Laboratoire ludique, où les savants fous portent des nez rouges, le label Ninja Tune est en Angleterre l’une des plus passionnantes plaques tournantes du groove affranchi. Avec Jonathan More, ancien Coldcut et contremaître à la culture grand-angle, visite d’une écurie en mouvement, obsédée par les sons et les sens, où l’anticonformisme évitera toujours la sclérose.
Ca ne s’invente pas : « Le premier disque que j’ai acheté était un album pour enfants intitulé Sparky et le piano magique« , se souvient Jonathan More, moitié de Coldcut et fondateur avec son compère Matt Black du florissant label Ninja Tune. « Dans ce conte, une amitié naissait entre un piano extraordinaire et un gamin : le piano jouait à sa place et l’enfant était acclamé pour des dons qu’il n’avait pas. Jusqu’au jour où, juste avant un concert devant des milliers de personnes, le piano lui déclara qu’il ne jouerait pas. » Etonnant de constater à quel point ce récit prémonitoire résume à la perfection la crainte majeure de tous les artistes Ninja : la domination de la machine sur l’homme. La philosophie du label en découle : encourager l’interactivité entre la créativité humaine et la technologie afin de conjurer un futur dans lequel le genre humain serait devenu obsolète. Cette obsession remonte à plus de dix ans, lorsque Matt Black était encore programmeur informatique et Jonathan More professeur d’art, DJ et vendeur occasionnel chez Reckless Records. C’est dans ce magasin de disques londonien que le duo sympathise et sort, un an après, son fameux premier maxi, Beats & pieces, bricolé dans un coin et sorti, ad hoc, dans la confidentialité. Ce qui ne l’empêche pas d’être aujourd’hui entré au musée, considéré comme le premier titre britannique entièrement basé sur des extraits d’autres disques. Presque dix ans après, l’à-propos de ce tour de force est parfaitement sidérant : il ne détonnerait sur aucune de ces compilations « trip-hop » ou « abstract hip-hop » vendues en cassettes sur les autoroutes de l’été. « Pour ce mix de sept minutes, nous avons utilisé une soixantaine de disques différents. Nous avons été influencés par les DJ’s pionniers new-yorkais Grandmaster Flash et Double D & Steinski. Beats & pieces a été construit sur un 4-pistes avec plusieurs platines en déployant toutes les techniques du DJ : loops, scratches… A l’époque, toute la dance était importée et nous redoutions de rencontrer des problèmes de droits en raison des nombreux samples qu’il contenait. C’est pourquoi nous avons inventé un artiste fictif, Coldcut, en le faisant passer pour un DJ américain. Nous avions pensé à tout : même la pochette, noire et sans notes, rappelait l’anonymat des meilleurs imports américains. Nous avons écoulé cinq cents exemplaires à la sauvette, à l’arrière d’une camionnette. » Fort du succès inespéré en clubs de la face B du maxi, Funky drummer, Coldcut fonde en licence chez Big Life son propre label au nom prophétique : Ahead Of Our Time (En avance sur notre temps). Et en avance, le duo le sera, témoin actif de la naissance de l’acid-house, animant de nombreuses soirées et lançant, sous le pseudonyme Plastic Population, les carrières de Yazz (Doctor in the house) et de Lisa Stansfield (People hold on) à la fin des eighties. Coldcut signe aussi des remixes acclamés de James Brown et Eric B & Rakim (Paid in full), avant de rencontrer de gros problèmes avec sa maison de disques. « Nous ne voulions nous faire piéger ni par les majors ni par une image de ringards ayant eu leur heure dans les années 80. La seule solution pour ne pas être rayés de la carte était de se réinventer. L’arnaque subie chez Big Life nous avait servi de leçon. Ninja Tune représentait vraiment pour nous un acte de résistance face à l’industrie. Au Japon, nous avons vu une émission sur les Ninja. Nous avons réalisé que c’était davantage des rois de la mise en scène que des guerriers, rien d’autre que des comédiens sur la route, présentant leurs tours de passe-passe de ville en ville et fascinant le public en disparaissant comme par enchantement, à l’aide de miroirs et de portes dérobées. Il nous est apparu que les Ninja étaient surtout de grands artistes non violents, maîtres de l’illusion et du divertissement. Nous avons pensé que ça se rapprochait de notre état d’esprit. » Ninja Tune commence par se faire connaître avec une série d’albums de breakbeats, sous le nom de DJ Food, véritables outils pour les DJ’s. « DJ Food signifiait nourriture pour DJ car ces derniers, à commencer par nous, manquaient cruellement de matériel à l’époque : les bons disques sur lesquels nous pouvions dénicher d’excellents breaks et beats se faisaient rares et chers. Quant à trouver deux exemplaires du même disque indispensable pour un DJ , c’était la croix et la bannière. » Sans s’en douter, Ninja Tune fertilise ainsi toute la scène abstract hip-hop encore balbutiante, qui connaîtra le succès que l’on sait quelques années plus tard avec des ambassadeurs aussi divers que Portishead ou Earthling. « Notre identité s’est affirmée avec l’intégration dans l’équipe de nouveaux acteurs tels que Patrick Carpenter et Paul Brooke. Lors de la préparation du sixième volume de cette série de breakbeats l’an dernier, nous avons réalisé que nous avions non seulement dépassé le stade de simple outil depuis longtemps, mais que nous risquions aussi de nous enfermer dans un ghetto. Nous avons donc changé clairement de direction avec l’album Recipe for disaster.«
Rivalisant de créativité avec les nouveaux labels tels que Mo’Wax, Clear, Pork, Warp, Pussy Foot ou Wall Of Sound, Ninja Tune est devenu en cinq ans un espace de liberté incomparable, chaque livraison faisant preuve d’un anticonformisme foisonnant. Là où d’autres s’appliquent à cultiver les climats sombres et délétères, les malins artistes Ninja privilégient le groove et les clins d’oeil ludiques. Incurables obsédés de musiques hip-hop, jazz et funk sont à l’honneur mais aucun genre ni aucun son n’est a priori dédaigné , ils assimilent, transfigurent puis régurgitent toutes leurs références avec une précision et une fluidité incomparables. Obstinément personnelles, leurs compositions instrumentales sont surtout d’irrésistibles excursions impressionnistes entre farces enfantines et états d’âme fiévreux. « L’esprit de famille, élément essentiel aujourd’hui à tout label soucieux de cohérence et de qualité, est très fort chez Ninja Tune. Nos critères de signature ne sont pas rigides, mais les constantes sont le sens du funk, une attitude hip-hop et une mentalité de DJ. La musique n’est pas le seul élément déterminant du choix : nous prenons également en compte la personnalité des artistes, leurs racines, leur démarche et leurs souhaits. Les groupes sont heureux chez nous, car ils n’ont pas affaire au cynisme ordinaire de l’industrie. Ils sont très libres et nous nous efforçons de les payer décemment, ce qui n’est pas souvent le cas chez les indépendants. »
Ce refus forcené du compromis n’a pas empêché Ninja Tune de devenir un empire brassant une somme d’activités impressionnante : hormis le label, il comporte une branche audiovisuelle (Hex), une soirée hebdomadaire très courue au Blue Note, un mix radio chaque samedi sur la radio londonienne Kiss FM (dont fut tiré l’éblouissant album Journey by DJ l’an dernier), un site sur Internet, sept CD-Roms permettant de jouer au petit DJ, des animations multimédias au musée d’Art moderne de Glasgow… Impossible dès lors de cerner véritablement cette curieuse brochette de visionnaires assoiffés de nouvelles sonorités, d’obsédés de beats, de magiciens de studios, de théoriciens culturels et de fêlés de technologies d’avant-garde que rien ne semble pouvoir arrêter. La philosophie de Rob Pepperell, collaborateur de Matt Black au sein d’Hex, développée dans un essai intitulé The Post-human condition, semble partagée par toute la famille. Selon lui, à mesure que les ordinateurs s’humanisent, deviennent plus accessibles et plus faciles à utiliser, les humains se familiarisent avec les machines, deviennent plus réceptifs à leurs sons et à leurs textures. Si l’écurie Ninja entend exploiter cet apport sonore, ce n’est pas une raison pour laisser les ordinateurs faire tout le travail. L’élément humain, la créativité et la spontanéité sont amoureusement préservés, grâce à un travail souvent long et fastidieux mais nécessaire. « J’aimerais pouvoir passer moins de temps sur les ordinateurs et jouer plus », se lamente Jonathan More. « Face à cette frustration, nous prenons le parti d’en rire. » Pas étonnant que l’humour demeure l’arme la plus affûtée des tordus Ninja. Avec ce regard optimiste, les instruments d’asservissement que menacent de devenir l’informatique et le multimédia se transforment en facteurs de libération. C’est le grand dessein futuriste de la tribu. « Nous pourrions vendre directement sur Internet nos disques au public. Les gens écouteraient tranquillement les albums chez eux, ils les achèteraient sur le réseau, ils imprimeraient les pochettes en rapatriant le graphisme sur leur ordinateur et ils pourraient même se faire leurs propres CD-Roms. Comparé à la perte d’énergie actuelle en paperasse absurde, en intermédiaires et au gâchis de stocks, ce serait vraiment idéal. »
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