Kekra finit l’année comme il l’a commencée : en beauté. Il faut dire que le prolifique rappeur des Hauts-de-Seine charbonne dur. Depuis son premier clip il y a deux ans, le Courbevoisien masqué a sorti pas moins de six projets, dont deux albums en 2017, « Vréel 2 » et son superbe volet numéro 3. Petit coup de rétro sur la montée en puissance d’un crack encore sous-estimé du rap game.
Booba l’avait validé en 2016, depuis Kekra ne s’est pas crashé, il n’a pas réduit la vitesse. Il est toujours dans le futur au volant de sa DeLorean. Dès janvier 2017, il l’annonçait sur un freestyle façon Marty McFly : « L’année prochaine fut une bonne époque ». Et il ne s’était pas trompé (musicalement parlant du moins car les ventes ne suivent pas forcément), multipliant les headshots rapologiques à une cadence élevée (deux albums de haute volée et une douzaine de clips léchés) tout en restant dans l’anonymat du tireur embusqué.
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Mystérieux, Kekra ? Oui et non. Il ne se livre que très peu dans ses lyrics ou ses rares interviews, sans pour autant cacher son quotidien. Au contraire, il le documente à sa manière elliptique et imagée, aussi réaliste et chirurgicale dans les détails (le four micro-onde pour faire gonfler les plaquettes de shit, la Ford Mondeo de la brigade anticriminalité) que marquante dans une écriture qu’il n’a cessé de peaufiner sur ses deux projets sortis cette année : technique sûre à base de jeux de mots (« Ma life, un conte de faits divers, gros », « Tueur en série, j’fuck tes épisodes »), d’allitérations (« Je les baise bien avant le buzz »), de diérèses audacieuses (« J’les écrase tous comme panini, yeah / Qui donc pourra le nier ? »), d’oxymores (« que du sale proprement dit »), de punchlines fulgurantes (« Si j’explose vraiment ap’, c’est la faute des démineurs ») et autres « métagores » héritières de B2O (« J’suis trop violent, ils ont l’cerveau en cabriolet »), quand elles ne sont pas des références directes à des phases du Duc de Boulogne (« La vie je la traîne par le chignon »). Le texte est « nuageux », le regard « nébuleux ». C’est à première vue le quotidien couleur bitume d’un débrouillard de Courbevoie à la routine bien rodée (« Tous les matins pour ma paye, j’me vè-le »). L’existence répétitive du dealer de cocaïne et de résine qui charbonne, qui charbonne et qui charbonne encore, dont le vide émotionnel s’oublie dans les Poches pleines. Cet état des lieux assez banal à l’heure de la trap nihiliste et du cloud rap de trafiquant trouve à s’exprimer chez Kekra en dehors des sentiers battus.
Son rap « issu d’là où les bicraveurs s’déguisent en dandy » a quelque chose d’à la fois arrogant et excentrique. Pas si dépressif que ça en fait malgré le ciel lourd à l’horizon. Dit autrement : un côté anglais. L’homme se rend d’ailleurs souvent à Londres, où il a des cousins. D’où son tropisme british, pas lié à une quelconque mode passagère lancée par Drake donc, mais à une connexion intime avec les sonorités grime et UK garage. Car Kekra ne se contente pas de remixer Skepta ou de rendre hommage à Roll Deep – même s’il le fait très bien. Il va directement puiser dans ces beats rapides et synthétiques le pouls parfois très club de son flow épidermique.
Kekra is in the kitchen
En 2017, Kekra s’est un peu éloigné de la trap pour frotter ses egotrips à ce genre de vibes hallucinogènes. Ça donne des morceaux hyper-dansants et éclairés aux néons comme 9 Milli sur Vréel2 ou Capuché sur Vréel 3. Rien d’étonnant dès lors, de retrouver le MC sur la prog’ pointue des Nuits Sonores de Lyon aux côtés d’un Stormzy ou d’un AJ Tracey. Rien d’étonnant non plus à l’entendre basculer régulièrement dans la langue de Shakespeare dans ses morceaux, sans le ridicule habituel associé aux chanteurs de R’n’B français d’antan – Matt Houston on t’aime – ou, plus rare encore dans nos contrées, de répondre en anglais fluent à une interview donnée à un média américain (Viceland). L’ADN de Kekra est brouillé, compliqué à géolocaliser. Il le dit lui-même, c’est un citoyen du monde, sans frontière.
D’origine berbère marocaine, le musicien nomade passe sa vie entre les Hauts-de-Seine, Londres et la Thaïlande, tourne ses clips à Tokyo, à Miami, en Belgique ou au Togo, rappe en français, en arabe, en anglais, avec des touches d’espagnol, de jamaïcain (l’envoûtant Irie) ou de japonais (références à la culture asiatique, japananime en particulier). Bref, c’est un ovni au cul coincé entre plusieurs continents et époques, en avance sur son temps avec sa grime-trap autotunée (« Tes flows d’l’an prochain, pour moi c’est des flows d’hier »), et en même temps biberonné aux années 1990 : « J’suis pas de cette putain d’planète comme Hilguegue », résume-t-il à sa façon sur un morceau dédié à la femme extraterrestre de Salut les musclés. Big up au Club Dorothée.
Masqué, caché, pixellisé
Son je m’en foutisme un peu anar’ n’est pas sans romantisme. Non qu’il soit fleur bleue – Kekra reste très pudique, voir fermé à double tour, sur ses sentiments – c’est plutôt un romantisme de hors-la-loi moderne prêt à tout faire péter non pour la gloire mais pour la beauté de l’art. On pense au récent Hacker de Michael Mann. Kekra a quelque chose de ce personnage qui commet ses forfaits numériques en anonyme, super-héros dématérialisé, apatride, qui ne connait aucune règle et opère dans le monde contemporain en fantôme, insaisissable. Kekra n’est bien sûr pas caché derrière une machine comme Chris Hemsworth, mais outre son masque, il y a sa voix camouflée derrière l’autotune, logiciel de correction vocale qu’il semble avoir piraté à sa sauce pour le pousser dans ses retranchements saturés. Alors certes, pour un spectre, Kekra se « montre » beaucoup dans les clips. Mais là encore, à regarder l’évolution récente de sa clipographie, il semble suivre une logique non de dévoilement, mais d’effacement progressif, au profit d’une liberté d’expression totale. Dans des vidéos telles que Uzi ou Walou, le rappeur disparait et ressurgit à l’écran tel un bug informatique. Avec Pas Millioné, il devient une silhouette noire projetée sur des anime, dans Poches pleines, il disparait derrière une narration à la première personne, pour finir en avatar pixellisé de jeu vidéo vintage dans Tout seul.
Rétif aux featurings (« Kekra ne se mélangera pas dans l’robot mixeur ») et aux règles (« Fuck les consignes, j’veux pas qu’on m’co-signe »), Kekra a tellement de flows en stock qu’il semble n’avoir besoin de personne. Méfiant ? Sans doute, il faut le voir se retourner nerveusement toutes les deux minutes en interview. Autarcique ? Pas encore, même s’il produit de plus en plus ses sons. Isolé ? Oui, mais c’est parfois le prix d’une trajectoire unique. Il est tout seul et il le sait.
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