En 1980, Jean-Pierre Turmel sortait sur son label Sordide Sentimental l’inestimable Atmosphere de Joy Division. Mémoires vives.
« L’une de mes motivations à créer mon label Sordide Sentimental était ma conviction de l’incapacité de la presse rock de cette époque à aborder les nouveaux courants musicaux : très grande étroitesse d’esprit, inculture affligeante et incapacité pathologique à considérer la critique musicale ou l’interview en tant que branche de la littérature. Heureusement, il y avait quelques individualités pour relever le lot : Philippe Garnier, Jacky Berroyer et Yves Adrien, Alain Dister antérieurement pour l’époque psychédélique et Bruno Letrividic pour le rock des années 50… Il n’était donc guère étonnant que la presse de cette époque se trouve être dans l’incapacité d’appréhender convenablement Joy Division. Après le décès de Ian Curtis, une brève fut publiée dans Rock & Folk (non signée bien sûr, mais j’ai pu savoir qui la rédigea et ce triste individu peut être assuré de ma haine indéfectible), brève qui disait à peu près ceci (de mémoire) : « La meilleure chose qu’ait fait récemment Joy Division fut le suicide de son chanteur ». Ma rencontre avec lui remontait à leur concert aux Bains-Douches. C’est à ce moment qu’il m’a remis le master pour le single et que nous lui avons montré le tableau de Jean-François Jamoul inspiré des peintres romantiques allemands, destiné à la couverture. Il confirma toutes les idées que j’avais eues à l’écoute de leurs disques. Il était extrêmement pâle, les yeux brillants, timide. Profondément angoissé, très différent des autres membres de Joy Division, ça se voyait d’emblée. C’est Genesis P. Orridge, alors avec Throbbing Gristle, qui avait montré à Ian Curtis le single qu’il venait de faire avec Sordide Sentimental et selon ses dires, le chanteur de Joy Division s’était montré immédiatement enthousiasmé par l’objet. Très peu de temps après, je reçus Unknown pleasures envoyé par Rob Gretton, le manager du groupe, mais j’étais en contact avec Factory Records depuis leurs débuts. Leur boss Tony Wilson me confirma voici quelques années que j’avais été le premier « indépendant » à les contacter, notre intérêt commun (en plus de la musique) pour les situationnistes ne pouvait que nous rapprocher. Je proposai donc au groupe de faire un disque avec Sordide Sentimental, en leur expliquant les grandes lignes du texte sur les romantiques allemands que je préparais. A cette phase du projet, je n’ai toujours été en contact qu’avec Rob Gretton, mais je suppose que Ian Curtis devait lire mes lettres : lui seul était intéressé par les thèmes que j’abordais, les autres me trouvaient pour le moins délirant. La réaction de la presse britannique à la sortie de l’objet fut un mélange de dépit envieux et de dérision. Le ton changea à la mort de Ian Curtis, il était dès lors (de façon évidente cette fois, et non sous-jacente) un héros romantique. Sur scène, il avait le regard fixé vers une ligne d’horizon imaginaire, lumière d’une aveuglante blancheur. Mais ombres également, mouvements saccadés d’un corps prisonnier d’un invisible carcan… Genesis P. Orridge affirme que j’ai complètement changé l’orientation de Joy Division et que cela explique en grande partie Closer. C’est flatteur, mais je pense qu’au mieux, je n’ai fait qu’accélérer un peu une évolution qui de toute façon se serait produite. »
Propos recueillis par Stéphane Lucido
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