L’auteur de « Drive », James Sallis, s’est plié à notre petit blind test.
Nous avons proposé un petit Blind Test à James Sallis, auteur américain prolifique de romans noirs, de passage à Paris. Sallis est un écrivain originaire de la « Bible Belt », et son dernier roman, Willnot, interroge l’ère Trump et les répercussions de la politique du 45e président sur une petite ville imaginaire et ses habitants. Sallis a aussi écrit le fulgurant Drive, adapté au cinéma par Nicolas Winding Refn avec Ryan Gosling dans le rôle du phare du pilote insomniaque qui bosse pour la mafia.
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Premier morceau : Automn Leaves de Barney Kessel (1996)
Un morceau qui paraissait évident quand on sait que Sallis joue lui même de la guitare et se produit parfois sur scène.
James Sallis – Je l’avais sur le bout de la langue ou des doigts c’est le cas de la dire. Kessel, c’est un Guitar Hero, au même titre que Charlie Christian. Il y a quelque chose de Be-Bop dans son jeu. La beauté de son jeu, c’est jouer à la fois dans les temps et sur le temps, comme un surfer peut glisser sur une vague et ensuite traverser un rouleau. Kessel a joué avec des musiciens de rock et de pop, il a fait des tonnes de disques, il est très versatile, il a un son incroyable et unique.
Les Inrocks – Phil Spector le prenait pratiquement a toutes ses sessions Gold Star a L.A. Les fils de Kessel s’amusaient même à transporter des flingues avec Spector !
James Sallis – C’est complètement dingue (rires) ! On pourrait passer sa vie a écouter la discographie de ce type. J’ai grandi dans une communauté religieuse du Sud et je n’étais pas moi même un membre très assidu de l’église. Notre église blanche était très influencé par le gospel et les choeurs Noirs. J’habitais a côté de l’un de ses restos routiers ou l’on passait de la musique toute la nuit, de la pop, de la country, tout ça a beaucoup marqué mon éducation musicale !
Les Inrocks – La musique et l’écriture, c’est très lié finalement ?
James Sallis – Oui, c’est ce que j’enseigne a mes étudiants en écriture créative ! J’improvise beaucoup quand je joue, disons que je pars d’une structure et puis je l’explose au fur et a mesure pour en explorer toutes les facettes, et quand j’écris c’est la même chose j’improvise a partir d’un thème, une image, c’est très jazzy comme approche littéraire.
Deuxième morceau : Vomit Express de Bob Dylan et Allen Ginsberg (1971)
« C’est Bob Dylan ? Je ne l’avais pas tout de suite identifié ! Il a changé de style tellement de fois. Je n’ai pas reconnu Ginsberg. Je trouve la collaboration du folkeux légendaire et du poète de la Beat Generation plutôt réussie ! J’ai l’impression qu’un type essaie de sonner comme Bob Dylan sur ce morceau, comme une parodie ou une imitation, c’est assez étrange. Le style de Dylan a tellement évolué depuis ses premières protest songs ! Il a eu une période religieuse intéressante, il a écrit de très belles ballades, il avait une grosse section blues, il changeait tout le temps ! Dylan m’a beaucoup plus intéressé quand il a commencé à écrire de la poésie un peu mystique que quand il écrivait ses soi-disant chansons politiques ou contestataires, parce qu’a l’époque, tout les musiciens voulaient changer le monde et contester l’ordre établi ! Ce n’était pas une position unique originale et sacrée ! »
Troisième morceau : Strange Fruit de Billie Holiday (1965)
Dès les premières notes, Sallis identifie le morceau.
James Sallis – Strange Fruit ! La voix est juste incroyable, essentielle. C’est une des chansons qui m’a fait découvrir le jazz. Je trainais avec des vieux écrivains qui m’ont fait découvrir cette chanson. Billie, c’est comme Dylan, elle a des paroles incroyables, un sens de l’écriture proprement stupéfiant. Ça a été une révélation pour moi, le morceau Strange Fruit. Déjà le titre. (les fruits étranges sont des métaphores des corps noirs pendus a des peupliers et caressés par la brise sudiste). Les chanteuses de jazz possèdent quelque chose que nous, simples mortels, ne possédons visiblement pas ! (rires). Il y a quelque chose de magique et de sacré dans cette musique. Qui se transmet de génération en génération. La musique noire, c’est un peu ça De la magie qui voyage d’un peuple a un autre.
Les Inrocks – Billie a eu une vie très dure, un peu comme Bessie Smith.
James Sollis – Bessie Smith a eu un terrible accident de voiture qui lui a couté la vie, pas loin de chez moi, a Clarksdale, dans le Mississippi. La légende veut qu’elle ait été transporté dans un hôpital blanc et qu’on l’ai refusé, ce qui aurait provoqué la mort de la chanteuse. En vérité elle a été amenée au GT Thomas, un hôpital afro-américain, ou elle a été amputée d’un bras avant de décéder. Je crois que le mythe de l’hôpital blanc a été forgé par John Hammond, un journaliste de Down Beat. Mais ça n’enlève rien au fait que la ségrégation raciale dans le sud des Etats-Unis était quelque chose d’ignoble et de répugnant. La musique aime se nourrir de légendes.
Quatrième morceau : Coney Island Baby de Lou Reed (1976)
James Sallis – C’est Lou Reed ? J’aime la fragilité et les hésitations derrière sa musique. C’est ce qui est fascinant, chez Lou Reed. Ce détachement, cette interrogation toujours présente, sous dans derrière et après la musique. La musique flotte mais le type rappe. Clairement. Lou Reed est un rappeur avant l’heure, même dans ses thématiques sur la dope, la rue, comme Walk On The Wild Side…
Les Inrocks – Samplé par les rappeurs de A Tribe Called Quest sur Can I Kick It.
James Sallis – Oui, tout a fait ! Il a déjà toute cette poésie urbaine, cette relaxation dans le flow, le fait que la musique l’accompagne dans chaque aspect de la vie quotidienne. Le style est tellement laidback, détendu, tellement naturel, vraiment comme chez les rappeurs. Je n’imagine pas le type en studio faisant une petite intro a l’attention des musiciens : « Hey les gars, on va jouer tel note comme ça… »(rires). Quand j’écris, j’ai comme l’impression qu’un type me chuchote une histoire dans l’oreille, j’ai cette même vibration quand j’entends un morceau de Lou Reed.
Cinquième morceau : By The Time I get To Arizona de Public Enemy (1991)
James Sallis – Public Enemy ! C’est un groupe énorme. Un des premiers groupes très politisés. La ils parlent de l’annonce de David Duke, alors gouverneur de l’Arizona, d’annuler le jour férié en hommage a Martin Luther King. David Duke, c’est vraiment le type du Ku Klux Klan qui est passé de la capuche blanche sur la tête au costume trois pièce. C’est ce qu’on appelle la dédiabolisation. Et c’est très dangereux. C’est une tradition aussi. Les gangsters ont commencé a porter de jolis costume pour mieux passer à l’intérieur de la bonne société, du milieu des affaires.
Les Inrocks – On a eu aussi un phénomène pas similaire, parce que chez nous les suprémacistes blancs ne portent pas de cagoules blanches (rires), mais parfois ils abandonnent leurs bandeaux de pirate pour un œil de verre, et leurs filles essaient de rentrer dans un cadre un peu plus mainstream je dirais, mais comme on dit chez vous, same shit different toilets…
James Sallis – (rires) C’est partout pareil ! C’est très dangereux. David Duke, c’est un peu comme la légende du croquemitaine planqué dans le placard ! C’est un personnage terrifiant. Ses idées nauséabondes touchent des parts importantes de la population blanche aux USA et c’est vraiment tragique. Comme tu l’as dit, vous avez aussi le même problème en France et plus largement en Europe, avec la montée des populismes et de la xénophobie. Ce capitalisme sauvage et dérégulé associé a la libération de bas instincts, racistes et dominateurs, met en danger nos sociétés aujourd’hui, qu’il s’agisse des USA, de la France, ou d’autres nations. Je tiens a te remercier pour avoir ruiné mon bel après midi parisien ensoleillé en me faisant écouter ce morceau (rires). J’étais de très belle humeur avant Public Enemy, que j’aime beaucoup en passant !
Sixième morceau : Nightcall de Kavinsky Bande originale du film Drive (2011)
Là, James Sallis n’a pas reconnu un des morceaux phares de la bande originale du film adapté de son roman.
« Je sais je sais c’est rude, mais je n’ai vu le film qu’une fois, a l’avant première à L.A. Ce n’est pas le genre de musique que j’écoute, mais je trouve du coup que c’est cohérent avec l’univers très laidback du film. Je ne l’ai vu qu’une fois parce que tout était parfait, je voulais garder un souvenir un peu pur un peu spécial, comme si tu n’avais eu qu’une relation sexuelle dans ta vie (rires). Les acteurs étaient formidables, Ryan Gosling, bien sur, mais des seconds couteaux aussi comme Ron Perlman, qui joue l’un des affranchis, et que l’on a vu dans la série Sons Of Anarchy. Je n’ai pas participé au scénario du film parce que le travail d’adaptation me paraissait trop contraignant. Je préfère écrire directement pour le cinéma qu’adapter un roman, parce que l’écriture romanesque et l’écriture scénaristique, c’est un peu le jour et la nuit… Deux process créatifs très différents. On me pose souvent la question : ‘Avez vous aimé le film ?’ Parce que les écrivains sont censés détestés les films inspirés de leurs livres (rires.) J’ai beaucoup aimé l’atmosphère presque quiet storm qui imprègne ce film, du début à la fin. Ce morceau de Kavinsky m’a échappé mais je dois reconnaître que c’est très réussi. On est dans la ville. On roule. On sent la pulsation du bitume. »
Septième morceau : Can’t get away de Sixto Rodriguez (1981)
« J’ai vu le film. Le film est incroyable. L’histoire d’un ouvrier latino qui bosse sur des chantiers à Detroit et qui pousse la chansonnette sur son temps libre. Il a un morceau obscur que personne ne connait à part dans son quartier a Motor City et qui devient un hymne de stade en Afrique du Sud, sans que l’artiste ne soit au courant. C’est une belle histoire. Là sur ce morceau, il parle de ce sentiment d’être piégé dans le mauvais côté de la ville, qu’il n’y a pas beaucoup d’alternative ni de perspectives d’avenir. Le film est vraiment dingue. Et la musique vous donne des frissons. C’est presque de la soul psychédélique. »
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