L’Abitibi-Témiscamingue? Une région isolée du Québec, dernier lieu colonisé d’Amérique du Nord. Le Festival de Musique Emergente? L’un des plus magiques auxquels on ait pu assister. On y sera cette année : présentations.
Drôle, drôle d’endroit pour un festival. A 650 kilomètres de Montréal, à 8 heures d’une route sauvage en lacets longs et lignes interminables dans les forêts infinies, ou à 1 heure et des poussières d’un coucou à hélice glissant au dessus de milliers de lacs solitaires. Rouyn-Noranda, capitale de l’Abitibi-Témiscamingue, région administrative du Québec à la lisière de l’Ontario et, vu des yeux d’un Européen étriqué, pas très loin des rebords désertiques du monde connu. Car l’Abitibi-Témiscamingue a une particularité historique formidable et passionnante : mis à part quelques territoires du Grand Nord canadien, exploités ces dernières années pour leur potentiel énergétique, elle est la dernière région nord américaine colonisée par l’occidental, venu se frotter aux Algonquins, les autochtones majoritaires du coin. Rouyn-Noranda est la final frontier nord-américaine, la vraie, un ouesterne québécois, une région pas plus vieille que le cinéma.
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« Il y a eu, au début du siècle, en pleine crise, des plans de colonisation lancés par le gouvernement québécois » explique Daniel Laurendeau, extraordinaire bonhomme, adjoint du député fédéral du cru, petit fils de pionnier. « Les gens venaient s’installer et devaient se démerder. Des citadins de Montréal comme des villageois, qui empruntaient 5 dollars à des curés pour venir ici ; dollars qu’ils mettaient souvent des années à rembourser. Le premier truc qu’ils faisaient en arrivant était de se placer, de camper, pour prendre la terre et produire au plus vite des produits maraîchers. La découverte des mines n’est venue qu’après. La première mine, du côté québécois, a été découverte par des Français. Ils ont creusé dans le Lac Fortune, ils ont trouvé un peu d’or, assez pour se financer –mais ils sont passés à un mètre du gros gisement… Est ensuite arrivé Horne, qui a découvert beaucoup de gisements sur les rives du lac Osisko (nb : lac central de la ville de Rouyn-Noranda), du cuivre surtout, mais l’exploitation de l’or suffisait déjà à enrichir la région et à attirer du monde. Noranda était la ville de la compagnie, à l’Anglaise, carrée, pour les ingénieurs, cadres et travailleurs. Rouyn, de l’autre côté du lac, était celle des prospecteurs, des immigrés, elle s’est développée de manière beaucoup plus anarchique. Il y avait un vrai côté western, des trottoirs en bois et des routes totalement boueuses. Il y avait tout un quartier de tentes, où vivaient les prostituées -on appelait ça la Petite France. »
L’arrivée en ville est frappante. Le coin est, effectivement, neuf. Et terriblement charmant. Il règne ici, avant les festivités, le calme plat de la province tranquille. Il se dégage de la petite ville quelque chose d’unique ; l’atmosphère dorée des années 50, une ambiance rayonnante et paisible que la modernité, pourtant bien présente, n’aurait pas encore définitivement égratignée. Rouyn-Noranda, une double ville embrassant un petit lac placide ; une petite rue commerçante, fort-à-propos appelée Rue Principale, quelques grandes surfaces en périphérie, quelques cafés-concerts, théâtres, salles de spectacles ou lieux d’exposition, Chez Morasse (« la meilleure poutine du Monde »), des rues résidences tranquilles et typiquement nord-américaines, en bois impeccable ou en crépis décrépi selon les revenus, une bonne dizaine d’Eglises d’obédiences variables. Grand territoire d’immigration, Rouyn-Noranda a accueilli les religions du monde entier, notamment le culte profane importés par les Polonais, Ukrainiens ou Russes dans leurs bagages intellectuels –« Rouyn-Noranda est la ville la plus communiste du Canada » se marre Daniel Laurendeau.
Mais le plus frappant pour l’œil et l’imagination, à Rouyn-Noranda, est l’omniprésence visuelle de la véritable mère-nourricière de la ville : à portée de jardin se dressent les deux tours géantes de l’immense fonderie de cuivre, bizarrement installée en pleine cité, sur les ruines d’un ancien gisement fermé en 1976. Les jumelles règnent sans partage, dominent à les écraser les bâtisses basses de Rouyn-Noranda -comme un cinglant « n’oubliez pas ce que vous me devez », comme le rappel permanent de ce qui fait prospérer, depuis le début du siècle et plus encore en temps de crise boursière, la région dans son ensemble. Comme la menace, aussi, de ce qui attend la région quand les gisements seront épuisés ou quand les pollutions se seront définitivement installées –les territoires de chasse des Algonquins sont fortement contaminés, la firme locale a du, il y a une quinzaine d’années, intégralement nettoyer la ville et offrir de nouvelles pelouses à ses habitants. Comme le rappel, enfin, de la toute puissance de ce poumon métallique sur les vies locales ; il a récemment fallu déplacer un quartier entier de la petite ville de Malartic, près de 200 maisons, pour creuser dans l’or.
Rouyn-Noranda : drôle d’endroit, donc, pour un festival. Celui dont on parle est le Festival de Musique Emergente en Abitibi-Témiscamingue. Celui dont on parle, qui existe depuis désormais plus de 10 ans, est devenu l’un des plus mythiques et aimés au Québec –demandez à un Montréalais de vous parler de ses expériences passées à Rouyn, il le fera les yeux brillants d’amour, le visage agité de souvenirs magiques. Le FME est l’œuvre d’un trio de gamins du coin, avec à leur tête le brillant, adorable, hyperactif et très politique Sandy Boutin. « J’étais avec Jenny, qui s’occupe de la communication et de la programmation du festival, et avec Karine, la graphiste et artiste qui fait les visuels du FME. Je ne sais plus si on allait ou si on rentrait de Montreal -il n’est pas rare, quand tu habites ici et que tu veux voir Bjork ou Radiohead, de faire les 700 kilomètres dans un sens puis dans l’autre. Il y a une demande culturelle, ici. Il y a des bars qui montent des expositions ou font jouer des groupes, il y a L’Ecart, pour l’art actuel, des salles institutionnelles aux programmes très encadrés -mais, à part le Festival du film international, il ne se passait pas grand chose en termes d’événementiel. On s’est donc dit qu’on devait monter notre festival à nous, chez nous. Si c’est possible à Montreal, alors c’est possible à Rouyn ».
Pas de mystère, et beaucoup de logique dans la décision de monter le FME si loin : le garçon, animal politique, a été très jeune au cabinet d’un ministère des régions et de l’aménagement du territoire. Le FME, comme d’autres petits festivals québécois, peut alors être considéré comme un acte fort de résistance à la force centripète de l’omniprésente Montréal -résistance victorieuse puisque le FME a eu un effet d’entraînement réel sur la vie culturelle de la ville. « Je suis un régionaliste, explique-t-il avec passion. J’ai travaillé pour le Ministre des Régions, je suis très attaché à l’Abitibi. Pour moi, développer la culture en région est important, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Ici, tout est en opposition : Montréal est en opposition à Toronto, les Francofolies ou le Festival de Jazz sont en concurrence avec les plus gros événements du monde, ils veulent en faire un pôle majeur, et ils n’ont dans cette optique jamais assez d’argent. Mais on ne peut pas se concentrer uniquement sur Montréal, vouloir faire croire au monde que si ça va bien à Montréal, ça va bien partout ailleurs. On ne peut pas développer le Québec de manière centralisée, tout le monde ne peut pas habiter Montréal. C’est sûr que ça coûte plus cher, que c’est difficile, mais il faut le faire -90% de l’argent est dépensé à Montréal et Québec, qui en plus bénéficient de structures qui leur sont propres et qui distribuent aussi des budgets. Je vois la construction de la Place des Festivals, à Montréal : quelles retombées pour moi, pour l’Abitibi ? Aucune. Et quand les ministères de la Culture ou du Tourisme donnent 300 000 dollars de plus à un gros festival qui fête ses 20 ans ou 30 ans, moi je veux connaître précisément les retombées de cette rallonge pour la ville de Gaspé, Rouyn-Noranda ou Val d’Or, dans la vie quotidienne des gens. »
De quoi offrir aux préconçus une nouvelle lumière sur la politique culturelle, sujet passionnant, du Québec. Vu de loin, des constats : beaucoup d’argent est dépensé pour la culture, le développement des arts Québécois, son rayonnement international. De l’intérieur, les vérités sont, on s’en doute, beaucoup plus complexes et contrastées ; un impressionnant maquis d’aides diverses à la création, aux événements ou aux artistes, mais de sérieuses difficultés budgétaires. Le FME est, pour les standards québécois, un festival plutôt fauché. Pas totalement pauvre, mais surtout pas riche. Econome, en gros -ce qui ne l’a pas empêché, justement grâce à sa philosophie, sa ténacité et sa réputation, à recevoir deux années de suite le Felix, prestigieux prix local, de l’ « Evènement de l’année ». « Pour être clair, 80% des subventions vont à quatre festivals uniquement -les Franco de Montreal, le Festival de Jazz de Montreal, le Festival d’été de Quebec et Juste pour Rire. Tous les autres se partagent les miettes. Les institutions québécoises, par contre, privilégient beaucoup le soutien aux artistes, notamment pour aider les groupes à s’exporter : concrètement, je reçois plus d’argent du gouvernement québécois pour te faire venir, pour faire venir les journalistes et programmateurs européens, que pour ma programmation. » Si les journalistes et professionnels montréalais se déplacent en masse depuis des années, ils sont effectivement rejoints, chaque année un peu plus nombreux, chaque année un peu plus influents, chaque année charmés par ce qu’ils découvrent, par des médias européens, états-uniens ou des programmateurs du monde entier.
Pas des masses d’argent, donc. Mais, conséquence de l’impératif de « couper les dollars en quatre » : de l’économie impérative est née la vision artistique formidable, unique, d’un petit festival devenu immanquable. « Dès la première année, ça a immédiatement été un conte de fée avec les artistes et avec le public, se souvient Sandy Boutin. Pour la première édition, on avait un budget de 45000 euros. Pour 22 groupes. Je n’avais pas réussi à trouver plus de subventions, et je ne voyais pas comment on pouvait faire ; l’éloignement est financièrement handicapant quand il s’agit de faire venir du matériel et des gens, tout coûte plus cher. Quand un groupe joue à Pop Montreal, aux Francofolies, il peut souvent dormir chez lui après le set… On a donc appelé les groupes, et on leur a demandé si ça les dérangeait d’être installés dans un grand camp de vacances, en bord d’un lac -ils devaient apporter leurs propres sacs de couchage, des amis ici s’occupaient de leur faire à manger. Tout le monde a accepté. Et ce qu’on a fait pour gérer ce petit budget est finalement devenu la marque de fabrique du festival. Tous les artistes se retrouvent au camp après les concerts, communiquent, jouent ensemble autour du feu jusqu’à dix heures le lendemain le matin… On avait appelé tous les grands médias du pays, le seul risque était qu’ils ne veuillent pas venir ; ils ont tous dit oui et ils se sont pris au jeu, beaucoup voulaient aller vivre au camp quand on réussissait à financer une chambre d’hôtel… Tout est simple, il n’y a pas de protocole, pas de prétention. »
Voilà donc ce qui fait l’immense réputation du FME, petites Transmusicales québécoises et l’un des festivals les plus excitants auquel on ait pu participer. Des concerts par dizaines, dans des bars (Chez Bob, le mythique Cabaret de la Dernière Chance), dans des salles de spectacle, sur des scènes extérieures, des concerts-surprise dans des lieux improbables et magiques, des afters cinglées dans l’improbable mais désormais mythique Bar des Chums. En journée, des parties de pêche pour ceux qui veulent, ou la visites de mines, ou des excursions en canoë, ou des siestes dans une nature radieuse –la liberté, totale. Et, surtout, un grand camp de vacances bienheureux où, traditionnellement, groupes et spectateurs se retrouvent la nuit tombée autour de feux de joie, bière à la main et bonheur aux lèvres. La tranquillité pastorale ou l’excitation festivalière, au choix ou en alternance.
La programmation de l’année, toute en équilibres fins, promet quelques moments forts. Entre découvertes et inconnus prometteurs, du moins pour les Européens (on surveillera, de près, de très près, Grenadine, dont le premier album, produit par Jérôme Minière, est bouclé, Le Couleur, Groenland, Maï Taï Orchestra, Hotel Morphée, Pyongyang, etc.), groupes français ou québécois déjà croisés et déjà aimés (Mermonte, Fordamage, Success, Random Recipe, Florian Mona notamment) ou plus grosses « têtes d’affiche » (Blonde Redhead, Suuns, The Besnard Lakes, Rich Aucoin, qui semble promettre un spectacle zinzin, les toujours formidables Misteur Valaire, dont le nouvel album ne tardera plus), il y aura cette année encore de quoi, en plus de l’ambiance géniale de l’événement, s’occuper corps et âmes. Loin du monde mais pour tout le monde, le FME est un vrai petit paradis.
(mise à jour d’un article initialement publié le 10 septembre 2010 / Photo : Grenadine par Julie Artacho)
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