Fin juillet, deux concerts de guitares étincelantes rappelaient que le songwriting était revenu visiter l’Angleterre, qui l’avait négligé pendant des années de fiesta électronique.
Longtemps perdu de vue par une Angleterre trop occupée à festoyer, le songwriting fait ici un spectaculaire retour en force. Largement plébiscité aux nominations du Mercury Prize (Ed Harcourt, PJ Harvey, Tom McRae ou Turin Breaks ont été choisis), la chanson à l’ancienne redevient une valeur recherchée par une génération épuisée par l’hédonisme obligatoire. La tendance s’était sans doute dessinée l’an passé, avec la victoire au même Mercury Prize de Badly Drawn Boy. Elle se confirme avec la génération de groupes la plus excitantes depuis des lustres. The Coral, The Music, Minuteman ou Moath redonnent la foi en ce songwriting, hautain et racé, qui reste la grande affaire anglaise : la pop-music.
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En deux singles impressionnants de maturité et d’aplomb, The Soft Parade est ainsi devenu l’une des meilleures raisons de croire encore et toujours à la chanson anglaise. Ne pas s’arrêter au nom, bêtement piqué aux Doors : pas une trace de poésie douteuse ou de lyrisme musclor chez ce duo. Alex et son frère Tom n’ont que 17 et 18 ans. C’est Tom, le plus jeune des deux frères White, qui écrit toutes ces chansons ? il y en a déjà plus de cent-cinquante en stock. On a bien dit ECRIT. Car ce sosie saisissant du Brian Wilson poupin des jeunes années Beach Boys a beau frapper sur sa batterie avec la violence inquiétante d’un Keith Moon, son écriture mélange la délicatesse et la fougue dans un élan rarement croisé depuis, disons, les Stone Roses. Musicalement, rien à voir : Tom, qui possède son petit projo solo en loucedé (un mélange de Air et des Beach Boys), s’inscrirait plutôt dans une belle tradition américaine, de Sparklehorse pour les audaces à Elliott Smith pour l’évidence. C’est à dire : une pop-music qu’on empêche systématiquement de s’endormir sur ses lauriers poussiéreux, une pop-music condamnée à se torturer les méninges. C’est ce qui frappe sur scène : à la fois la délicatesse des chansons et l’urgence avec laquelle elles sont jouées. On ne parlera pourtant pas de power pop, tant ces chansons jouent déjà loin au-dessus des castes : il y a beau n’y avoir que quelques dizaines de personnes dans la salle de Brighton (le groupe en est originaire), mais on sent déjà que dans six mois, des milliers de frimeurs affirmeront avoir vu ce concert. Car toutes les chansons, ce soir, ont déjà l’allure de classiques, sans jamais pourtant recourir aux ficelles du prêt-à-porter. La maturité de cette écriture éberlue : pas étonnant pour un groupe qui s’apprête à sortir son cinquième album à 17 et 18 ans, ayant enregistré son premier à 12 ans (mieux que Björk, moins bien que Jordi). Pas étonnant, non plus, que le groupe en soit encore à des problèmes identitaires : après avoir sorti ses quatre premiers albums sous le nom de The Feltro Media, le cinquième ? initialement prévu sous le patronyme The Soft Parade (et chez BMG en France) ? risque bien d’être retardé : un groupe de reprise des Doors tourne déjà sous ce nom en Amérique, il va falloir trouver un autre état-civil.
Mais qu’importe ces tracas, ce soir, sur la scène en bois du Pressure Point : après des années à regarder de lugubres électroniciens réparer en direct leurs machines, la jeunesse anglaise redécouvre, hébétée, les joies de l’instinct binaire, de la mélodie cinglante, de l’énergie généreuse. Tout ça, c’est de l’argent gagné par Fender, de l’argent perdu pour Atari. L’an prochain, à la même époque, on devrait parler de The Soft Parade (ou quel que soit leur nom alors) à l’occasion de la nomination du Mercury Prize 2002.
Trois jours après avoir appris leur nomination pour l’édition 2001, les Turin Brakes se retrouvaient, à Londres, dans un Astoria plein comme un œuf de dinosaure. C’est aux compagnons d’écurie de Simian de chauffer la salle : entre leur concert péteux des Transmusicales de Rennes et leur show de ce soir, l’écart ressemble au Grand Canyon. Ce groupe timide et emprunté s’est transformé en la plus surprenante bête de scène ? mais à la façon des bêtes de leurs pochettes, où un corps de faon accueille des ailes de chauve-souris. Ainsi, les expériences de génétiques follasses du groupe greffe la tête de Syd Barrett sur le corps du Beta Band, avec les jambes de Mercury Rev et les doigts de pieds (en éventail) de My Bloody Valentine. Le plus étonnant, c’est de voir à quel point, désormais, ces expériences hasardeuses sont maîtrisées, le hasard n’entrant plus que dans des proportions infinitésimales dans ce psychédélisme aussi savant qu’indélébile.
C’est sur un gospel antique que les Turin Brakes montent sur scène, où les attendent déjà des statues lumineuses de Joseph et Marie : gonflé, pour un groupe qui a appris sa redoutable science du chant dans une chorale d’église. L’Astoria est à leurs genoux : douce revanche sur une histoire qui les vit souvent jouer ici même, régulièrement dans la petite salle de sous-sol, en première partie de groupes pas forcément ragoûtants. Mais leur premier album, The Optimist, long en bouche, fait en Angleterre l’effet d’une bombe à retardement : dépassé par la côte d’amour du groupe, le NME encense cette semaine le single Mind over money ? après avoir assassiné la même chanson lors d’une précédente édition du single. Il faut dire qu’increvables tourneurs, les Turin Breaks ont essuyé ces derniers mois les plâtres pour tous les usurpateurs qui squattent leur trône, de Travis à David Gray. Leurs chansons y ont gagné en puissance, en lisibilité, sans rien céder à cette vérole qui fait des ravages dans cette école lyrique : l’emphase. cuméniques (celui qui lit cucul-la-praline est renvoyé), ces hymnes ont peut-être mis du temps à trouver le public anglais mais ce soir, dans un Astoria archi-complet, la rencontre se déroule dans la plus grande effusion. Les sublimes Feeling oblivion ou Future boy, repris en chorale, ne prennent pas une once de lourdeur, pas un instant de routine, aussi délicats et ténus qu’au premier jour. Même le plus mastoc Save me, joué devant une forêt de bras levés, en extase, ne se sent pas obligé de recruter la grandiloquence, demeurant étonnement svelte alors qu’un peu de sucre pourrait faire basculer cette rengaine dans l’obésité, la vulgarité. Il faut dire que Olly et Gale, les deux guitaristes et chanteurs, ont enfin trouvé un mode de fonctionnement fluide avec leurs recrues (basse, batterie, claviers), qui ne se sentent plus obligés de combler les blancs, quittant même parfois le duo pour l’admirer, en spectateur, du bord de scène. Avec la même matière première qu’un Mark Knopfler ? du blues à JJ Cale ?, le prodige Gale se révèle économe et toujours précis, ne poussant jamais le groupe vers la démonstration, l’exercice de style. Métamorphosé en monstre aux dents acérés et aux morsures mauvaises, Mind over money met littéralement le feu ? normal, avec toutes ces guitares en bois sur scène ?, avant de laisser sa place à une version inouïe de Emergency 72, qui s’ébroue en un psychédélisme fauve et inattendu. Les idiots qui avaient cru rigolos de se moquer des garçons romantiques et de leurs chansons sensibles en inventant l’appellation douteuse de NAM (New Acoustic Movement) finiront en enfer, avec Kid Rock et Limp Bizkit. Et ceux qui n’avaient vu en ce groupe qu’une paire d’enfants de chœur un peu trop sages et coincés sont invités gratos chez Afflelou. NAM, ce soir, c’était sombre et dense comme le Vietnam.
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