Après des années de purgatoire, la folle énergie du free jazz revient avec la force du refoulé. Alors même que de nombreux jeunes musiciens se réclament de nouveau de son esthétique libertaire et de son esprit renégat, et qu’on réédite enfin quelques labels phares de son éclosion (ESP, BYG), découverte du genre à travers cinq disques historiques d’artistes emblématiques sur les étapes de cette musique violemment romantique qui ébranla l’ordre établi.
Le mouvement est sensible, ces dernières années, d’une réhabilitation critique et publique, et partant d’un renouveau esthétique, du free jazz. Les hérauts de la New Thing et autres légendes vivantes et historiques de cette lame de fonds qui bouleversa infiniment la musique noire dans les années 60, attirent de nouveau les foules après des années de purgatoire : d’Ornette Coleman à Albert Ayler en passant par Eric Dolphy ou Sun Ra, les hérétiques d’autrefois (re)deviennent les icônes flamboyantes de la contre-culture, et influent de nouveau sur les grands orientations de l’art contemporain, tous genres confondus. Car, et c’est sans doute là le phénomène le plus important, de jeunes artistes redécouvrent aujourd’hui l’esprit flamboyant de cette musique insurrectionnelle et fondamentalement subversive, redéfinissant dans des formes neuves et contemporaines, les vertus d’engagement tant esthétiques que politiques de cet art libre et libertaire fondé sur l’improvisation radicale. Le romantisme cru du free jazz, son lyrisme violemment expressif, son imagination formelle illimitée, son projet révolutionnaire enfin, ont de tout temps induit des modèles esthétiques et sociaux alternatifs qui trouvent aujourd’hui des échos multiples et variés dans des domaines artistiques divers, parfois très éloignés en apparence de la stricte sphère du jazz. Reste que si le free jazz redevient une référence et un horizon esthétiques de l’art contemporain, il reste avant tout un moment historiquement bien défini de la musique afro-américaine – un des aboutissements esthétiques majeur du jazz en tant que genre musical extra (voire, anti)-occidental et conséquemment une des étapes essentielle de l’affirmation identitaire de la communauté noire. A travers cinq disques-clefs de musiciens emblématiques de cette musique de feu, les étapes essentielles de son avènement.
Ornette Coleman
Free Jazz
(Atlantic/Warner)
Même si dans les faits un petit vent mutin soufflait sa douce folie subversive depuis quelques années déjà dans le petit monde du jazz (Charles Mingus et son Pithecantropus Erectus (1956), Max Roach et sa Freedom Now Suite (1960), Ornette Coleman en une série de disques visionnaires dont Something Else (1958) et Tomorrow is the Question (1959) avaient déjà posés implicitement les bases théoriques, politiques et esthétiques de cette musique révolutionnaire) c’est bien ce 21 décembre 1960 avec cet album éponyme que le Free jazz fait officiellement et symboliquement irruption (voire effraction !) dans l’histoire du jazz. A la tête d’un dispositif orchestral inouï et parfaitement provocateur – un double quartette composé des jeunes musiciens les plus novateurs de l’époque (d’un côté Ornette Coleman accompagné de Don Cherry à la trompette, Scott La Farro à la basse, Billy Higgins à la batterie ; de l’autre, comme en miroir, Eric Dolphy, Freddie Hubbard, Charlie Haden et Ed Blackwell) – le saxophoniste signe une oeuvre-manifeste, longue composition spontanée et fulgurante, créée in situ avec comme seule règle, un parti-pris d’improvisation absolue. La toile tachiste et violemment abstraite de Jackson Pollock qui orne la pochette originale reste aujourd’hui encore la meilleure illustration de l’expressionnisme libéré de cette musique définitivement inspirée.
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First Take
Free Jazz
Avec l’aimable autorisation de Warner
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John Coltrane
Ascension
(Impulse/Universal)
Même si, toujours à l’affût, le saxophoniste s’associe dés 1961, avec le fantasque Eric Dolphy, pour quelques nuits fiévreuses au Village Vanguard, John Coltrane n’appartient pas historiquement et stylistiquement au mouvement free jazz… Pourtant, en rompant, au tournant des années 60, avec les cadres rythmiques et harmoniques traditionnels du hard-bop, pour se plonger avec frénésie dans le magma en fusion de la matière sonore, malaxée en longues phrases torturées et incantatoires, John Coltrane s’est vite retrouvé l’influence majeure et indiscutable de la plupart des jeunes saxophonistes free – d’Archie Shepp à Pharoah Sanders en passant par Gato Barbieri… C’est donc tout naturellement qu’en 1965, après avoir mené son mythique quartette aux plus extrêmes limites de ses capacités expressives, Coltrane, à bout de souffle, invite la jeune garde avancée du free jazz conquérant (Shepp, Sanders, Marion Brown, John Tchicai…) à participer à une séance collective d’improvisation, comme pour se ressourcer à cette jeunesse qui se réclame de lui. Si Ascension peut être considéré comme un album de transition dans la carrière de Coltrane, une parenthèse flamboyante, en quelque sorte, entre deux phases créatives majeures, c’est aussi la rencontre historique entre deux générations, le moment où le saxophoniste accepte officiellement de tenir le rôle de parrain spirituel de ces jeunes révolutionnaires.
En écoute
Ascension part. 1
Avec l’aimable autorisation de Impulse
Albert Ayler
Spiritual unity
(ESP/Socadisc)
Albert Ayler est sans conteste l’un des musiciens les plus singuliers et novateurs de l’histoire du jazz, tous styles confondus – un hérésiarque naïf par qui le jazz a miraculeusement retrouvé son innocence perdue, sa part d’enfance, et simultanément s’est consumé en une sorte de paroxysme expressif quasi-suicidaire. Saxophoniste au son énorme, terriblement charnel, alliant puissance, dureté et plénitude, doté d’un vibrato qui fait directement référence aux grands ancêtres du saxophone ténor (Hawkins, Webster…), Ayler semble surgir du néant pour dynamiter dans un grand geste régénérateur cadres et codes et imposer un art brut, foncièrement impur, mêlant les plus folles audaces sonores à des mélodies d’une simplicité biblique, répétant en longues incantations obsessionnelles de pauvres ritournelles au pouvoir poétique insensé, transcendant la tradition des fanfares New-Orleans en furieuses improvisations collectives… Cet enregistrement légendaire datant de 1964, en trio avec Gary Peacock et Sunny Murray, pour la firme ESP, est son premier disque américain, celui où s’affirme définitivement son style inimitable, après quelques disques enregistrés en Europe. Le thème Ghosts continue aujourd’hui encore de hanter les mémoires de nombres de musiciens… Par la suite Ayler créera des formations plus étoffées avec notamment son frère Don à la trompette menant sa musique dans un élan syncrétique aux confins des genres les plus disparates. Sa mort prématurée en 1970, à l’âge de 34 ans, constitue pour certains la mort symbolique du jazz.
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Ghost (first variation)
Spirits
The Wizzard
Avec l’aimable autorisation de ESP
Cecil Taylor
Conquistador
(Blue Note/EMI)
Autre grande figure atypique et solitaire de l’histoire du jazz, le pianiste et compositeur Cecil Taylor a élaboré au fil des années l’un des univers artistiques les plus cohérents et poétiquement avancé des musiques actuelles, profondément personnel dans sa façon de se situer au carrefour des grands courants qui font le paysage musical contemporain, sans jamais faire obédience (ni même référence) à quelque école que ce soit. Pianiste au style volcanique, alliant un sens quasi-chorégraphique du mouvement à une débauche d’énergie proprement hallucinante, transformant son clavier en un improbable instrument percussif et coloré qu’il explore de fond en comble en longs déferlements paroxystiques, Cecil Taylor se rattache pourtant à une tradition essentielle de l’histoire du piano jazz qui court d’Ellington à Monk et qui fonde son style sur le discontinu. Si sa carrière débute au début des années 50 elle ne prend son véritable essor qu’au tournant des années 60 lorsque Taylor rencontre d’autres grandes figures du free jazz naissant (Shepp, Ayler, Sunny Murray…) avec qui partager ses convictions révolutionnaires. Conquistador, enregistré en 1966 pour la firme Blue Note, à la tête d’un quintette de rêve où brillent notamment la trompette de Bill Dixon et le saxophone de son plus fidèle compagnon, Jimmy Lyons, est un parfait exemple de cette musique savante, à la fois follement libre dans ses dérives improvisées et foncièrement tenue dans les limites d’une pensée rigoureuse et visionnaire.
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Conquistador
With (exit)
With (exit) alternate take
Avec l’aimable autorisation de EMI
Charlie Haden
Liberation Music Orchestra
(Impulse/Universal)
Le Liberation Music Orchestra du contrebassiste Charlie Haden, compagnon de la première heure du saxophoniste Ornette Coleman, est peut-être la dernière grande manifestation collective d’envergure qu’aura engendré le « free-jazz historique » avant de se métamorphoser/diluer peu à peu en Free Music en Europe et dans la Loft Generation aux USA… Ce big band free improbable, constitué de musiciens historiques (Don Cherry, Dewey Redman, Roswell Rudd, Gato Barbieri, Paul Motian, etc.), orchestré magnifiquement par Carla Bley, a pour particularité essentielle d’explorer un imaginaire musical inédit constitué pour l’essentiel de chants révolutionnaires de la Guerre d’Espagne : des mélodies simples et pleines d’émotions, au charme direct, arrangées avec élégance et légèreté, sur lesquelles viennent de greffer d’intenses improvisations à la fois révoltées et teintées d’amertume. Il y a dans cette musique engagée poétiquement et politiquement, une sensation de nostalgie active, intensément romantique, qui exprime parfaitement la confusion de l’époque, partagée entre utopie et désillusion. Le Liberation Music Orchestra, avec chaque fois un nouvel effectif, enregistrera par la suite deux nouveaux disques, The Ballad Of The Fallen (ECM) en 1982 et Dream Keeper (Verve) en 1990, consacrés cette fois aux chants militants et politiques du Chili, du Salvador et d’Afrique du Sud – et tout aussi magnifiques. La preuve en acte que l’esprit libertaire du free jazz est toujours parmi nous…
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El quinto regimiento
The ending to the first side
Introduction
Avec l’aimable autorisation de Impulse
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