Mardi soir, dans un Londres hébété par les images de CNN, l’industrie du disque avait l’audace de s’auto-célébrer lors des Mercury Music Prize, qui ont décoré PJ Harvey.
Je vous avais laissés, il y a deux semaines, une jambe prisonnière du plâtre sur un lit d’hôpital. Sachez que contrairement à une rumeur tenace, on sait encore accueillir dans les hôpitaux anglais, mais avec des accents pas forcément locaux. Entre une infirmière philippine qui s’était absurdement mise en tête, une nuit entière, de me faire uriner dans une bouteille en papier mâché et un chirurgien scandinave à l’accent à couper au scalpel, cette hospitalisation m’aura fait voyager. Mais la palme revient sans conteste à l’anesthésiste, un charmant colosse allemand qui m’accompagna vers le sommeil en me chantant du Björk à l’oreille !
La première sortie autorisée à mes béquilles rutilantes se passe donc le mardi 11 septembre. Je quitte Brighton en début d’après-midi et quand j’arrive à Londres une heure plus tard, la face du World Trade Centre ? et donc du monde ? a irrémédiablement changé. Troublant qu’il puisse se passer autant de choses en une heure de voyage.
Je suis venu pour la remise très officielle et un rien pompeuse des prix attribués dans le cadre des Technics Mercury Music Prize dans un hôtel aussi luxueux que glauque du centre de la capitale. A ma stupeur, la cérémonie est maintenue, ?the show must go on? braillé comme un crédo. Car avec l’indécence et la frivolité propre à l’industrie de l’entertainment, on fera pendant quelques heures semblant. Semblant de s’amuser, de boire, d’apprécier la compagnie d’un monde à l’hypocrisie méprisable.
Comble de la vulgarité et de l’inconséquence, c’est madame Fatboy Slim, Zoe Ball pour les gazettes people, qui présente les festivités avec son vocabulaire restreint, poussant le cynisme jusqu’à reprocher au public son manque d’applaudissements à chacune de ses sinistres interventions.
Le président du jury, Simon Frith, tente bien de retourner la situation en glissant que c’est dans des moments aussi graves que l’on a le plus besoin de musique, la cérémonie ressemble déjà à une farce macabre.
Les Super Furry Animals et leur pop à tiroirs (coincés) ouvrent le bal, avec une musique largement trop compliquée pour leurs frêles compétences. Du coup, ils doivent s’y reprendre à deux fois pour jouer leur chanson en zig-zag, qui a un mal dingue à retrouver en direct la complexité et le raffinement que lui a offert le studio.
Toujours aussi têtus, les Turin Brakes décident ensuite de ne jouer aucun des singles qui commencent à faire leur gloire en Angleterre, mais le délicat Feeling oblivion, souligné de cordes discrètes. Un moment de grâce qui anéantit les conversations bruyantes de tablées qui ont décidé de noyer les images de Manhattan dans des alcools de qualité basse.
PJ Harvey est en tournée aux Etats-Unis, à Washington précisément, d’où elle a envoyé une vidéo d’excuse et passé un coup de fil inquiet. Lors des dix premières éditions de cette cérémonie, on l’a déjà faite venir deux fois pour rien : pas question qu’elle continue ici à servir de faire-valoir. La cérémonie se passera d’elle.
Lors de l’interview de présentation, Elbow commence très mal, avouant d’entrée son amour pour le rock progressif. ?On nous reproche parfois d’être des traîne-misères?, continue l’accablante profession de foi, qui laisse vite sa place aux travaux pratiques sur les deux thèmes précédemment abordés. Soit une version (inter)minable du tarabiscoté et pompeux Newborn, l’un des maillons faible du bizarrement attachant Asleep in the back.
A force de vouloir être à la fois Talk Talk et Van Der Graaf Generator, le groupe de Manchester s’enlise alors dans les méandres poisseux des seventies les plus grandiloquentes. En signe de protestation, on fait une uvre d’art en plaçant les lunettes de notre voisine sur son plat douteux : voilà qui ressemble fort à la musique d’Elbow, myope et graisseuse, sans queue ni tête (voir photo).
Inconnue du grand public et de l’industrie ce soir présente ? tout le monde bafouille son nom, sans gêne, la belle Susheela Raman est la seule véritable surprise de ces nominations. Le vénéneux Salt rain fait en effet partie des onze albums choisis par un jury de professionnels dans une liste de 180 sorties anglaises des douze derniers mois. Sa fluide et légère synthèse de folk, de musiques traditionnelles et de technologie apporte la note de fraîcheur nécessaire pour évacuer l’air vicié par la prestation sévère d’Elbow. A la fin, elle remercie son groupe, qu’elle décrit comme un ?mélange amical de juifs et de musulmans? ? la salle, déjà ivre, peine à saisir la référence aux événements de l’après-midi, que les autres groupes ont évoqués avec lourdeur.
Peu doués pour les interviews (sombrement terre-à-terre et rasoirs) et refusant ce soir de se plier au jeu du live, les deux garçons de Basement Jaxx ont décidé de se faire représenter par le clip ahurissant et diaboliquement drôle récemment tourné pour Where’s your head at. Une lettre d’excuse largement suffisante ? comme si un groupe qui a composé Romeo ou Rendez-vu avait besoin de s’excuser pour quoi que ce soit.
Toujours aussi crispée et désagréable en interview, Alison Goldfrapp a elle aussi la chance de venir ce soir présenter une chanson indiscutable :Lovely head. Ça lui permet de se faire pardonner les minauderies et la dramaturgie assez intolérables avec lesquelles elle accompagne, sur scène, chaque parole. Surtout que ce soir, avec son look Marlene Dietrich, elle en rajoute une couche encore dans le cabaret sordide : mais la version de Lovely head est tellement possédée et tendue qu’aucune charge ne sera retenue contre elle.
Radiohead a également envoyé une vidéo d’excuse, où Phil et Ed papotent sur un sofa. Une ambiance bon enfant et potache qui contraste sérieusement avec la vidéo dérangée que vient de signer Michel Gondry pour Knives out, encore plus affolante sur l’écran géant de la salle. Dommage que le groupe soit absent : on aurait adoré entendre les commentaires de Thom Yorke sur l’effondrement du World Trade Center.
Nettement moins inquiétante, la prestation bucolique d’Ed Harcourt se joue dans une indifférence polie, à peine troublée par les agitations de la table particulièrement avinée réservée par son label, Heavenly. Dommage pour sa version enflammée et joueuse de son récent single She fell nto my arms, un de ces plaisirs simples dont la pop-music s’est octroyée l’exclusivité.
Tom Mc Rae est gonflé : quoi de plus simple, pour un homme seul à la guitare, que de venir présenter en direct ses chansons ? Trop simple, visiblement, pour ce jouisseur dans la complication, qui vient accepter sa nomination en coup de vent, sans chanson mais avec un discours lèche-cul sur les mérites de sa maison de disques. Petite larve lâche, il ne l’emportera pas au paradis.
Nettement plus courageux, Zero 7 accepte le défi de la scène : inconscient pour un duo qui a passé des années à triturer en studio le moindre son de son album Simple things. Epaulés par la chanteuse Sia Furler, blondasse à la coupe mulet authentifiée, ils offrent ce soir à leurs mélodies troubles la chair dont trop de mois de studio les avaient castrées.
Sur les tables, les billets commencent alors à sortir : on a eu le droit à tous les nominés, les affaires sérieuses peuvent commencer, sans bookmaker pour organiser les paris sauvages. C’est Badly Drawn Boy, victoire surprise de l’an passé face au nouvel Elton John ? Robbie Williams ?, qui est chargé, avec sa nonchalance étudiée, d’annoncer le vainqueur de l’émission 2001. Ça sera un prix de consolation, la médaille du mérite, un recentrage pour un prix souvent taxé d’élitisme : PJ Harvey, après deux albums boudés dans le passé, emporte finalement la prestigieuse distinction avec Stories from the city, stories from the sea.
Aujourd’hui, ça avait surtout été des stories from the city ? atroces. Mais comme chaque groupe ce soir sonne comme l’orchestre du Titanic, que le kitsch des lieux rappelle étrangement, on a quand même eu aussi des stories from the sea.