[Archive de 1996 : Après le mort de Martin Phillipps, leader de The Chills, retour en 1996, le temps d’un reportage en terres néo-zélandaises où une poignée de groupes ont formé une scène indie luxuriante.]
C’était, depuis longtemps, l’un des fantasmes les plus invérifiables de l’histoire du rock : comment là-bas, dans le bout du monde néo-zélandais, une scène luxuriante, insolemment personnelle et farouchement autarcique, avait-elle pu se développer. Alors que son label Flying Nun fêtait en grande pompe quinze années de services rendus à la nation, voyage stupéfiant à Dunedin, petit bout d’Écosse perdu dans le Pacifique et maison mère de toutes les brillantes agitations locales. Ou comment est né, sous l’impulsion de quelques âmes généreuses, un rock apatride et glorieux.
Son nom est The Angel, et on le croise sur le bord des routes de l’île du Sud, à bord de sa camionnette, traquant d’hypothétiques autostoppeurs. C’est sa mission, et il l’a acceptée. Depuis la mort de sa femme dans un accident de la route, il ramasse les touristes et les amène à bon port, n’exigeant d’eux qu’un service en retour : les photographier au Polaroïd pour les afficher sur les murs de son véhicule, sur son petit Wall Of Fame à lui. Partout ailleurs, cet homme passerait pour un pervers, dangereux suspect. Mais en Nouvelle-Zélande, The Angel n’est jamais inquiété par la police. Après tout, quoi de plus normal qu’un ange au paradis ?
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“Il n’y a que des Ecossais en Nouvelle-Zélande”, écrivait Mark Twain en 1895. “Ils étaient partis chercher le paradis et se sont installés ici, certains d’être parvenus à destination.” Quand ils débarquent en 1848, les trois cents pionniers des vaisseaux John Wickliffe et Philip Laing n’ont qu’une idée en tête : recréer dans ce paradis terrestre leur Ecosse fraîchement quittée. Avec une devise sexy en diable « Piété, rigueur, travail » , ils s’attellent à la construction de Dunedin, “Le paradis sur la colline”, nom celte d’Edimbourg. Malgré une géographie récalcitrante, ils calquent le plan de leur ville sur celle du pays : cocasse de trouver ici, sur les rives du Pacifique, les mêmes avenues et les mêmes rues, sur lesquelles sont apposées les mêmes plaques.
Plus proche de l’Écosse que de l’Australie
Dunedin, perle du Sud, comme l’écrivait le poète Thomas Brachen ,par ailleurs auteur de l’épique hymne national God Defend New Zealand, remix approximatif du God Save the Queen anglais un soir où il avait dû picoler plus que de raison : “Va, voyageur, te goinfrer de Venise et de Rome/Des piliers majestiques de Saint-Marc et du dôme de Saint-Pierre/Tout cela est peut-être grandiose/Mais donnez-moi plutôt Dunedin et sa baie.” Une perle du Sud qui, de 1850 à 1880, vivra son premier âge d’or, champignon poussé sur la fièvre de l’or, dont quelques séquelles, villes fantômes, puits écroulés hantent encore l’arrière-pays. C’est à cette époque qu’ouvre l’Empire Tavern, bouge sombre et chaleureux, chargé d’accueillir les bals. Cent cinquante ans après, on y fait toujours de la musique tendance plus punk que plouc. Un vrai pub à la britannique, comme toute la rue qui l’abrite.
Il y a, dans cette vénération pieuse de la mère patrie qui a foutu tout ce beau monde dehors avec coup de pied au cul et prière de ne pas y revenir, un évident besoin de rachat. En devenant plus anglais que l’Angleterre, plus royalistes que la reine Victoria, ces exclus, forçats, putains, fans de Jacky Jayet ont tout tenté, même l’impensable, pour se racheter une conduite. Cent cinquante années plus tard, il est plus facile de trouver le maillot de foot importé du Celtic de Glasgow dans les magasins de sport que celui, autrement plus local et prestigieux, des All Blacks. Ainsi, à Dunedin, trouve-t-on plus d’orchestres de cornemuses que dans toute l’Ecosse. “La première fois que je suis allé à Edimbourg, se souvient Roger Shepherd, fondateur du label Flying Nun, je n’étais pas du tout dépaysé. Non seulement le paysage et les villes étaient les mêmes, mais les gens m’étaient très proches. Sans doute parce que nos racines sont les mêmes. C’est sans doute un peu idiot, mais j’ai plus de sympathie pour un label comme Postcard, basé à Glasgow, que pour ses équivalents londoniens. Je me sens plus proche de l’Ecosse que de notre voisine l’Australie.”
Dunedin, ce morceau d’Ecosse largué dans le Pacifique, ville écossaise jusqu’au nauséeux, jusqu’à la caricature, vénère bigotement le culte de la terre mère. Comme San Francisco, Dunedin n’est pas une ville où on naît mais une ville où on échoue, miraculeuse oasis d’arts et de cultures sur la falaise du monde. Au sud, plus rien, juste les glaces de l’Antarctique. Déjà servie en paysages dramatiques, la Nouvelle-Zélande prend ici de furieuses allures de bout du monde, de fin de terre, plus encore que notre Finistère. Alors qu’à Auckland on pratique toute l’année les fameux trois B “barbecue, beach, boating”, Dunedin a du pot quand le temps permet l’une de ces trois activités. Pour le surf sur le Pacifique, on portera une armure : sur les plages de St-Clair, les requins blancs attaquent volontiers les téméraires, déjà pas gâtés par le froid glacial des vagues. Paysage à la fois luxuriant et désolé, intimidant jusqu’au malaise.
“Les disques de Joy Division avaient mis tellement de temps à arriver jusqu’ici que Ian Curtis était mort avant même qu’on l’entende pour la première fois.” – Graeme Downes, leader de The Verlaines
“Il suffit de quitter les villes pour se retrouver dans les montagnes ou le bush, pour être secoué par le paysage, très sombre et désolé, avance timidement Martin Phillipps, le chanteur des Chills. Ce n’est pas Hawaï… La musique est fatalement affectée par le paysage. La chance de la Nouvelle-Zélande, c’est qu’elle a été jusqu’alors épargnée par les ravages écologiques. Mais ce n’est plus le paradis sur terre : la négligence, l’alcool et la violence ont fait beaucoup de dégâts. Il y a un côté noir que les brochures touristiques oublient de montrer, une démence née de l’isolement. Pourtant, je trouve que c’est un avantage d’être séparés du reste du monde : ça nous permet d’être critiques, vigilants. Les Néo-Zélandais lisent plus de journaux que toute autre population et les informations télévisées sont plus regardées qu’Alerte à Malibu. Il y a un besoin de savoir, de comprendre.”
“Il existe ici un sentiment d’abandon, comme si le reste du monde nous avait oubliés sur notre île, nous avait laissés y grandir seuls, confirme Graeme Downes, le terriblement mélancolique leader des Verlaines. Surtout ici, à Dunedin. Avant Internet, nous avions vraiment l’impression d’être coupés du reste de l’humanité, même du reste de la Nouvelle-Zélande. Les disques de Joy Division avaient mis tellement de temps à arriver jusqu’ici que Ian Curtis était mort avant même qu’on l’entende pour la première fois. Pas moyen de suivre les modes : nous avons donc inventé nos propres règles, notre propre son, notre propre culture. On était frustrés mais pas malheureux. Tout était à faire car, jusqu’alors, aucun groupe d’ici n’avait idée qu’on pouvait composer soi-même des chansons. Nous sommes la première génération à avoir dit non aux reprises systématiques des chansons anglaises ou américaines.”
Dunedin’s teenage idols
A Dunedin, pour le rock, il a fallu attendre 1958 et l’Orphans Club Hall, dancing archi-plouc où venaient tanguer les marines américains en escale. C’est là qu’on recense les premiers groupes de rock de la ville : les Razzle-Dazzle Boys ou les Typhoons, décrits alors comme les « Dunedin’s teenage idols ». Il faudra attendre le milieu des années 60 pour qu’une scène copieuse des Anglais et des Américains commence à investir les soirées données à l’Agricultural Hall ou à la mairie de Dunedin. Et encore, à reculons, Joe Brown, le sinistre propriétaire des lieux, ayant fait passer dans la presse locale des petites annonces prévenant : “Pas d’emmerdeurs à la mairie”. Sous haute influence anglaise, Dunedin s’offre alors son mini-Carnaby Street, limité au premier véritable night-club de la ville, le Sunset Strip, et à un restaurant-dancing infréquentable, le Beau Monde, où une femme ne pouvait être vue sans compromettre salement sa réputation. Enfin un peu de vie à Dunedin, avec bagarres réglementaires, Américains ivres et descentes de police. “Les groupes jouaient tous les mêmes chansons. A l’époque, personne n’avait de scrupules à ne faire que des reprises. Plus le groupe anglais qu’on pillait était obscur, plus on passait pour un héros”, se souvient Michael Findlay, conservateur du musée des Pionniers.
Une jolie partouze musicale dont certains, pourtant, finiront par se dégoûter vers la fin des sixties : c’est la première scission dans la scène locale. Les Thierry Le Luron de la guitare importée restent faire les nouilles au Sunset Strip. Les plus courageux s’emparent du Cellar, un club où l’on vient écouter, plus que danser, la musique et où, à la stupeur générale, des groupes comme Lutha osent jouer leurs propres chansons et même composer sur le sujet : “But I can write songs okays”, chante alors Mother Goose. Car entre-temps, le rock est devenu la propriété privée de la puissante université locale, la chasse gardée des cafés estudiantins : Cook, Gradens ou Oriental. “Dans les années 70, explique Michael Findlay, le rock d’ici a commencé à refuser son côté éphémère et sans conséquences. Les gens ont commencé à y réfléchir en profondeur, à se pencher sur le songwriting, à mélanger la musique avec d’autres formes d’art : le cinéma, le théâtre.”
Plus punk que plouc
En ville, un homme sert de tuteur à cette agitation. Roy Colbert, dans les articles enflammés qu’il écrit pour la presse locale, défend avec une (mauvaise) foi salutaire les disques du Velvet Underground, de Can ou d’obscurs groupes psychédéliques américains. A sa manière, pas du tout poseuse, Dunedin invente, en même temps que Londres et New York, son punk-rock. “Les musiciens locaux ont vite pigé qu’il n’y avait plus besoin d’être bon et d’avoir répété pendant deux ans pour se lancer. Ça n’avait rien à voir avec la musique des Sex Pistols, dont tout le monde se fichait un peu.” Le premier groupe franchement punk, The Enemy, laissera ici des marques profondes. Son chanteur s’appelle Chris Knox, un maboul descendu de ses montagnes, d’un bled, Inercargill, dont la simple évocation provoque à Dunedin fous rires ou angoisses. C’est le déclic que tous, ici, attendent pour enfin oser tâter de l’instrument. Car The Enemy, incapable de tenir une guitare, manie la plume avec une dextérité saisissante. Une rencontre au sommet (du mont Cook ?) entre les Beatles et les Stooges : c’est là qu’il faut voir l’acte fondateur du son de Dunedin.
“Ici, tout a vraiment démarré grâce au groupe de Chris Knox, se souvient Roger Shepherd. Comme aucune nouveauté intéressante ne nous arrivait de l’étranger, nous avons créé notre scène de toutes pièces, avec les matériaux que nous avions à disposition. Il n’y avait rien à faire ici, nous avions tous beaucoup de temps libre. Alors on lisait, on écoutait des disques. Plutôt que de chercher la nouveauté à tout prix, on a privilégié l’originalité. Alors que les Australiens écoutent des choses très classiquement rock’n’roll, les Néo-Zélandais ont des goûts plus personnels, moins évidents. Surtout à Dunedin, où les groupes passaient leur vie à tenter de battre leurs copains au jeu de l’écriture de chansons. C’était vraiment une compétition très saine, qu’il fallait alimenter en écoutant le plus de disques possible.”
“J’ai créé ce label parce que mon groupe préféré de l’époque, The Enemy, alors devenu Toy Love, s’était fait avoir par une major-company australienne et était revenu, dépité, au pays. Je ne voulais pas voir ces groupes importants disparaître faute de maison de disques.” – Roger Shepherd, fondateur de Flying Nun Records
Pour ce fan de rock qui sévit, à Christchurch, derrière le comptoir du magasin de disques Records Factory, c’est le moment idéal. L’exemple anglais de Factory ou Rough Trade en tête, il monte Flying Nun avec deux bouts de ficelle et deux oreilles impeccables. Démarré comme tant de labels indépendants frustration, foi, passion -, sans autre ambition que de sortir ces satanés disques dont personne d’autre ne voulait, le label de Roger Shepherd sera propulsé par un étonnant coup du sort : sa deuxième sortie, le single Tally Ho! de The Clean, monte narguer l’establishment jusqu’au sommet des charts locaux. Exceptionnel pour un single distribué à la main, par les copains, les copains de copains. Pas de chance pour Roger Shepherd, amateur éclairé devenu, à son corps défendant, professionnel. Car contrairement à ses homologues anglais de Mute ou Creation, qui manient la raison autant que la passion, à la fois brillants dénicheurs et redoutables comptables, Roger Shepherd est un authentique amateur : zéro de moyenne à Sup de Co, mais dix sur dix dans nos hit-parades personnels. “Je sais qu’il y aurait, avec ce que les gens fument comme dope, beaucoup d’argent à faire ici avec le dub ou une certaine dance-music. Mais comme ça ne m’intéresse pas, je ne sors pas ces disques. J’ai créé ce label parce que mon groupe préféré de l’époque, The Enemy, alors devenu Toy Love, s’était fait avoir par une major-company australienne et était revenu, dépité, au pays. Je ne voulais pas voir ces groupes importants disparaître faute de maison de disques. Je n’ai eu qu’un talent : les laisser faire les disques que personne d’autre n’aurait acceptés.”
Le son de Dunedin
Les caisses rapidement pleines, le second single de The Clean, Boodle Boodle Boodle, squatte le Top 50 local pendant six mois, Shepherd sort en 82 un invraisemblable double maxi, Dunedin Double, qui regroupe les Chills, les Verlaines, les Sneaky Feelings et les Stones, quatre illustres inconnus qui publient là leurs premiers jets - une déclaration de foi qui établit une bonne fois pour toutes le désormais célèbre “son de Dunedin”. Boisé, nerveux, sec, on appellera à la rescousse toutes les métaphores pour tenter d’élucider ce son mystérieux et pourtant simple, lumineux et pourtant mélancolique au possible. “Même si aucun groupe n’accepte cette étiquette ‘son de Dunedin’, ils ont des choses en commun : la prédominance des guitares, un son frais et brut, un mépris des modes importées”, avance le vénérable Roy Colbert. Une idée affinée par Roger Shepherd : “Nous n’avions alors aucun producteur à offrir aux groupes, il fallait se débrouiller avec les moyens du bord, souvent chez Chris Knox, qui possédait un magnétophone 4-pistes que tout le monde utilisait. Comme ils faisaient tout dans leur coin, ces groupes ont inévitablement inventé un son en marge de l’industrie classique.”
Comme tous les groupes que nous verrons ici, l’épreuve de la scène aura tendance à magnifier ou à rendre monstrueux les caractères, humeurs et tics déjà repérés sur disques. Tous, chez Flying Nun, s’accordent à reconnaître que la faiblesse des moyens ne conduit qu’à donner une image tronquée de la violence, de la précision ou de la folie dont ces groupes sont par ailleurs capables. Que ceux qui ne voyaient en Flying Nun qu’une forteresse militante du lo-fi, défendue par un Chris Knox hystérique, revoient leurs préjugés à la baisse : ici, on ne fait surtout pas chiche par snobisme. A Dunedin, on ne recense qu’un studio digne de ce nom, ce qui pourrait expliquer une certaine uniformité de couleur musicale, mais pas seulement, quand on sait que les Chills et les Verlaines ont par la suite enregistré à Londres, Los Angeles ou Auckland avec le même diable au corps.
“La vie, à Dunedin, est merveilleuse. Surtout grâce à l’alcool.” – Roy Colbert
Chacun a sa petite théorie sur les origines de ce fameux son de Dunedin. Pour Michael Findlay, ce doit être quelque chose dans l’eau. Pour beaucoup d’autres, ce serait dans le temps, capricieux et tragique. Pour beaucoup, ce son capricieux et capable de sacrées colères serait né de l’alcool mauvais, un sport national. “On boit beaucoup trop à Dunedin. Tout ce whisky… Ce doit être nos origines écossaises”, avance prudemment Graeme Downes, chanteur des Verlaines que l’on croisera régulièrement titubant. “Je n’ai jamais compris ce que les gens trouvent triste dans la musique de Dunedin, s’énerve Roy Colbert. Tout ça parce que nous avons tendance, ici, à porter du noir et à parler de façon monotone. La vie, à Dunedin, est merveilleuse. Surtout grâce à l’alcool.”
Graeme Humphreys, le bouillonnant leader des Able Tasmans, et par ailleurs DJ sur la meilleure radio d’Auckland, a une version moins idyllique des ravages locaux de l’alcool : “La Nouvelle-Zélande est le pays au monde où les 18-25 ans ont le plus de risque de se tuer au volant. A cause de l’alcool, principalement.” On vérifiera donc dans la rubrique “en direct du tribunal” du Otago Daily Times de Dunedin, histoire de constater l’ampleur des dégâts. Partout, les plus invraisemblables récits de soirées arrosées jusqu’à la catastrophe : ainsi cet étudiant de 19 ans condamné à une lourde peine pour sa cinquième arrestation en état d’ivresse et sans permis ; ainsi ces cambrioleurs adolescents arrêtés ivres morts dans un café où ils contaient leurs exploits ; ainsi ces cinq gamins de 14 ans virés de leur école pour avoir été découverts avec du cannabis et des alcools forts dans leur cartable.
Pour Graeme Downes, les racines du son de Dunedin seraient dans les champs, où poussent d’invraisemblables quantités de champignons hallucinogènes, responsables pour lui de ce psychédélisme assez rupestre. On partira donc à la recherche des fameux champs à champignons sur la péninsule d’Otago, la plus belle chose que le monde ait pu jusqu’alors nous montrer : un best of de nos paysages favoris d’Ecosse, des Causses, du Montana, d’Irlande… On quittera la civilisation à Mosgiel, bourgade rurale à quelques kilomètres de Dunedin, réputée pour ses importations massives de vaches européennes (race : Maine-Anjou), où ont grandi les Bats de Robert Scott. Il a composé là les 1 500 chansons qu’il a archivées, cassette par cassette, sur un mur de sa maison, avant de les offrir à ses multiples groupes : The Clean, The Bats ou Magick Heads.
A la recherche des champignons magiques
Il faudra passer ensuite par la plage couverte de phoques de Pilot Beach, par la falaise aux albatros de Taiaroa, par le château rigoureusement écossais de Larnach, par les rochers à pingouins de Penguin Bay et par une incongruité sublime : le village d’Aramoan, une quinzaine de maisons qui servent d’ongle à un doigt de plusieurs kilomètres de long mais quelques centaines de mètres de large qui s’avancent dans la baie, couvert d’une luxuriante forêt. Un paysage de rêve qui vira au cauchemar il y a quelques années, quand l’un des habitants du hameau, qui n’avait jamais, de sa vie, quitté les lieux, décida de tuer au fusil ses douze concitoyens.
Au bout de quelques kilomètres de vertigineuses montées et descentes sur des chemins de pierres, les champs, à perte de vue, semblent avoir été totalement oubliés des hommes. On est à cinq kilomètres de Dunedin et, pourtant, la nature a ici repris ses droits, violemment, sans compromis avec l’intrus. Paysage déchiqueté, épargné - on envie la vue qu’ont dû découvrir les premiers pionniers en débarquant dans cette baie. Si, à Dunedin, l’homme peut faire illusion dans ce paradis violé, il ne fait plus du tout le mariole dès qu’il sort de sa ville, squatteur auquel la nature rappelle à chaque seconde son hostilité profonde. Toléré, l’humain, mais pas plus.
C’est pourtant là, en une saison et à une heure matinale où on ne les croise d’habitude jamais, que se pressent les musiciens de Dunedin, en bottes et à quatre pattes, à la recherche de ces foutus champignons. Champignons qu’on ne trouvera finalement que dans le vieux cimetière de Dunedin, décor idéal pour le prochain film de Tim Burton, où plus d’un siècle de vents et d’étudiants ivres ont eu raison des tombes gothiques, aux épitaphes sombres et sévères. Dans les gigantesques champs de la péninsule d’Otago, on ne verra finalement que les ravages des opossums, sortes de marsupiaux, à tel point qu’ici tous les poteaux électriques sont cerclés de métal pour empêcher les terreurs de monter bouffer les câbles. L’âme fatalement mélancolique après une telle virée – il faut malheureusement rentrer parmi les hommes -, on échafaude de nouvelles théories sur le rock d’ici, jusqu’alors recensé sous le nom “kiwi-rock”. Car on ne savait pas alors que derrière le kiwi, cet oiseau touristique et inoffensif, se dissimulait un animal aussi omniprésent en Nouvelle-Zélande mais tout à fait paria, imprésentable, vermine à fusil : l’opossum.
Opossum-rock
On sait depuis qu’il existe effectivement un kiwi-rock sage et dompté, incarné par les gentils Crowded House. Un arbre qui cache la forêt, inquiétante et saccagée, de l’opossum-rock, élevé en parfaite liberté chez Flying Nun. Car l’opossum existe, nous l’avons rencontré : dans chaque discussion, où la haine des hommes lui attribue tous les malheurs de cette terre pourtant épargnée : visiter les frigidaires, ronger tout ce qui ne bouge pas, faire des bruits lugubres et débiles dans la nuit. Cet opossum, comme les Bats, vit dans les campagnes, où on le chasse de nuit, ivre et en voiture, les bas-côtés des rares grandes routes témoignant d’une violence nocturne inouïe. L’opossum existe et, pourtant, la Nouvelle-Zélande nie en bloc : pas une seule carte postale, pas même une mention dans les guides touristiques, tout au plus quelques lignes dédaigneuses dans les guides zoologiques. Pestiféré, méprisé, au ban de la société bien-pensante des animaux fréquentables, l’opossum ferait une jolie mascotte pour les francs-tireurs de Flying Nun, eux-mêmes en marge de la bonne santé fatigante de leurs compatriotes, plus supporters de Frank Black que des All Blacks.
Dunedin ressemble à Liverpool
La prochaine fois qu’on voudra tourner un film sur les sixties, il faudra économiser sur les décors et venir filmer, dans une lumière remarquable, à Dunedin. Sur George Street, la grande artère commerciale, rien ne semble avoir bougé depuis trente ans : un petit miracle d’architecture désuète et charmante, avec des néons pour la plupart fabriqués par Shepherd senior, le père du fondateur de Flying Nun. Rarement a-t-on vu ville vivre avec autant de sérénité, de bonhomie, sa pauvreté. Car si, quelques centaines de kilomètres au nord, Christchurch, l’autre grande ville de l’île du Sud, peut s’enorgueillir d’un commerce florissant, Dunedin ressemble à Liverpool, déserté par l’argent depuis qu’on ne trouve plus d’or dans les montagnes et qu’on n’exporte presque plus de viande vers le Royaume-Uni. Comme si, ici, l’économie s’était arrêtée au milieu des années 70, à l’adhésion de l’Angleterre son ancien client dans le Marché commun. Depuis, à Dunedin, on semble ne pas avoir changé de voiture : on n’a jamais vu autant de Simca 1000, de Renault 16… Un sacré contraste avec les Range Rover flambant neuves de Christchurch.
Cent mille habitants seulement. Mais, sur cette avenue, on trouve une bonne demi-douzaine de disquaires stupéfiants, des librairies au choix ahurissant, des revues littéraires à foison. A croire qu’à Dunedin, on ne vit que pour la culture du corps arrivé à quarante, on a arrêté de compter les magasins de vie au grand air : surf, pêche, ski, escalade ou de l’esprit livres, disques. Une excitation musicale parfaitement répercutée par Juice et The Box, les deux chaînes musicales locales dont l’audace de programmation humilie à chaque clip nos MCM et MTV de vieille Europe. Ici, en pleine célébration des quinze années de Flying Nun, on ne trouvera pas de voix pour s’élever contre cette main-mise du label sur la scène néo-zélandaise. Car, devenue rutilante machine, installée dans de vastes et merveilleusement bordéliques bureaux d’Auckland, Flying Nun n’est pas ce mastodonte derrière le passage duquel rien ne peut pousser : ici, on invite les dissidents en première partie, on encourage les insatisfaits à créer leur propre label. Même chez le label X-Press Way, fondé (et récemment mort) à quelques kilomètres de Dunedin sur la certitude que Flying Nun était devenu « trop commercial » (sic), pas moyen d’entendre la moindre rancœur à l’égard du grand frère protecteur. Même son de cloche chez les ultra-snobs qui tiennent la boutique Fire Engine, où le pedigree des groupes vendus, label forcément indépendant et obscur, est minutieusement étudié. “Dunedin, c’est un peu comme Seattle aux Etats-Unis : on passe très vite du soleil à de violentes chutes de pluie, il peut y faire très froid… Si les groupes ont tous quelque chose en commun, c’est ça : les éléments sont si violents qu’ils nous dépriment. Même si Flying Nun Records ne s’est pas rendu compte que le son de Dunedin changeait, se durcissait, il ne faut pas oublier ce qu’ils ont fait. Sans eux, aucun groupe n’aurait eu la moindre reconnaissance internationale, il ne se serait rien passé à Dunedin.”
“J’ai fait ce que je pouvais pour le rock d’ici, souffle Roger Shepherd. Mais il n’est pas le seul à me faire vibrer. Je ne suis pas suffisamment patriote pour me limiter aux groupes d’ici.” – Roger Shepherd
Pas du tout obsédé par le nombril néo-zélandais, Flying Nun est depuis allé chercher ailleurs ses nouvelles recrues, devenant l’un des fiefs du rock ambient américain, Labradford, Cul De Sac , une terre d’accueil pour Stereolab ou la maison mère des allumés de Ween, la plus grosse vente du label actuellement. “J’ai fait ce que je pouvais pour le rock d’ici, souffle Roger Shepherd. Mais il n’est pas le seul à me faire vibrer. Je ne suis pas suffisamment patriote pour me limiter aux groupes d’ici.”
On nous avait dit, chez Fire Engine, qu’elle était la seule boutique de disques digne d’intérêt de la ville, la seule refusant le jeu du tout-commercial. Cent mètres plus bas, on tombe pourtant déjà sur le gigantesque Beeker Records où, à la case “Feelies”, bon test, ça, les Feelies, on trouve l’intégrale, plus quelques pressages allemands. Pas mal pour une boutique “commerciale”. Là aussi, on voue à Flying Nun un culte tenace. “Avant les Verlaines ou les Chills, personne n’avait joué de la guitare comme ça en Nouvelle-Zélande : c’était enfin concis, nerveux… Vous devriez aller voir Roy : lui sait exactement pourquoi une scène est née ici et nulle part ailleurs.”
S’éduquer chez le disquaire
Comme dans un jeu de pistes, tous et tout nous poussent en haut de Stuart Street, dans la minuscule échoppe de disques d’occasion Records Records. Une rue comme on les escalade à San Francisco et qui, l’hiver venu, sert de terrifiante piste de luge aux plus téméraires têtes brûlées de la ville. C’est là que Roy Colbert règne, depuis plus de vingt ans, sur la scène locale. Nous le connaissions journaliste influent (sur le rock, mais également sur le cricket, dont il est l’un des spécialistes nationaux, nous le découvrons disquaire déterminant pour la scène de Dunedin. C’est ici qu’au tout début des années 80 on croisait les futurs Chills, les futurs Clean en shorts d’écolier. “J’ai eu la chance d’être à la fois journaliste et disquaire. Comme ça, les gens pouvaient venir vérifier les disques que je défendais dans mes articles. Je faisais des cassettes de certains albums introuvables pour les gamins, j’étais un peu leur gourou. Quand ils étaient gosses, les frères Kilgour, Martin Phillipps ou Chris Knox lisaient des encyclopédies sur l’histoire du rock et venaient ensuite à la boutique pour que je leur fasse écouter Syd Barrett, le Velvet, l’Incredible String Band, Fairport Convention… Ces influences sixties sont restées très ancrées dans leur musique. Martin Phillipps avait 12 ans quand il a commencé à traîner ici, il me bombardait de questions, me filait des migraines. Il était alors fanatique de Bowie.”
Un joli apprentissage avec un vénérable professeur : il faudra à peine quelques mois, et le précédent enfin créé par The Enemy, premier groupe punk recensé, pour que ces érudits en culottes courtes se lancent, eux aussi, dans le grand bain. “De tous mes jeunes clients, Chris Knox était sans doute le plus chiant. Quand l’un de mes articles ne lui plaisait pas, il venait râler à la boutique. Ça ne m’a pas surpris quand il a formé un groupe aussi provocateur que The Enemy. J’allais sans cesse les voir en concert et, petit à petit, tous les gosses que je voyais dans le public ont commencé à former leur groupe. Je ne savais pas s’ils étaient ou non importants, mais j’étais déjà sûr d’une chose : ils étaient sacrément bons. Je n’avais encore jamais aimé de groupes locaux. Et dès que Roger Shepherd a monté Flying Nun, je suis devenu son revendeur attitré à Dunedin. J’étais fier que nous réussissions à créer un punk-rock refusant de singer les Sex Pistols.”
“On est durs avec les Sex Pistols, s’énerve Chris Knox. Si je ne les avais pas vus à la télé, jamais je n’aurais formé The Enemy. Ça a été une révélation, j’attendais ce déclic depuis des années. Je n’en pouvais plus de la musique, il fallait chercher un autre ton. J’ai immédiatement trouvé des musiciens des gens jusque-là aussi isolés que moi. J’avais déjà 25 ans, ça faisait des années que je hurlais ma colère adolescente sur des pianos désaccordés. J’étais en guerre contre la musique, contre Dunedin… Et enfin, grâce à The Enemy, j’ai trouvé une façon de canaliser ma révolte. On a tout de suite senti qu’on ouvrait des portes, que c’était important. Petit à petit, on voyait les gamins de notre public former à leur tour leur groupe. J’essayais d’aider ces mômes les Chills, les Verlaines, de leur faire écouter une musique qui leur ferait du bien… Et au bout de quelques années, des groupes comme The Clean nous ont fait passer pour de vieux dinosaures.”
Mike Dooley, actuel batteur de Snapper et pionnier du punk-rock local, jouait dès 76 avec The Enemy. Lui aussi se rappelle avoir aidé quelques écoliers. Alors que personne ne les acceptait dans les salles de concerts, The Enemy les invitait à monter sur scène pour qu’ils puissent tâter de la planche. C’est ainsi que les Chills ou The Clean donnèrent leurs premiers concerts, faisant leur balance en séchant les cours. “Ils étaient déjà bourrés de talent. Même s’ils ne pouvaient pas les jouer, leurs chansons étaient déjà incroyablement bien écrites, parfaitement réfléchies.”
Le rock’n’roll comme refuge
“Nous avions tellement l’impression d’être divorcés d’avec le reste du monde que nous nous sommes repliés sur le rock’n’roll.” Massifs et tannés par le soleil dangereux de Dunedin, les frères Kilgour fondateurs de The Clean, ressemblent à leur mère, qui ressemble elle-même à Olivier de Kersauzon. On les jurerait à peine capables de jouer un rock de bûcheron - chacune de leurs chansons n’est pourtant que grâce. “Avec mon frère, nous avons grandi dans un petit village, dans un coin totalement désolé du centre de l’île Sud. Mes parents travaillaient à la ferme et nous, nous nous sommes repliés sur nos disques. Récemment, je suis tombé sur mon journal de bord de 1972. Je ne sais pas comment je me débrouillais pour savoir tout ça, mais je raconte mes impressions à l’écoute d’une émission télévisée sur Cream, d’un disque d’Hendrix… Pour mon frère et moi, la musique remplaçait les copains. Elle était notre seule source d’inspiration, notre seul lien avec la civilisation grâce à la radio, surtout. Tout ce qui pouvait nous mettre en rapport avec le monde extérieur livres, films, disques était bon à prendre. Moe Tucker, du Velvet Underground, était ma muse. Nous avons méticuleusement écouté les disques des années 40, 50, 60 pour en tirer l’essence. A 12 ans, nous sommes allés voir Lou Reed sur la tournée Rock’n’roll animal. Mais il a fallu qu’on entende le premier album du Velvet Underground pour oser franchir le pas qui sépare les fans des musiciens. Pour moi, le son de Dunedin, c’est ça : la rencontre entre Lou Reed et la guitare de Public Image.”
Il faut voir la reconstitution d’une “chambre typique d’étudiant du début des années 80” au musée des Pionniers de Dunedin pour comprendre qu’ici, loin des jardins du Luxembourg, la jeunesse avait la chance de ne jamais vivre comme dans l’un de ces chefs-d’œuvre romanesques du cinéma RGC (Rive Gauche Caviar), s’inventant un intérieur de bric et de broc où le budget disques explose tranquillement le budget pose. Peu de changements en quinze ans, comme en témoigne une virée dans les quartiers entourant l’université, où des rues entières ont été abandonnées par les honnêtes citoyens de Dunedin aux étudiants, ruelles lâchées aux fauves et à la débauche. Pour douze dollars par semaine, à peine 40 francs, les étudiants trouvent ainsi un toit avec, pour tout mobilier, des barriques de bière qui servent de tables, de chaises et, on le soupçonne, de toilettes. Sur les cent mille âmes de Dunedin, quinze mille vivent là, autour de ce campus bucolique et enchanteur. Tous s’accordent à dire que l’ultralibéralisme a largement encouragé l’oisiveté de la jeunesse, et donc le rock. Un rock sauvé par la distance, un filtre qui en a éliminé tous les parasites, toutes les poses.
Car miraculeusement oubliée, la Nouvelle-Zélande sera la dernière nation à tomber dans l’escarcelle du Village Global - McDonald n’est arrivé ici que récemment. On imagine déjà très bien Chris Knox dans le rôle d’idiot du Village Global. Un forcené de l’insularité, ce Chris Knox, fustigeant les groupes ayant tenté l’expérience américaine ou anglaise, vivotant ici de ses bandes dessinées, poilades publiées dans différents journaux locaux, de sa musique ou de son émission télé sur un équivalent FR3 de Dunedin. Il faut le voir, l’apôtre de la basse-fidélité, diriger comme un pro ses caméras et ses invités, aussi rigoureux avec son émission qu’il est nonchalant avec sa musique. Remarquable pays de fous, où l’on confie à un psychopathe aussi adorable que lui une émission de télé. Pendant ce temps-là, en France, on virait Bernard Lenoir.
Pas de passé pour juger la création
“La chaîne Kentucky Fried Chicken a été la première à s’implanter ici il y a une vingtaine d’années, se souvient-il. Nous étions la dernière poche de résistance parmi les pays de langue anglaise, mais nous avons capitulé à notre tour. Nous avons néanmoins tiré quelques avantages de la mondialisation : la Nouvelle-Zélande est le pays du monde avec le plus de postes Internet par habitant. Il y a vingt ans, donner un concert à Sydney était, pour un groupe néo-zélandais, inenvisageable. Aujourd’hui, nous sommes des dizaines à faire des tournées aux Etats-Unis ou en Europe. Pour les jeunes groupes, c’est beaucoup moins facile d’être aussi original que l’étaient leurs aînés : ils sont au courant de tout ce qui se passe dans le monde, sont beaucoup plus sous influence. Nous, nous ne savions rien de ce qui se passait ailleurs.”
“L’un des avantages que nous avons, nous, Néo-Zélandais, c’est que nous ne subissons pas le poids de l’histoire. La Nouvelle-Zélande est un pays jeune, la terre est sauvage, le modernisme récent. En culture, il y a tout à défricher, tout à bâtir. Pour faire un film, un disque, nous n’avons pas besoin de mode d’emploi, de laissez-passer, tout le monde peut s’y essayer.” La réalisatrice Jane Campion, pour expliquer l’étonnante créativité de ses compatriotes, jurait qu’elle venait d’une absence totale d’inhibitions : pas de passé pour juger la création, les Anglais seraient jaloux. Opinion immédiatement partagée par Martin Phillipps, le leader des Chills depuis quinze ans. “L’esprit des pionniers n’a jamais vraiment quitté les Néo-Zélandais. C’est une culture jeune, qui se pose des questions qu’une vieille nation, comme l’Angleterre, ne se pose plus. Quand mes grands-parents parlaient de l’Angleterre, c’était ‘le pays’, même s’ils habitaient la Nouvelle-Zélande depuis deux ou trois générations. Il a fallu des années pour que le pays se forge une identité, nous sommes la première génération à avoir inventé une culture typiquement néo-zélandaise. Gamins, au cinéma, on devait chanter God Save the Queen au cinéma, avant le lever de rideau.”
“J’ai grandi dans les années 50, se souvient Chris Knox. Pour nous, il n’y avait aucun doute : nous étions anglais. Quand la reine venait en visite en Nouvelle-Zélande, nous sortions dans la rue avec nos petits drapeaux, sans même nous poser de questions. La culture néo-zélandaise n’existait pas, nous souffrions d’un terrible complexe d’infériorité… Pourtant, contrairement à nos parents, nous nous sentions bizarres, le cul entre deux chaises. Et il y a eu une cassure : pour la première fois, une génération a rejeté l’Angleterre pour revendiquer son appartenance à la Nouvelle-Zélande. Grâce, surtout, au LSD. C’est là que nous avons compris que nous avions tout sous la main pour créer notre propre culture. Et, surtout, un énorme avantage : notre pays était incroyablement jeune à peine plus d’un siècle.”
Opinion partagée d’un hochement de tête nonchalant par le taciturne Graeme Downes. “Depuis l’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun, on a l’impression d’avoir été lâchés. Car jusqu’à présent, on vivait grâce à nos exportations de beurre et de moutons. Nous vivions, économiquement, sous perfusion, et là, pour la première fois, nous avons compris que nous étions devenus un pays indépendant. Comme la Nouvelle-Zélande est un pays incroyablement jeune, nous nous accrochons à tout ce qui ressemble à de l’histoire. On s’accroche au peu qu’on a. C’est pour ça que tout le monde est ici au courant de son arbre généalogique, de ses origines en Grande-Bretagne.”
“Il y a une bonne raison pour laquelle les gens d’ici se raccrochent à ce point à la musique : il y a tellement de gens violents et machos dans ce pays que les autres se sentent fatalement exclus, totalement rejetés. Alors ils se jettent à corps perdu dans leur groupe, leur film ou leur livre. L’une des particularités des groupes néo-zélandais est qu’ils sont souvent mixtes.” – Roger Shepherd
Devant une limonade au miel une spécialité locale , Roger Shepherd se souvient de la genèse de son label, passé en quinze années d’une arrière-boutique de Colombo Street, à Christchurch, à la plus rutilante avenue d’Auckland. “Dans un pays aussi petit, c’est presque impossible de vivre de son art. Personne ne forme ici de groupe en pensant à une carrière. Au fond de la pysché des Néo-Zélandais, quelque chose ne tourne pas rond. Il y a du lugubre dans l’air. Nous sommes cyniques, ironiques, grincheux… Quand je vois les films de Jane Campion ou que je lis les livres de Janet Frame, je ne trouve pas qu’ils exagèrent le côté torturé des Néo-Zélandais… Janet Frame a parfaitement saisi la mentalité locale. Ses personnages ne sont pas des exceptions : je connais beaucoup de gens qui ont vécu ces expériences traumatisantes. Surtout les femmes, qui sont ici très maltraitées.”
Allongé sur les pelouses moelleuses de l’université, Roger Shepherd oublie les pressions de son festival, le regard égaré sur les étudiantes, lascives jusqu’à l’énervant. “Il y a une bonne raison pour laquelle les gens d’ici se raccrochent à ce point à la musique : il y a tellement de gens violents et machos dans ce pays que les autres se sentent fatalement exclus, totalement rejetés. Alors ils se jettent à corps perdu dans leur groupe, leur film ou leur livre. L’une des particularités des groupes néo-zélandais est qu’ils sont souvent mixtes”, explique Roger Shepherd. Et c’est vrai qu’il y a souvent des femmes chez les meilleurs : The Bats, 3D’s, Look Blue Go Purple, King Loser… C’est ainsi qu’il y a, naturellement, une section réservée aux filles du rock dans le musée des Pionniers de Dunedin. Une immense salle entièrement dédiée au rock local, inaugurée devant le gratin de l’île Sud : on croit rêver.
A l’entrée, un panneau prévient : “Le son de Dunedin est sombre et glacial parce que le climat l’est aussi.” Là sont exposés des exemplaires, presque des parchemins, des premiers fanzines de Dunedin, avec des Martin Phillipps ou des Kilgour Brothers adolescents en couverture. Plus loin, dans une vitrine, tous les singles des Chills, des Verlaines, de The Clean, alignés comme une collection de légions d’honneur. On feuillette le vieux fanzine de Robert Scott, Every Secret Thing, qui posait, il y a quinze ans, des questions essentielles : “Pourquoi est-ce que The Fall est un groupe beaucoup plus important que les Rolling Stones ?” Etonnante, cette fascination pour The Fall, dont on croisera les disques chez chacun de nos hôtes, dans chaque autoradio. Car partout, les mêmes disques reviennent, inlassablement : Can, Velvet, The Fall ou les Modern Lovers, dont le She Cracked semble avoir influencé la moitié des groupes locaux. “The Fall est venu jouer à Auckland au début des années 80, à une époque où aucun autre groupe ne venait si loin, explique Graeme Downes. Ça a donc été notre premier contact physique avec le rock indépendant anglais et ça a laissé une marque profonde en Nouvelle-Zélande. Tout le monde est rentré chez lui en rêvant de former un groupe. La graine avait été plantée : il ne restait plus qu’à laisser pousser. Tout le monde s’était reconnu dans ce rock tordu et rugueux, dans cet humour caustique. Même si aucun groupe local ne copie le son de The Fall, l’attitude, elle, a fait des émules. D’où ce son mal dégrossi et ces chanteurs approximatifs mais sans complexes.”
L’Internationale des rejetés et des parias
“Ça fait des générations qu’on dit aux musiciens néo-zélandais qu’ils n’ont aucune chance, qu’ils ne sont que des paumés, que rien ne sortira jamais de ces terres, se lamente Martin Phillipps, présent sur tous les coups du rock néo-zélandais, bouffi par tous les coups du sort. Il y a forcément un sentiment de révolte face à cette injustice. Voilà pourquoi tant de personnages-clés sont originaires d’une ville aussi petite que Dunedin : les rejetés, les parias se sont unis, ont mis tout leur savoir en commun. Un type comme Roy Colbert a servi de plaque tournante, nous a tous mis en rapport les uns les autres, nous a éduqués. Sans la musique, nous serions tous restés dans notre coin. Quand le punk-rock a démarré, nous sommes vraiment entrés en résistance active. Il suffisait que tous les punks de l’île achètent, la semaine de sa sortie, le nouveau single de The Clean pour qu’il entre dans les charts. C’était notre petit contre-pouvoir. Aujourd’hui, je n’ai pas l’impression qu’il existe ici une telle camaraderie, que les gens se réunissent encore pour écouter des disques des sixties, des seventies, du classique, du jazz, du blues… Les jeunes groupes n’ont plus cette culture. Ils se contentent de recycler. Ils ont fini par croire la presse anglaise, qu’un disque vieux d’un an n’était déjà plus bon à rien. Ils sont devenus très conservateurs.”
Martin Phillipps a fourni au pays une poignée de singles parfaitement classiques, regroupés, pour la plupart, sur la compilation Kaleidoscope World. Et aura beaucoup payé en route, perdant des amis, au propre, au figuré, des amours, des rêves. Aujourd’hui revenu au pays, il habite chez ses parents, sûr qu’on ne le reprendrait plus à fantasmer l’Amérique ou l’Angleterre à travers quelques disques mythiques. “Pour enregistrer nos derniers albums, nous avons dû vivre à Los Angeles et à Londres. Je suis resté deux ans en Angleterre, en pensant que ce serait comme un retour au pays… Et je n’ai rien ressenti. C’est là que je me suis rendu compte que la Nouvelle-Zélande était dans mon sang, que j’étais un étranger partout ailleurs. J’avais le mal du pays, je regrettais la pureté de la Nouvelle-Zélande.” Pays chanceux où le NME arrive parfois avec trois mois de retard, quand les groupes annoncés en couverture comme la nouvelle sensation sont déjà retournés au chômage de Birmingham. Heureuse nation ignorant tout du mythe des pop-stars, où personne - ça nous change des crâneurs anglais - ne nous jurera avoir voulu former un groupe en découvrant, à 3 ans, Bowie ou Bolan sur l’écran de télé familial, lors d’un de ces Top Of The Pops trop mythiques pour être vrais. Ici, les raisons de faire de la musique semblent autrement plus personnelles et largement moins mercantiles. On parle à des auteurs, à des musiciens, pas à de petites canailles à la fois comptables, publicistes et directeurs de marketing d’une musique bien accessoire. “La Nouvelle-Zélande détient le record du monde d’achat de disques par habitant, jure Graeme Downes, le musicologue reconnu par diplôme qui dirige les Verlaines. La musique était omniprésente quand nous étions adolescents, sans doute en réaction à l’austérité du catholicisme écossais. Nous passions plusieurs heures par jour à tout écouter chez les disquaires, puis allions voir jouer les nouveaux groupes des copains avant de finir la nuit à passer des disques en picolant.”
“La Nouvelle-Zélande détient le record du monde d’achat de disques par habitant.” – Graeme Downes
“Si tant de personnes d’un âge mûr jouent encore du rock comme les Bats, les Verlaines ou les Chills , c’est parce que nous avons commencé avec une motivation différente de celle des groupes américains ou anglais, ajoute Robert Scott. Les raisons de jouer sont plus viscérales qu’ailleurs. Ce n’est pas une crise passagère liée à l’adolescence. C’est une réaction plus violente, plus profonde à un mode de vie qui impose le sport aux hommes et la soumission aux femmes. Alors, les musiciens sont forcés de se serrer les coudes, car ils sont considérés comme des renégats, des déchets. En Angleterre, c’est un métier comme un autre, une carrière où on entre avec les dents longues, pour l’argent et la gloriole. Au moins, ici, personne ne joue de la musique pour l’argent : il n’y en a pas.”
La malédiction des îliens
En ce début d’automne austral, on entend beaucoup à la radio néo-zélandaise le dernier single des Chills, Come Home : “Revenez à la maison, on a besoin de gens comme vous/Revenez sur vos terres/Montrez-vous/Prenez position/Montrez que ça compte pour vous/Votre futur est ici, pas là-bas/Revenez, le pays vous appelle.” A Dunedin, l’ambiance n’est plus au rêve de domination de la planète. Les Chills, les Verlaines ou les Straitjacket Fits sont revenus au pays la queue entre les jambes. Il faut voir le pauvre Martin Phillipps contraint d’habiter chez ses parents pour comprendre à quel point l’appel de la terre natale a dû être pressant, à quel point ces inspirations autrefois fertiles ont frôlé, loin de leurs bases, l’assèchement, la mort tragique. Comme l’écrivait Pedro Cardoso à propos des musiciens du Cap-Vert, il existe une malédiction des îliens : vouloir rester mais devoir partir. Chacun sa saudade, chacun ses mornas. “Ça m’a déprimé quand j’ai vu les Chills tomber dans le panneau, quitter le pays, s’énerve Chris Knox, dix ans après. Je les avais pourtant tous mis en garde contre le risque de partir. Il y avait une véritable trahison envers les gens qui, sur place, essayaient de faire avancer les choses avec leurs petits studios mais leurs grandes idées.”
Robert Scott, le petit professeur de philo qui sert de chanteur aux Bats, a bien tenté l’aventure, le grand départ avec fanfare et discours d’adieu. Mais trop dépaysé, ayant perdu tous ses repères, il est revenu à Dunedin au bout d’un mois, au bord de la dépression nerveuse. On s’inquiète de savoir où pouvait être cette nouvelle destination si effrayante, ce lointain pays qui a terrorisé l’aimable Néo-Zélandais. Los Angeles, Glasgow, Bourganeuf ? Tout simplement Christchurch, à quelques heures de route au nord de Dunedin.
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