lui-même le voit comme « un ovni dans [son] catalogue ».
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https://youtu.be/B3L9aLOesDU
Conçue par Cerrone avec Alain Wisniak, son principal collaborateur à l’époque, la musique flotte entre disco mutant, proto-funk, kosmische Musik et soul surnaturelle. Participant pleinement à l’étrangeté du morceau, les paroles – écrites par la chanteuse et auteure-compositrice américaine Lene Lovich – composent une fable futuriste à tonalité surréaliste. S’y profile un monde dans lequel des créatures fantasmagoriques, nées des abus de produits chimiques, surgiraient des profondeurs de la Terre pour se venger des êtres humains…
Inséré par Gaspar Noé dans la bande originale de Climax, son nouveau film (en salles le 19 septembre), Supernature se donne aujourd’hui à redécouvrir, dans une version instrumentale inédite. Volubile et passionné, Cerrone retrace pour nous la trajectoire d’un morceau à nul autre pareil.
Dans quel contexte le morceau a-t-il été réalisé ? Vous souvenez-vous de l’état d’esprit dans lequel vous étiez en le faisant ?
A cette époque, j’étais dans une période très orchestrale. J’avais déjà sorti deux albums – Love in C Minor et Paradise – en ne faisant aucune concession pour plaire aux radios. C’est ce qui m’avait conduit en particulier à faire le morceau Love in C Minor, qui dure plus de 16 minutes et s’appuie sur un pied de batterie très répétitif, auquel s’ajoutent des cuivres et des cordes. Aucun label en Europe ne voulant les publier, le morceau et l’album sont sortis chez Atlantic et ont remporté un grand succès. Durant cette période, j’ai vu un film que j’ai trouvé fou : L’île du docteur Moreau de Don Taylor (avec Burt Lancaster et Michael York, NDR) et, dans la foulée, j’ai lu le roman de H. G. Wells dont il s’inspire. A partir de là, j’ai eu envie d’imaginer un concept musical autour de cette idée d’un savant fou défiant la nature par ses expériences. Tout cela coïncide avec l’arrivée des premiers synthétiseurs sur le marché. Etant donné que j’étais un musicien avec un potentiel commercial, les fabricants d’instruments m’envoyaient leurs nouveaux produits à tester. C’est comme ça que j’ai reçu le synthé ARP Odyssey (commercialisé par la société américaine ARP entre 1972 et 1981, NDR), un appareil assez compliqué, pas facile à prendre en main. il m’a fallu du temps avant de bien maîtriser son fonctionnement. J’ai commencé à bidouiller et, au bout d’un moment, j’ai trouvé une séquence qui me plaisait bien. Supernature a pris forme progressivement à partir de là.
Comment s’est déroulée la collaboration avec Lene Lovich pour les paroles ?
Je tenais vraiment à donner au morceau une tonalité étrange, trouble. J’ai appelé Lene Lovich, dont j’avais fait la connaissance peu de temps auparavant, pour lui présenter le concept et lui proposer d’écrire les paroles. Elle a adoré l’idée, elle a tout de suite accepté. Nous sommes partis ensemble dans cet univers fantastique, excités comme des gamins, et nous nous sommes très bien entendus : Lene a écrit des textes magnifiques pour tout l’album. Je voulais aussi une voix la plus androgyne possible pour accentuer l’étrangeté du morceau et j’ai trouvé l’interprète idéale avec Kay Garner (chanteuse/choriste entendue notamment chez Elton John ou Joe Cocker et dans L’Homme à tête de chou de Gainsbourg, NDR)
Le morceau traduit une forte inquiétude face à l’environnement et au devenir de la planète – inquiétude très vivace à l’époque et peut-être plus encore aujourd’hui… C’était important pour vous de témoigner de cette inquiétude ?
Pas vraiment. Je ne cherchais pas à délivrer un quelconque message mais à exprimer une émotion particulière. J’y suis parvenu grâce à une heureuse conjugaison d’éléments, à commencer par l’envoi du synthé ARP Odyssey, qui m’a vraiment orienté dans une nouvelle direction musicale.
Quelle a été la réaction des premières personnes qui ont entendu le morceau ?
Ahmet Ertegün, fondateur d’Atlantic, et Jerry Greenberg, alors président du label, sont les deux premières personnes importantes auxquelles je l’ai fait écouter, en guettant leur réaction avec fébrilité. De manière générale, les responsables d’Atlantic ont pensé que j’étais inconscient, que j’allais saborder ce qui avait été mis en place avec mes premiers disques. Le morceau leur plaisait mais ils pensaient qu’il n’était pas commercial. Je m’en foutais et j’ai insisté pour sortir le morceau en face A du single. Comme je n’arrivais pas de nulle part, ils ne m’ont pas jeté. Ils m’ont proposé de faire un edit du morceau, plus court (4 minutes, NDR), mieux adapté aux radios. J’ai accepté parce que j’avais l’idée d’un clip vidéo déjanté, en adéquation parfaite avec la musique.
Le morceau et l’album vont tous les deux cartonner, s’écoulant à plusieurs millions d’exemplaires. Vous êtes sur le toit du monde alors que vous avez à peine 25 ans. Comment avez-vous vécu ce succès fulgurant ?
Mes deux premiers albums avaient déjà très bien marché et je me demandais parfois si ce succès n’était pas un peu exagéré… Je le savourais quand même, bien sûr, sans me poser trop de questions. J’étais emporté dans un tel tourbillon, entre la promo et les tournées, que je n’ai pas pu prendre vraiment de recul et analyser la situation. J’imagine que, étant alors un gamin à peine sorti de sa banlieue, j’ai dû avoir du mal à comprendre ce qui m’arrivait… Le succès et la reconnaissance m’ont permis de faire des concerts spectaculaires, avec beaucoup de moyens, et aussi de jouer sans arrêt – ce qui est essentiel à mes yeux. Quand j’ai commencé à faire de la musique, mon seul but, c’était d’être sur scène. J’ai toujours eu – et j’ai encore aujourd’hui – ce besoin viscéral du contact avec le public. C’est ça qui me transporte et qui me fait continuer.
De nombreux autres musiciens se sont emparés du morceau pour le reprendre ou le remixer. Parmi ces réappropriations, quelle est celle que vous préférez ?
Il y en a pas mal qui me laissent indifférent mais j’aime beaucoup le remix de Danny Tenaglia et je trouve la version de The Shoes avec Beth Ditto vraiment fabuleuse.
Supernature réapparaît à présent dans une version entièrement instrumentale. Comment cette version a-t-elle vu le jour ? A-t-elle été conçue spécialement pour le film de Gaspar Noé ?
La production du film m’a contacté il y a environ un an pour me demander les droits de synchronisation du morceau. J’ai accepté sans hésiter, au regard du parcours de cinéaste de Noé. Ils m’ont demandé plusieurs versions, notamment une version instrumentale. Au mois de mai, lorsque Climax a été présenté à Cannes, j’ai commencé à entendre monter la rumeur autour du film et du morceau. Après le festival, j’ai demandé à Gaspar Noé d’organiser une projection du film pour moi. Il l’a fait et je suis resté cloué : ce film est incroyable, un vrai voyage. J’ai découvert à ce moment-là que Gaspar avait choisi d’utiliser une version instrumentale de Supernature. L’impact dans le film est très fort. Par ailleurs, ça permet d’entendre autrement le morceau, de mieux percevoir la manière dont il se développe. Ça permet aussi de voir que la musique tient très bien la route toute seule, plus de quarante ans après la composition du morceau. Je peux le dire : je ne suis pas mécontent du truc (rires).
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