L’astre de plus en plus lointain de la galaxie chanson revient avec un nouveau projet, anachronique et curieux, heureusement traversé de vibrantes visions.
Le Crabe aux pinces d’homme, 23e production studio du glissant Gérard Manset (le décompte n’est guère aisé), s’ouvre cubain avec Dans un pays de pain d’épices et ses roulements chaloupés caribéens pour accompagner la voix si caractéristique du vieux loup de mer – cette façon de prononcer “dauphins” vaut signature. Mais c’est de bien au-delà encore qu’il semble nous arriver, et depuis longtemps déjà, Manset nous apparaît comme quelqu’un qui émet de loin (“Plus loin que le Fuji-Yama japonais”, oui, tellement plus loin), depuis un monde qui n’a plus grand-chose à voir avec nos codes et nos prérogatives.
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On le capte fatalement de plus en plus mal, et cette distance perturbatrice, si elle est occasionnellement embarrassante, n’est pas étrangère à sa beauté. À l’instar de sa vision, où les femmes sont soit des jeunes filles virginales, soit des mères monstrueuses (Pantera) – Manset reste hélas l’homme du malheureux Pourquoi les femmes – , les arrangements sont parfois surannés, avec cette patte variété que Christophe, lui, a toujours su transcender. Ainsi en va-t-il aussi de son exotisme forcé, sinon forcené, mais ses jungles de pacotille débouchent régulièrement et par surprise sur des clairières d’inconnu.
De l’onirisme et de la malice
Si ce Crabe nous pince, c’est d’abord grâce à son sens assez sûr de l’onirisme et, surtout, une malice (celle du morceau-titre), profondément généreuse, qui sauve même Marilou-Marilou, sa longueur complaisante et son portrait de jeune femme sacrifiée sur l’autel de l’existence – là encore d’un paternalisme suintant –, pour en faire un blues de route américaine, mystique, à l’âme fervente. “Quel était le message/Si y en avait un/On aurait bien aimé savoir”, ment-il alors, lui qui semble tant aimer le flou fécond de la poésie. Qui lui rend bien, quand bien même une Espérance un peu pénible peine à retrouver l’envergure du sommet Comme un lego que Bashung avait si superbement gravi sur son ultime Bleu pétrole (2008). Autre passerelle avec cet album auquel Manset a largement contribué, une ligne rageuse de Pantera reprend les mots de Je tuerai la pianiste.
Mais le plus beau de ces dix titres est sûrement le plus court : Une histoire d’amour en flamenco lent, dont les guitares en ouverture de Mais elle est Là poursuivent le flot long vers un lamento fantomatique et déchirant qui, chez les vivant·es, ne connaît que peu d’équivalent. Laissant le gênant et le sublime se côtoyer comme s’ils se riaient l’un de l’autre, Manset délivre à l’évidence sur ce tardif recueil un matériau essentiel, assorti d’une pincée d’anecdotique à mi-parcours : un Laissez-nous par ailleurs efficace qui n’aurait pas dépareillé chez Francis Cabrel, des Sandales noires bien ficelées mais sans surprise. Chaman machinal dans ses moments les plus attendus, rattrapé et porté par son côté conteur (la dernière plage et ses couplets parlés, où le chant s’invite en clandestin), navigateur tantôt d’épopée tantôt de BD, Gérard Manset glisse dans son titre (après Manitoba ne répond plus en 2008) une nouvelle référence à Hergé. Ce qu’on retrouvera ici avec le plus grand bonheur, c’est l’étrange vibration par laquelle il fait trembler sa ligne claire.
Le Crabe aux pinces d’homme (Parlophone/Warner). Sortie le 9 septembre.
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