Le label Warp fête ses 10 ans de bons et cagneux services. Dix ans qui virent la fin de l’ère indie-rock et le glissement progressif vers le dance-floor, dont l’électronique s’évadera ensuite peu à peu pour devenir une référence mondiale en matière de recherche et de découvertes, d’Aphex Twin à Plone. Un label qui ressemble à sa ville : la fausse austère Sheffield, délurée du Nord de l’Angleterre qui fait plein de cochonneries avec le groove depuis plus de vingt ans.
Garder à l’esprit ce que « to warp » veut dire : voiler, gondoler, déformer. Ne jamais oublier ce détail en pénétrant à Sheffield, berceau du label Warp depuis dix ans et de l’industrie métallurgique anglaise depuis un siècle. Par le nord-ouest, la ville n’est ainsi qu’un sombre amas de vieilles usines éventrées, plus bonnes à rien, lâchement abandonnées et réduites au silence. Le poumon d’acier, l’une des plus grandes fiertés du Nord de l’Angleterre jusqu’au début des années 80, a chopé le cancer du libéralisme et de la mutation industrielle. Ici, le fer est progressivement devenu l’enfer, les soustractions humaines à répétition ont fini par déchirer le tissu social et par mettre en pièces le tissu urbain. La ville n’est plus qu’une guenille crasseuse.
« Crushed by the wheels of industry » (« écrasé par les roues de l’industrie » ), martelait il y a presque vingt ans déjà le duo electro gaucho Heaven 17, enfants de ce pays en ruine. Depuis, les choses sont allées de mal en pis. Les architectes sont en prison pour crimes contre l’humanité, les ouvriers au chômage, entassés dans une forêt d’habitations naines et clonées à l’infini qui jonchent en rangs serrés les collines autour de la ville. Les corons, à côté, c’est Miami Beach. Le ciel forcément bas et poudreux menace de vous tomber sur la nuque, le paysage de briques et de rouille, de suie et d’oxyde de carbone ne vous souhaite pas la bienvenue. La tôle arrachée et le béton en cube fusillent le paysage.
Quel paysage, au fait ? Il y a autant de charme urbain à Sheffield qu’il y a de Burt Bacharach en Aphex Twin. L’office du tourisme a fait faillite, les marchands de souvenirs ont été forcés à l’exil, personne n’échoue ici par plaisir.
Il y a seulement deux raisons valables de se rendre à Sheffield : avoir une irrémédiable envie de se pendre ou bien rendre visite aux gens de Warp, qui fêtent 10 ans d’électronique florissante dans la ville du métal en fusion. C’est d’ailleurs l’une des dernières occasions de surprendre à domicile Rob Mitchell et Steve Beckett, les deux fondateurs de Warp : à partir du mois prochain, les bureaux du label seront définitivement transférés à Londres. Sheffield, encore une fois, verra ses meilleurs cerveaux prendre la fuite. Ce qui constituait l’une des rares réussites provinciales dans l’industrie du disque britannique cédera à son tour au pragmatisme de la centralisation.
Pendant dix ans, Warp Records a démontré la force de son caractère et la profondeur de son identité en balayant d’un revers d’éthique tout accord ou association avec une multinationale. Ce rapprochement géographique vers le coeur du business ne signifie pas l’abandon de ses farouches préceptes d’indépendance qui l’ont maintenu en vie jusqu’ici. « Nous passions déjà la moitié de notre temps à Londres, soupire Rob Mitchell. Ce déménagement n’est qu’une formalité à laquelle il ne faut pas accorder une trop grande portée symbolique. C’est vrai qu’on souhaitait marquer le coup, franchir une étape, mais il n’y a pas de manoeuvre secrète derrière tout ça. La chose dont je suis le plus fier à propos de ces dix premières années du label, c’est justement d’avoir su résister aux sirènes des grosses maisons de disques lorsqu’elles nous tendaient des ponts d’or. Ce n’est donc pas aujourd’hui que les choses vont changer. Et puis d’ici quelques années nous n’existerons plus que sur Internet, alors Londres, Sheffield, quelle importance… »
Pourtant, à l’origine, Warp est né de cette bataille à distance qui opposait dans des tranchées en forme de sillons de vinyle le Nord au Sud de l’Angleterre. En 1987, quand ils n’étaient encore que les tenanciers de la boutique de disques indie FON Records, dans le coeur de Sheffield, Rob et Steve figuraient au premier rang de ceux qui reçurent de plein fouet les maxis house ou techno en provenance de Detroit et Chicago.
Londres n’avait encore rien vu venir quand eux préparaient déjà en sourdine la révolution future, dispersant les précieuses galettes auprès des musiciens locaux, avec les conséquences immédiates que l’on sait. Le temps a passé, Warp est devenu l’un des labels techno les plus connus et respectés à travers le monde, mais c’est encore cette fierté de Nordiste qui gouverne les actes et détermine les choix. Par exemple, derrière la double compilation récemment élaborée de tous les titres house originels qui les ont influencés et ont provoqué l’envie de créer le label, du fantastique Voodoo ray de A Guy Called Gerald aux séminaux Acid tracks de Phuture, les gens de Warp veulent encore et toujours montrer quelle fut leur avance sur les malentendants du Sud : « Cette musique, c’est celle qu’on écoutait en provenance des Etats-Unis et celle que les gens du coin ont commencé à faire dans la foulée, justement inspirés par Chicago et Detroit. Elle symbolise les bases de notre attitude, notre noyau dur, et on y reste profondément attachés. Dans les milieux dance de Londres, à l’époque, il n’y avait que les « rare grooves » d’obscures disques de soul qui comptaient, mais il en reste quoi, exactement, aujourd’hui ? »
Rob Mitchell voit dans les origines de Warp la fin de l’ère indie-rock et le glissement progressif vers le dance-floor : « C’était l’époque de l’ultime album des Smiths, le début de la fin pour le grand distributeur indépendant Rough Trade, on sentait qu’on était à la croisée des chemins et que la musique électronique ouvrirait de nouveaux horizons. » Bingo ! En 1989, Warp entame sa campagne et publie en rafale cinq maxis qui sont la réponse du berger anglais à la bergère yankee. Le Track with no name de Forgemasters (les « maîtres forgerons », tiens tiens) et son gimmick electro orgasmique fera office de pierre inaugurale, sur laquelle s’empileront ensuite les premiers manifestes de Nightmares On Wax, LFO ou DJ Mink, en attendant une ribambelle d’autres. L’énigmatique Sweet Exorcist (dont le Testone perclus de ces bleeps électroniques qui feront la réputation de Warp à ses débuts est la troisième référence du label) fait figure de trait d’union avec l’histoire de la musique à Sheffield. Derrière ce nom se cache en effet Richard H. Kirk, éminence grise de Cabaret Voltaire depuis la fin des années 70.
Car l’électronique ici n’est pas née de la dernière pluie acid. Il y a quinze ou vingt ans, on outillait déjà dans les sous-sols de Sheffield ce qui pourrait bien constituer, sinon la préhistoire, au moins le Moyen Age de la techno : Cabaret Voltaire, mais aussi Human League, Clock DVA, Hula, Chakk, des groupes glaciers cultivant une raideur post-Kraftwerk à coups de règle en fer et de blizzard synthétique, tous ont émergé comme des champignons atomiques parmi le fracas des usines de Sheffield. « L’environnement industriel a joué un rôle déterminant dans la musique faite ici, analyse Rob Mitchell. Il n’y a jamais eu que deux grosses tendances musicales à Sheffield : d’un côté des groupes de heavy-metal du genre Def Leppard et Saxon, de l’autre des groupes à dominante indus et électronique. Les uns comme les autres sont une émanation du climat sonore qui domine la cité. Il n’y a pas si longtemps, il y avait encore des dizaines d’usines et d’entreprises métallurgiques qui tournaient en permanence en plein centre-ville. Le bruit des machines faisait partie du quotidien de chaque habitant. L’endroit où Cabaret Voltaire a enregistré la plupart de ses albums était cerné par les usines, Richard m’a souvent dit que ça avait eu plus d’influence sur lui que n’importe quel musicien. » Il suffit d’entendre Clonk de Sweet Exorcist et ses percussions métalliques pour comprendre que Warp a, au départ, repris à son compte cet héritage local.
Les premières années du label portent ainsi les stigmates de ce traumatisme industriel recyclé en usine à faire danser. Les bips et les bleeps, le beat concassé du fer sur la tôle, les infrabasses militaires et l’épure technologique font figure de marque de fabrique des premières productions de Warp. L’album Frequencies de LFO, premier grand succès commercial et véritable manifeste hédoniste du début des nineties, finira de décanter l’image et d’élargir le compte bancaire du label.
Très tôt, la finesse d’esprit de Warp, outre un évident flair musical qui ramène dans ses filets quelques-uns des futurs gros poissons de la dance anglaise, lui permet d’anticiper d’une longueur les fluctuations d’un genre, la house, où la girouette fait pourtant figure de mascotte. Avec les compilations Artificial intelligence, Warp est, dès 92, parmi les pionniers qui entrevoient un à-côté au dance-floor et conçoivent les ferments d’une techno domestique et cérébrale, plus mystérieuse et approfondie que les machines à danser ordinaires, avec Brian Eno et ses ambient works pour modèles.
Le revers de cette médaille, c’est une taxation au prix fort de label intello et élitiste qui poursuit un temps Warp et lui colle au dos la détestable étiquette intelligent techno, posture snobinarde qui sous-entend que la techno des clubs est conne comme ses pieds. « Quand ce terme intelligent techno est apparu, j’étais littéralement horrifié. Le but des compilations Artificial intelligence, c’était juste de montrer que la musique électronique n’était pas qu’une histoire de programmation de machines qui jouent en pilotage automatique. Les gens n’ont retenu que le mot intelligent alors qu’il s’agissait simplement de prouver aux sceptiques qu’électronique et sentiments humains pouvaient aller de pair. Peut-être aurions-nous dû ajouter un point d’interrogation derrière Artificial intelligence. »
Au départ, tous les maxis siglés Warp paraissent enveloppés dans une pochette uniformément mauve qui devient l’emblème du label. Le fameux purple de Warp, qui est à la métaphysique techno ce que le bleu d’Yves Klein est à celle de la peinture, ne tardera pas néanmoins à s’estomper à mesure que les artistes voudront imprimer leur marque personnelle et s’affranchir des codes imposés du label. Une volonté d’identification individuelle aux dépens des uniformes collectifs qui correspond bien à la philosophie que veulent promouvoir Mitchell et Beckett, une fois la première étape franchie : « Nous nous étions fixé pour objectif de départ de publier cinq maxis fracassants, il n’y avait pas d’autre plan tracé à l’avance. Nous avions remarqué dans la boutique que la plupart des labels dance sortaient un maxi fantastique, un second plutôt bien et des suivants de moins en moins bons. Notre second objectif a été ensuite de faire émerger de vrais artistes et de leur apporter tout le confort nécessaire pour qu’ils puissent exprimer à fond leur créativité. »
La palette musicale de Warp ne cessera dès lors d’élargir sa surface au point de ressembler à une vaste mappemonde où toutes les enclaves possibles et imaginables de la musique électronique possèdent leur ambassade. Du minimalisme de Black Dog qui donnera naissance au maximalisme de Plaid, des stratégies obliques d’Autechre à la folie débordante de Squarepusher, des climats inquiets de Boards Of Canada jusqu’à la pop épanouie de Broadcast, du coup de grisou Red Snapper aux airs nostalgiques de Plone, on trouve désormais de tout chez Warp.
Responsable des premières pochettes mauves et d’un nombre conséquent d’habillages pour des maxis, albums, affiches et flyers Warp, le patron de The Designers Republic, Ian Anderson, confirme la stratégie par paliers élaborée de concert avec ses amis au tout début du label : « J’ai démarré quelques années avant eux et lorsqu’ils sont venus me voir, j’ai tout de suite compris que leur projet impliquait une double problématique. Il fallait à la fois développer une image forte de label et permettre à des artistes de se composer un univers personnel à l’intérieur de cette coquille. »
Installé à Sheffield, face à un incroyable bâtiment en forme de figues de métal, qui n’est autre que le Centre national de la musique populaire en gros une espèce de mini-Disneyland du rock , The Designers Republic possède désormais un fichier clients parmi les plus prestigieux de la planète. Dans le seul secteur du disque, ils ont réalisé les épatantes pochettes de Supergrass, les collages situationnistes de Campag Velocet, la formidable charte graphique des Allemands de Funkstörung ou encore l’étrange dessin inanimé pour le His’n hers des stars locales, Pulp. Pour les 10 ans de Warp, les cerveaux créatifs de The Designers Republic ont bouillonné autour d’un axe de réflexion unique : « Nous avons imaginé que la ville de Sheffield était traversée par une épidémie de mauve. Comme il n’était pas envisageable de repeindre les immeubles, nous avons introduit des formes mauves sur des montages d’images de buildings prises dans la ville. »
Dans le loft aux proportions modestes qui abrite encore pour quelques semaines les activités de Warp, même les écrans de veille des ordinateurs sont traversés par un ballet de formes géométriques mauves. Mais dès l’entrée, le regard est littéralement happé par un intrus assis derrière un bureau, les bras levés au ciel et le sourire atrocement figé. Il s’agit d’un mannequin portant un masque en latex d’Aphex Twin, un de ceux qui ont survécu à la terrifiante vidéo de Come to daddy. Un guignol de l’infâme. Richard D. James, alias Aphex Twin, l’une des rares superstars de la techno, à la fois l’emblème maléfique de Warp et celui de sa réussite, a récemment annoncé les délais de livraison de son prochain album : pas avant cinq ans ! Pour Rob Mitchell, le temps n’a désormais plus d’importance et un label comme Warp peut s’offrir le luxe de laisser ses artistes prendre d’extravagantes libertés avec le calendrier. « J’aimerais que l’on continue encore dix ans et plus dans le même esprit, que tous les artistes du catalogue continuent d’enregistrer encore pour nous dans dix ans. Ils auront 40 ou 50 ans, mais peu importe. Nous ne sommes pas dans le marché de la pop, où les idoles se flétrissent à grande vitesse. »
Le mois prochain, au terme d’une série de soirées programmées partout dans le monde pour en finir avec la célébration de son 10ème anniversaire, Warp déménagera dans ses nouveaux bureaux londoniens. L’an 2000 et une nouvelle vie pourront alors commencer.
Christophe Conte
Trois compilations Classics, Remixes et Influences et de nombreuses rééditions sont distribuées par Source. Lire critique p. 55.
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