Invisible sur les écrans depuis L’âge des possibles, la cinéaste Pascale Ferran réapparaît soudain avec un splendide documentaire cherchant à saisir, dans l’intimité de deux musiciens de jazz en travail, le mystère de la création. Quatre jours à Ocoee est diffusé sur Arte samedi 31 mars.
Comment ce projet a-t-il pris forme ?
Pascale Ferran : C’est Jean Rochard, producteur des disques nato, qui est à l’origine de ce projet et qui me l’a proposé. C’était la première fois que Tony Hymas et Sam Rivers enregistraient en duo et Jean pensait que ça serait bien qu’il y ait des témoins à cette rencontre, que ça serait source de stimulation, que ça apporterait un plus. J’ai tout de suite eu l’impression que les deux idées naissaient ensemble dans son esprit ? que ce duo était possible parce que l’idée du film était possible. Que la conception du disque et la réalisation du film appartenaient au même processus. Cette dimension a énormément compté pour moi, parce que j’ai senti là un vrai point de vue de producteur/réalisateur. Pour moi, les questions du dispositif et du « qui pense le dispositif » sont fondamentales. Le fait que Jean Rochard pense à un moment à des témoins à l’enregistrement de ce disque, et que ces témoins soient une équipe de tournage : c’est absolument de la mise en scène ? ça influe directement sur la musique qui va se faire. Dans ces conditions je ne me suis pas senti capable de refuser. Parce que j’avais quand même toutes les raisons de le faire, tout me désignait comme la mauvaise personne, à mes propres yeux du moins : je n’avais aucune vraie connaissance de cette musique, je ne parle pas un mot d’anglais, et je n’avais jamais fait de documentaire. On ne peut pas plus se sentir en terre étrangère.
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Pourquoi as-tu accepté finalement ?
J’étais à peu près sûr qu’humainement je réussirais à capter ce qui allait se passer entre les musiciens, même sans les mots, je suis assez bonne pour décrypter les situations relationnelles. Par contre je flippais sur des petits trucs idiots, très matériels, comme ne pas réagir suffisamment vite au moment du tournage parce que tout simplement je n’aurais pas compris ce qui se disait. Il y a finalement eu un épisode décisif qui m a fait accepter définitivement : c’est une séance de mixage du disque précédent de Sam Rivers et Tony Hymas (Height Day Journal (nato)). J’adore le mixage au cinéma. J’ai une assez bonne oreille, j’adore travailler les plans sonores sur mes films. Et là j’ai constaté que sans comprendre un mot de ce qui pouvait se dire dans le studio, je saisissais les questions à résoudre, je comprenais grâce à la musique, aux modifications de mixage. J’ai compris que le fait de ne pas parler Anglais me mettait dans une situation d’écoute optimale de la musique. Que ça pouvait devenir un atout. Je ne pouvais pas m accrocher au sens, j’étais obligé de me mettre dans une situation d’immersion complète par rapport à la musique. Ça a beaucoup compté.
Et puis il y a eu une assez grande dose de curiosité enfantine dans le fait que j’ai accepté : le désir d’être là, comme une petite souris, et de voir comment ça se passe. Refuser cette proposition c’était me condamner à ne jamais vivre cette situation. Voir deux musiciens inventer en direct, sans préparation, dans l’instant c’est quand même un processus terriblement énigmatique.
L’effet immédiat le plus sensible, c’est que tu fais un retour public au cinéma, après des années de silence, avec ce film, très particulier Est-ce que tu vis ce film comme une rupture ?
Très sincèrement c’est la première fois que je me pose cette question’ Ce que je peux dire c’est que j’ai eu l’impression d’aller là, encore plus loin qu’au moment de l’âge des possibles, dans une sorte de prise de distance vis-à-vis de mon premier film et d’une démarche volontaire dans mon rapport au cinéma. J’ai l’impression de plus en plus, dans ma petite pratique, qu’il serait formidable de pouvoir alterner deux types de films bien distincts. D’une part les films de fiction, ceux que j’écris avec Pierre Trividic, dans une démarche à deux très étroite (il y a eu Petits arrangements avec les morts, il y aura le prochain) : des films ambitieux narrativement, assez orchestrés, abordant des questions complexes, qui nécessitent une énergie et un temps vraiment énormes. De l’autre, des formes plus légères, où les qualités requises sont moins du côté du contrôle et de la volonté. Aussi bien dans l’âge des possibles que dans Quatre jours à Occoe (et d’une certaine manière dans le travail que j’ai fourni sur la version française de Eyes Wide Shut) j’ai eu la sensation de me « mettre au service ». Des comédiens, des musiciens, d’un film C’est un rapport à la vie plus léger. Tu ne portes pas seul la nécessité de faire le film, tu partage le poids’ Les deux me sont nécessaires désormais.
Tu n’as pas vécu de crise particulière par rapport à la fiction, que tu aurais réglée par le passage au documentaire
Non, mais il faut avouer que ça tombait bien’ Après l’âge des possibles, j’ai travaillé plus de deux années avec Pierre Trividic sur un projet énorme autour de Newton, qu’il devrait un jour mettre en scène si tout se passe bien. Puis on s’est attelé à un scénario pour moi, et on a tellement ramé qu’on a fini au bout de six mois par tout jeter à la poubelle en se disant que ce n’était pas une bonne idée, que ça nous ennuyait ? on n’y arrivait pas. Ce n’est pas un problème en soit. Ça arrive. Il y a parfois comme ça de fausses bonnes idées et il faut un certain temps pour s’en rendre compte. Ça ne produit rien, ce n’est pas dynamique, ce n’est pas le bon moment, tu n’es pas à la bonne distance à cet instant de ta vie pour traiter de ce sujet particulier. C’est précisément ce qui m’est arrivé là : j’avais le nez trop collé sur certains éléments de l’histoire. On a tout jeté à la poubelle. Ce n’est pas la première fois que ça nous arrive donc maintenant on ne se laisse plus démonter par ce genre de cas de figure. Mais il a fallu rebondir. On était en plein début d’écriture d’un nouveau projet quand ce documentaire est arrivé. C’était une idée de Pierre, il pouvait commencer de poser certaines choses sans moi. J’avais donc du temps à consacrer à cette proposition inattendue. Et c’était bien de se remettre dans une relation directe avec ce que c’est de fabriquer un film. Parce que si ce n’est que quatre jours de tournage, c’est ensuite quatre mois de montage. Alors non, il n’y avait pas de crise. Simplement c’est clair que j’ai eu longtemps du mal à me représenter à moi-même comme cinéaste. Maintenant ça va mieux
Quelle était ta relation au documentaire avant de te lancer dans cette aventure ?
J’avais bien sûr une expérience de spectatrice. C’est une forme que j’aime beaucoup et qui à mon sens est de plus en plus rare ? j’entends par documentaire un truc qui n’est pas un reportage, avec la voix off qui nous dit ce que l’on doit regarder dans l’image Mais par contre comme réalisatrice c’est en effet assez éloigné de ma conception du cinéma. Mon envie de faire du cinéma a toujours coïncidé avec le désir de raconter des histoires. Je n’ai jamais eu une envie de cinéma dans l’absolu. J’avais envie de raconter des trucs. J’aime quand même infiniment les histoires, qu’elles soient écrites ou filmées. M engager dans un documentaire, c’était donc à la fois obéir à la tentation d’aller dans cet inconnu, où il n’y avait pas d’histoire, tout au moins prévue, et en même temps une façon pour moi d’accepter que j’étais réalisatrice et pas seulement raconteuse d’histoire. Ça n’allait pas forcément de soit, quoi.
Quel était ton projet à l’origine ? Qu’est-ce que tu avais imaginé ?
Si tu n’imagines rien, rien ne se passe. Donc j’avais imaginé un truc très précis, pour lequel j’avais un très grand appétit : j’avais la sensation que le dispositif était tout à fait idéal pour parvenir à capter quelque chose de l’ordre de la création. On était dans un huis clos, celui du studio, et dans un temps très court : quatre jours. Et dans l’espace de ces quatre jours l’intégralité d’un processus de création à plusieurs allait se réaliser. Le matin du premier jour, tu n’as rien et à la fin du quatrième tu as un disque fini. Et ça c’est presque introuvable ailleurs. Au théâtre tu trouves le huis clos mais le temps des répétions peut se dérouler sur plusieurs mois. Quant au cinéma il y a une telle accumulation des étapes que c’est encore un tout autre processus. Le fait d’être dans une telle cristallisation, j’avais l’impression que ça permettait d’enregistrer et de capter en direct des choses qui, pour moi, sont décisives, et touchent presque à l’essence de ce qu’est la création collective. Ce sont des choses extrêmement difficiles à transmettre, quasi-impossibles à nommer : c’est la façon dont s’entremêlent en permanence la création et les rapports humains. Le fait qu’à un moment tout se met à compter. Tu entres dans une zone bizarre où tu ne peux plus décider ce qui fait changer les humeurs : si la musique (ou le jeu des comédiens ? là on est dans des questions très voisines) est modifiée par tel ou tel type de relations humaines, ou si au contraire c’est la musique qui modifie l’humeur et engendre de nouveaux types de relations’ C’est ça que j’avais envie d’explorer.
Comment as-tu pensé le dispositif ?
La première chose à laquelle j’ai pensé c’est qu’il y avait une situation en miroir, un disque face à un film, et qu’il fallait accentuer cet effet le plus possible. Quand j’ai appris qu’ils seraient quatre (les deux musiciens, le producteur, l’ingénieur du son), j’ai tenu à ce que nous soyons quatre de notre côté. Pas un de plus. Objectivement ça compte. Ça a des incidences extrêmement matérielles et immédiates. Comme j’avais décidé de privilégier la dimension sonore par rapport à l’image, j’ai opté pour une équipe de deux personnes au son. Il ne restait donc plus de que deux places, et comme ça semblait intéressant de filmer à deux caméras je me suis retrouvé cadre sur la deuxième caméra. On voit comment des questions de pure posture ont des incidences directes sur la forme du film
Par ailleurs, personne ne saura jamais comment le disque se serait passé si nous n’avions pas été là, mais j’ai l’intime conviction que ça se serait passé autrement. Donc il me semblait évident qu’il fallait régulièrement que j’indique au spectateur que notre présence modifiait le contexte, et que donc j’assume en permanence le fait que j’étais là. On n’a pas enlevé les regards caméra quand les musiciens s’adressaient à nous’ La façon dont ils nous disent bonjour tous les matins raconte quelque chose du climat dans lequel est en train de se dérouler la séance Tout ça compte.
Est-ce que tu t es sentie parfois débordée ?
A part cette envie de m approcher au plus près du mystère de la musique, et de voir comment ce dispositif pouvait éventuellement rendre compte d’un processus qui n’a pas lieu que dans la musique ? je n’avais aucune idée de comment les choses allaient se passer. C’est le propre du documentaire. Tu débarques là et tu as juste à accueillir le mieux possible ce qui a lieu sous tes yeux. Une des choses que je n’avais absolument pas prévu c’est qu’ils s’engueulent aussi vite et aussi fort, et que ce conflit soit en quelque sorte fondateur de l’ensemble de la séance. La question s’est posée aussitôt : quand il y a crise, quel geste tu fais ? Tu continues à filmer ? Tu t’arrêtes ? Il y a un moment dans cette engueulade où ils se réconcilient un peu contre nous, et où ils sortent du studio en nous laissant seuls en plan’ On a arrêté de filmer une minute, vraiment comme des cons, tout seul, puis on a remis les moteurs en marche, on est retourné en cabine voir ce qui se passait en assumant notre présence Après ça, le lendemain matin, avant que commence la deuxième journée, je me suis surprise à imaginer des scénarios : en sachant qu’il s’est passé ça le premier jour, qu’est-ce qu’il risque de se passer maintenant ? Et si il se passe ça qu’est-ce que je fais pour être au meilleur endroit pour le filmer ? Pour le coup, j’avais l’impression qu’une certaine vivacité de scénariste était là très utile dans la captation du réel.
A l’arrivée c’est un grand film sur le travail et conséquemment sur la fatigue
Et oui, on ne le dit pas assez : travailler fatigue !
C’est le sujet même du film
Oui, il faut montrer le travail ? tout le temps, le plus possible. C’est quand même une très grande partie de la vie des gens, le travail, et quel que soit sa nature je trouve ça intéressant. Les rapports des gens au travail, le plaisir ou pas qu’ils peuvent trouver là-dedans, c’est passionnant. Alors évidemment quand c’est le travail interne d’une pratique artistique ça m intéresse d’autant plus que tout ce qui pour moi dégage l’art des clichés romantiques qu’on a sur lui me semble salutaire et libératoire. C’est effrayant à quel point les gens pensent encore que tout ça fonctionne à coup d’inspiration. Mais non : on souffre pour écrire des histoires, jouer de la musique, il y a des moments de bonheur sublime et de désespoir absolu, mais surtout de labeur. Ça c’est assez peu montré. Tout de suite cette dimension m a intéressé dans le projet et, au montage, on a tenu bon. Quand je parle de quête de la musique, du mystère de la création, le seul fil que je pouvais envisager de tirer, parce que je le connais bien, c’était le travail. Après effectivement il y a des moments de pure énergie que d’aucuns peuvent appeler inspiration . C’est de l’ordre de la relation alchimique, tout d’un coup : ça a lieu’
La structure en miroir a dû t’aider à capter cet état de fatigue, ces fluctuations d’énergie
Ça aidait peut-être pas à la capter mais à la transmettre au spectateur, ça certainement. On était caméra à l’épaule, pas avec des toutes petites DV que tout le monde utilise aujourd’hui, et dont je me méfiais plutôt, mais avec des Bétas numériques, de bonnes vielles caméras dont on sent le poids sur l’épaule, qui ramène une sorte de gravité aux choses, parce que » ça pèse son poids « ? Moi qui n’avais pas cadré depuis longtemps, ça me tuait littéralement. Au bout de six heures tu es dans une espèce d’état de fatigue absolu. On était extrêmement près de leur état de fatigue à la fin des journées.
Quelle distance as-tu choisie d’adopter par rapport à ce que tu filmais ? Se projeter dans les personnages ? Garder une position de témoin actif ?
C’est clair qu’être dans cette position de documentariste c’est à part ? complètement différent que d’être metteur en scène de fiction, où tu es sans arrêt sollicité, convoqué à dire ce que tu penses, ce que tu veux, à choisir Là tu es dans l’accueil, il faut juste être là quand ça se passe, au bon endroit, à la bonne distance. C’est une question permanente. D’une certaine façon j’ai toujours été dans un état d’empathie avec eux absolument total. J’étais suspendu à leur musique, à leurs postures physiques, à ce qu’ils m’envoyaient comme message. Je n’avais pas l’impression d’être dans une sorte de repli, plutôt totalement dans la matière.
Cette façon de travailler dans l’urgence, de s’en remettre à l’instant, ces valeurs propres au jazz, apparaissent assez éloignées de ta façon d’envisager le cinéma plutôt basée sur le contrôle, la maîtrise. Qu’est-ce qu’ils t ont appris ces musiciens ?
Leur musique est effectivement une musique du présent. C’est un rapport au monde et au temps qui est quand même très différent du mien. Quand tu fais de la fiction au cinéma tu es en permanence dans plusieurs temps. Tu es toujours dans ces allers retours entre ce que tu as imaginé et ce que tu projettes dans l’avenir ? et puis tu es accessoirement dans le présent du tournage. Je suis assez bonne là-dedans pas très bonne dans mon rapport au présent. C’est lié à une forme d’angoisse. Donc quand on n’est pas très bon dans quelque chose il faut aller voir. J’étais obligé pour ce film de m immerger dans le présent des choses. Ne pas projeter juste accueillir ? en un sens être dans la même position qu’eux par rapport au réel, à ce qui se passe. Cette façon en une fraction de seconde, d’attraper ce qui se présente pour le transformer et le renvoyer différemment, et ça dans une vélocité, une vivacité, une joie musicale ? c’est incroyable. Ça il faut apprendre des gens qui savent faire. Avant je voyais un peu de magie dans l’improvisation. Comme toujours quand on ne connaît pas bien les choses, on est rattrapé par les clichés romantiques. C’est beaucoup plus beau de voir que c’est principalement des questions d’humeur. Parfois ça vient comme une libération, d’autres fois ça cristallise quelque chose de l’ordre du travail, dans tous les cas ça raconte ce qui se passe ou ce qui s’est passé. Donc tout ça est extrêmement humain.
Quel lien vois-tu entre ton cinéma et la musique ?
Je pense fortement que le cinéma, dans le meilleur des cas, c’est de la musique, qu’il y a un rapport très étroit entre ces arts là, un lien essentiel. C’est pour ça d’ailleurs que j’essaie de comprendre la musique, que j’ai ce désir de développer une oreille, de ma laisser traverser par elle. Quand on est en écriture avec Pierre, la référence est très souvent musicale. Comment travailler la polyphonie, comment passer d’une scène très orchestrée à des ambiances de musique de chambre, comment faire réapparaître des thèmes, les transformer, les faire entrer en correspondance avec d’autres thèmes ? tout cela a de fortes connotations musicales, extrêmement conscientes. C’est clair que le cinéma c’est du temps. Un film vraiment réussi invente un temps, son temps.
Quand tu parles de musique, tu reviens naturellement à l’idée de composition. Là ce n’est pas ça que tu as expérimenté.
Je ne vais pas me changer non plus radicalement. Ma culture cinématographique de base, c’est celle des cinéastes de l’extrême composition ? plutôt Resnais que Cassavetes, plutôt Fritz Lang que Pialat. Avec cette idée forte de recréation d’un monde. Mais le film n’échappe pas à ça. Le tournage c’est une chose, mais le montage c’est bien l’organisation de ce qui s’est passé pour que ce soit transmissible à un tiers. Tu prends les trente heures de rush non organisées tu es quand même devant une matière assez chaotique. C’est au montage essentiellement que se joue la mise en scène, dans cette mise en forme du réel.
Quelles ont été tes options de montage ?
Il y a eu deux options principales. D’une part, on a cherché à ce que le film raconte toujours deux choses en même temps ? que chaque morceau de musique nous fasse sentir à la fois là où ils en sont humainement dans leur relation et comment cette dimension les amène à jouer cette musique de telle ou telle façon. Que les deux soient constamment imbriqués, que ça ne se raconte pas de façon alternative mais dans le même plan, dans le même temps. Et puis il y a eu une autre grande question qui nous a occupé en permanence au montage et au mixage : comment restituer au spectateur à l’intérieur d’une forme finalement assez composée et organisée, le fait qu’on ne savait jamais ce qui allait se passer, le fait que c’était en train d’avoir lieu sous nos yeux et qu’on ne savait pas où ça allait. Ce danger, ce suspense sont pour moi éminemment cinématographique. On a essayé de garder cette tension : qu’est-ce qui va se passer ensuite ? Plus tu organises les choses, plus tu peux avoir l’impression de perdre ce sentiment-là. Il fallait tout le temps rester dans un côté abrupt, notamment au niveau du son. Dés qu’au mixage, on essayait de rendre le son meilleur, proche de celui du disque, ça ne marchait pas. Dés qu’on perdait, ne serait ce qu’une seconde, la sensation qu’avant le morceau, pendant le morceau, après le morceau c’était le même son, donc le même temps, le film était mort. A l’arrivée on a beaucoup mixé la perche. C’est comme si on n’avait pas eu le droit d’enjoliver. Et puis enfin monter c’est travailler le rythme interne du film : comment faire pour que tout ça tienne ensemble, fasse un tout. Et là, on revient à la question du cinéma considéré comme de la musique. Si rythmiquement ce n’est pas juste, un film, ça ne fonctionne pas.
C’est aussi un formidable film sur le couple aussi. Une sorte de comédie humaine instantanée
Oui, c’est pour ça que j’aimais bien la métaphore un peu simple mais finalement assez efficace du rideau de théâtre qui ouvre et ferme le film, parce qu’effectivement il y a là-dedans un caractère huis clos de comédie humaine, qui va avoir lieu comme ça sous nos yeux en direct. Du fait que je ne parlais pas la langue je manquais toujours l’anecdote mais du coup j’avais l’impression de comprendre encore beaucoup plus vite ce qui était latent, sous-entendu. J’avais la sensation d’être dans un rapport assez direct avec ce qui se jouait de profond entre eux. Il y avait effectivement des différences de culture, d’histoire, de formation ? je ne pense pas être passé à côté. De façon complètement sidérante, le projet de fiction que nous avons abandonné Pierre et moi, était un projet de huis clos entre deux personnes. OK, on passe à autre chose, quelques semaines plus tard je me retrouve à tourner ce documentaire, et ce que je n’étais pas arrivé à écrire je l’avais sous les yeux. Evidemment je dois dire que je me trouvais dans un état d’hyper réceptivité à cette question là. J’étais fasciné. Grâce à eux ce projet que j’avais abandonné, je le faisais quand même, autrement, ils me le jouaient ? j’étais ivre de reconnaissance. Du coup il y a énormément de situations dans le film qui me touchent humainement de façon incroyable.
Est-ce que tu as l’impression que ce film risque de modifier ton cinéma dans son rapport au temps, au réel ?
Je l’espère de tout c’ur. J’espère en permanence que ce que je fais va me modifier. Avec l’âge des possibles, j’avais tenté de me coltiner à une dimension où je me trouvais particulièrement mauvaise, qui est la vitesse ? faire les choses vite, écrire, tourner, travailler sur le rythme Là j’ai questionné mon lien au présent. J’espère que ça va m être profitable en tournage mais aussi dans la vie. Et puis j’ai aussi expérimenté le fait que dans la fatigue se trouvent des choses précieuses. La fatigue c’est une sorte de double abandon au présent pour moi, tu ne peux plus être dans la preuve, et des choses magnifiques peuvent naître de cet état particulier, il faut juste lui faire confiance, ne pas à s’en méfier, ça ne sera pas la même chose, mais ça peut être bien aussi. C’est ce rapport au présent là que j’aimerais faire fructifier, cette façon d’attraper la balle au bond, de capter ce qu’on n’a pas prévu et de parvenir à en faire quelque chose, de le transformer. Je travaille déjà en partie comme ça, je laisse notamment une marge de man’uvre assez grande au comédien. Mais j’aimerais que ça se fasse avec un peu moins de fébrilité, et plus de rapidité dans la réaction. Je crois que je peux gagner là-dessus.
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