A l’occasion du cinquantième anniversaire de l’album “Abbey Road”, retour sur l’un des premiers mythes de la culture pop. Ou Comment une poignée d’apprentis journalistes et de présentateurs radio ont donné naissance à l’une des plus grandes légendes urbaines de l’histoire du rock.
La mort à 87 ans de Russ Gibb, fin avril dernier, est passée inaperçue en France. En plus d’accueillir nombre de grands groupes, dont des Stooges débutants, dans sa salle de concerts de Detroit, le Grande Ballroom, celui-ci a pourtant joué un rôle décisif dans l’une des plus grandes légendes urbaines de l’histoire du rock : la révélation, il y a pile cinquante ans, de la mort de Paul McCartney.
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Le fond de la rumeur (qui, pour les rares qui y croient encore, ferait aujourd’hui de ce bon vieux Ringo le dernier survivant des Beatles) est connu : le bassiste serait mort fin 1966 ou début 1967 et, afin d’éviter suicides en masse et sacrifice du scarabée aux pinces d’or, aurait été remplacé par un sosie tandis que les Fab Four restants semaient des indices de son trépas sur leurs disques. La façon dont cette folle histoire s’est propagée, elle, l’est moins, alors qu’elle offre un cas fascinant de propagation virale, près d’un demi-siècle avant l’apparition des réseaux sociaux. Une fake news à l’époque où on ne parlait pas encore de fake news.
“Officially pronounced dead”
À la fin de l’été 1969, des voyageurs en route pour la Californie s’arrêtent pour la nuit chez des étudiants de Des Moines, dans l’Iowa, avec qui ils partagent une étrange rumeur : Paul McCartney se serait tué dans un accident de voiture et sa mort aurait été dissimulée. L’un des colocataires se trouve aussi être le rédacteur en chef du Drake Times-Delphic, le journal de l’université locale. Quelques jours plus tard, une interrogation stupéfiante s’étale en une : “Le Beatle Paul McCartney est-il mort ?”. L’auteur, Tim Harper, évoque les “suppositions” qui courent sur le campus sur la situation du bassiste, “qui est peut-être devenu fou, a pété un plomb, voire est mort”. Et commence à décortiquer pochettes et paroles.
Il est, en quelque sorte, le “patient zéro” d’une rumeur qui commence à se diffuser sur d’autres campus. Russ Gibb fera partie des premiers contaminés, et en même temps des premiers propagateurs. Un dimanche soir d’octobre, ce dernier, alors animateur d’une émission musicale sur la station WKNR-FM, prend un appel d’un auditeur, Tom : “Je voulais bavarder avec toi de cette histoire de mort de McCartney, ça veut dire quoi ?”. Confronté au scepticisme de son interlocuteur, Tom le pousse à passer Revolution 9 à l’envers afin d’entendre les mots “Turn me on, dead man”, au grand dam de l’ingénieur du son (“Putain de conneries de hippies”). Un autre auditeur se pointe et affirme à Gibb que sur le long fadeout de Strawberry Fields Forever, on peut entendre Lennon avouer “I buried Paul” (selon l’intéressé, c’était en fait “cranberry sauce”).
L’histoire paraît aussi invraisemblable qu’amusante à Fred LaBour, un étudiant du Michigan. Le journal de son université lui a commandé une chronique d’Abbey Road, tout juste paru. Il lui rend à la place une satire de la rumeur, publiée sous une photo triste du Beatle défunt et sans point d’interrogation : “McCartney est mort ; de nouvelles preuves émergent”. Quand il dénonce “le plus grand hoax de notre époque”, ce n’est pas de la mort de Macca qu’il parle, mais bien de sa dissimulation. Il “révèle” qu’un orphelin écossais, William Campbell, a été recruté pour remplacer le bassiste et pourvu d’une moustache pour cacher la différence des traits. Que Brian Epstein, le manager des Beatles, avait menacé de tout révéler, ce qui explique sa mort brutale à l’été 1967. Que l’écusson OPD arboré par Macca sur la pochette de Sgt. Pepper veut dire officially pronounced dead.
Tout est faux, fantasmé, inventé. Mais tout le monde veut jouer à y croire. En une poignée d’heures, tous les exemplaires du Michigan Daily s’arrachent. “Je marchais dans la rue à Ann Arbor et on pouvait entendre la musique des Beatles par les fenêtres, les gens essayaient de passer leurs disques à l’envers”, se souviendra LaBour, quarante-cinq ans plus tard.
“The Walrus was Paul”
Les Américains croient qu’on leur cache des choses. L’été 1969 vient d’être marqué par deux événements – les premiers pas de l’homme sur la Lune et l’accident de voiture dans lequel a été impliqué Ted Kennedy, le frère cadet de JFK, à Chappaquidick – qui vont très vite nourrir un flot de théories complotistes. La musique aussi fournit du carburant aux délires interprétatifs. Presque inoffensifs dans le cas de A.J. Weberman, autoproclamé “dylanologue” qui affirme avoir trouvé la vérité cachée dans les paroles de l’auteur de Like a Rolling Stone, et viendra bientôt fouiller ses poubelles. Meurtriers dans celui de Charles Manson, qui a cru deviner dans les paroles du Double Blanc, non pas les signes de la disparition de Paul, mais ceux d’une guerre raciale à venir.
Les années précédentes, Dylan a été faussement donné pour mort après son accident de moto, de même que James Brown après un concert à Washington en pleine flambée de tensions raciales. Comme l’assénera Lennon dans une de ses dernières interviews avant sa mort, “certaines personnes aiment le ping-pong, d’autres aiment creuser des tombes”.
Alors que la rumeur fait remonter les albums des Beatles dans les charts, il ne lui manque plus que le tampon des médias grand public – fût-ce pour la démentir. Sur NBC, le présentateur-star John Chancellor fait de Macca un bassiste de Schrödinger : “Tout ce que nous pouvons affirmer avec certitude est que Paul McCartney est soit mort soit vivant.” Le magazine Time publie un docte article sur les mécanismes et l’avenir de la rumeur et conclut que “propulsée par l’ignorance et l’inquiétude, cette supposition défiera presque toujours les tentatives de la raison de la démonter”.
Un autre magazine, le plus people, Life, aligne sur trois pages les indices supposés (y compris l’analyse d’un universitaire floridien qui, comparant les voix de Paul sur Yesterday et Hey Jude, les a trouvées étonnamment différentes), avant de donner la parole à l’intéressé qui, depuis sa ferme écossaise, dénonce des rumeurs “complètement stupides” et tente d’apporter un brin de bon sens. Tes pieds nus sur la pochette d’Abbey Road, Paul, c’est un symbole de mort, n’est-ce pas ? “Je marchais pieds nus parce qu’il faisait chaud ce jour-là.”
“Those freaks was right when they said you was dead”
Si la légende a pu prendre pendant une poignée de semaines, reconnaît-il alors lui-même, c’est parce qu’il a disparu des médias. Lui n’est pas mort mais les Beatles le sont déjà. Les tensions se sont accumulées au sein du groupe au point qu’un membre de son entourage, Terry Knight, y fait allusion dans un single sorti au printemps 1969, Saint Paul : “You knew it all along / Something had gone wrong […] You say you want to live your life to the future / They say they’ve got dues to pay today”. Un morceau dans lequel certains voient aujourd’hui les racines de la rumeur Paul is dead qui allait enflammer les campus américains à la fin de l’été…
Le 20 septembre 1969, trois jours après la publication du premier article du Drake Times-Delphic, Lennon annonce à ses trois camarades qu’il demande le “divorce”. Deux ans plus tard, il assassinera son ancien complice sur How Do You Sleep ? : “Those freaks was right when they said you was dead.” Les théoriciens du complot, qui ont réponse à tout, affirment que sa propre mort, le 8 décembre 1980, des mains de Mark David Chapman, a été décidée parce qu’il comptait cracher le morceau sur le remplacement de Paul par un sosie. Pour les autres, comme le chantait Brassens, les vrais enterrements venaient de commencer.
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