Le batteur Nick Mason est le seul membre de Pink Floyd à avoir traversé toute l’histoire du groupe. Depuis la parution en 2005 de son livre référence, il en est également l’historien officiel et le porte-parole courtois. A l’occasion des rééditions de 2011, il nous accordait cet entretien exclusif.
Quelle fut votre expérience de studio la plus étrange avec Pink Floyd ?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Nick Mason – Ce fut quarante ans d’expériences étranges en vérité. Mais la plus bizarre d’entre toutes reste ce jour où Syd Barrett a débarqué sans prévenir à Abbey Road alors que nous étions en train d’enregistrer Wish You Were Here. Les studios d’enregistrement, et particulièrement celui-ci, sont des endroits ultra-sécurisés auxquels personne ne devrait pouvoir accéder sans autorisation. Cela rajouta au côté fantomatique de cette apparition, car nous n’avions pas vu Syd depuis six ans, et il s’agissait pour nous d’un véritable choc émotionnel. Cela a influencé a posteriori cet album, qui selon mes souvenirs n’était pas destiné à être un disque écrit à l’intention de Syd Barrett.
Son départ en 1968 a-t-il totalement modifié votre manière de concevoir votre musique ?
Le sens qu’a donné au groupe l’arrivée de David (Gilmour – ndlr) nous a entraînés vers d’autres formes d’improvisation, liées notamment aux nouvelles technologies. Il ne s’agissait plus de créer uniquement à partir d’instruments de musique mais d’utiliser d’autres matériaux comme des bruits, des effets de bandes magnétiques, de sons capturés en extérieur.
Vos études d’architecture ont-elles influencé votre façon de composer ?
David a dit un jour que notre musique ressemblait à des diagrammes d’architectes, et je me souviens qu’à l’époque de notre deuxième album, A Saucerful of Secrets, nous avions fait un dessin censé représenter la façon dont la musique devait fonctionner. Il ne s’agissait pas de partitions mais de concepts et de sentiments directement liés à notre manière d’envisager l’espace, le tempo, la construction des morceaux. Il est certain que nos études d’architecture ont contribué à cela, même si nous n’avons jamais sérieusement conçu de morceau selon des plans ou des techniques architecturales.
Le hasard a fait que nous avons souvent travaillé avec des architectes pour mettre au point la scénographie de nos concerts. Jonathan Park et Mark Fisher notamment, qui étaient à l’école avec nous, ont conçu les spectacles de Wish You Were Here et The Wall. Mark Brickman, qui a imaginé la plupart des light shows de nos concerts, était également un ancien architecte, et dans ce sens notre musique a toujours été conçue sous l’influence de l’architecture.
A vos débuts, aviez-vous une grande ambition pour le groupe, des visions pour le futur, ou bien viviez-vous juste au présent ?
Au tout début, évidemment, nous n’avions aucun projet précis, d’autant qu’à l’époque les nouveaux artistes étaient balayés en quelques semaines par d’autres encore plus nouveaux – tout allait très vite. En revanche, lorsque nous avons commencé à comprendre le fonctionnement du business, grâce notamment aux Beatles qui étaient là encore en avance sur tout le monde, le groupe s’est immédiatement positionné en terme de longévité. Les albums ont pris le dessus sur les singles, le rock devenait une chose plus sérieuse, plus élaborée, pas simplement un passe-temps pour les adolescents. Nos personnalités ont fait que nous étions en symbiose avec cette conception élaborée de la musique, et c’est une des clés de la réussite de ce groupe.
Vous étiez très influencés par le blues au départ, comme en témoigne le nom du groupe (1). A quel moment d’autres influences comme la musique classique ou expérimentale ont-elles fait leur apparition ?
Le blues et le rhythm’n’blues étaient les genres qui influençaient tous les groupes qui démarraient en Angleterre. Là encore, ce sont les Beatles qui ont indiqué une autre voie dans laquelle nous nous sommes engouffrés. Eux-mêmes venaient du rhythm’n’blues, et le génie qu’ils ont eu d’introduire très tôt des influences venues d’autres genres musicaux a aussitôt eu un impact sur les groupes qui se formaient à ce moment-là. D’autre part, lorsque nous sommes devenus professionnels, nous pouvions jouer tous les jours et non plus une ou deux fois par semaine comme précédemment, ce qui permettait d’expérimenter beaucoup plus et d’essayer d’autres techniques. Un morceau comme Interstellar Overdrive, sur le premier album, utilise des techniques de guitare très différentes de celles de nos premiers singles, car à cette époque nous découvrions toute une variété de possibilités qui nous étaient inconnues avant.
C’est Syd Barrett le premier qui vous a entraînés sur cette voie ?
C’est indéniable, il était très en avance, et le premier album du groupe est totalement porté par ses visions, son goût de l’expérimentation et son sens mélodique. Roger n’écrivait pas à l’époque, il ne faisait que jouer de la basse, et c’est Syd et Rick qui chantaient tous les morceaux. Nous avions le sentiment à l’époque d’être le groupe de Syd.
Vous aviez conscience d’être au cœur du mouvement psychédélique londonien ?
Pas vraiment, car nous étions très souvent hors de Londres. C’est idiot à dire, mais nous étions très travailleurs, dans le sens laborieux du terme, et nous ne fréquentions que très peu les endroits à la mode, sauf les soirs où l’on s’y produisait. Syd était celui qui était le plus au fait de ce qui se passait dans les clubs, mais pour le reste, nous voulions avant tout être un groupe de rock, pas un groupe psyché, car la philosophie et l’esprit du mouvement psychédélique nous paraissaient assez loin de nos propres considérations sur la société ou sur la musique. Lorsque Syd est parti du groupe, nous sommes immédiatement passés à autre chose, nos textes n’avaient d’ailleurs plus rien à voir avec l’imaginaire du psychédélisme.
Est-il exact que le projet initial de The Dark Side of the Moon a été conçu dans votre cuisine, à Camden ?
Oui (rires), même si nous étions encore loin du projet final de The Dark Side of the Moon. Nous discutions de l’éventualité de sortir un album live avec des nouveaux titres joués lors de nos concerts de 1972. Nous avons dévié la conversation autour de certains thèmes, comme le temps ou l’espace, qui ont fini par aboutir à ce projet beaucoup plus ambitieux. Certaines personnes imaginent que nous étions arrivés à une période charnière de l’histoire du groupe et qu’il fallait à tout prix un coup remarquable pour ne pas se laisser dépasser par notre époque, or dans mes souvenirs nous n’étions absolument pas animés par l’idée de réaliser quelque chose de grandiose. Cet album n’a pas été abordé différemment des autres, en revanche il a marqué a posteriori une étape cruciale dans la vie de Pink Floyd.
Il y avait un brainstorming de la sorte avant chaque album ?
Chaque disque s’est fait de façon différente : il y avait des périodes où l’on discutait beaucoup et d’autres où nous nous enfermions en studio pour jouer en attendant que les choses se décantent d’elles-mêmes. L’album le plus compliqué à concevoir fut Wish You Were Here, pour lequel nous avons perdu six mois à aller dans une direction qui n’était finalement pas la bonne. Il faut dire que nous étions paralysés par le succès inattendu et par certains aspects effrayants et écrasants de The Dark Side of the Moon. Nous cherchions à tout prix une nouvelle direction pour ne pas nous répéter – le problème est que cette direction s’est longtemps révélée introuvable.
Dans votre livre (2), vous écrivez qu’à ce moment-là chacun de vous quatre a songé à quitter le groupe…
C’est exact, précisément parce que nous étions en panne d’idées. Nous savions que nous étions capables de nous renouveler, mais nous ne trouvions pas la solution. Pour chacun d’entre nous, l’éventualité d’aller voir ailleurs pouvait représenter une issue, et nous avons d’ailleurs pas mal collaboré avec d’autres artistes, comme dans mon cas avec Robert Wyatt. Il valait mieux quelques petites infidélités à un gros divorce.
Est-ce que Animals, sorti en 1977, était votre réponse au mouvement punk ?
Une réponse, non, mais inévitablement c’est un disque qui a été pensé dans un contexte où la musique était en train de changer radicalement en Angleterre. J’ai moi-même produit le deuxième album des Damned – j’étais très intéressé par ce qui se passait à cette époque. Je comprenais très bien ces groupes qui nous haïssaient, pour qui nous étions devenus des dinosaures qu’il fallait contribuer à faire disparaître. Animals est un disque plus direct, plus simple, plus hargneux également, parce que nous aussi nous étions fatigués du rock progressif qui était en train de sombrer dans la grandiloquence et l’autosuffisance.
Vous étiez quand même un peu à l’écart du rock progressif…
Oui, je l’espère ! Je ne peux pas grand-chose contre les gens qui ont pu nous trouver nous aussi trop prétentieux ou pompeux, mais je crois que ce qui nous différencie c’est cette approche assez intuitive et naïve de la musique. Nous n’étions pas des virtuoses, nous ne cherchions pas à être démonstratifs à tout prix, simplement parce que nous n’en avions pas les moyens. Nous avons surtout voulu exploiter au maximum de leurs possibilités les technologies nouvelles qui s’offraient à nous, et chacun de nos albums traduit cette ambition, avec parfois des ratages et d’autres fois des réussites, car nous étions en permanence en recherche, en mouvement. Tout le contraire d’un groupe auto-satisfait.
Comparativement à vos albums, les B.O. que vous avez réalisées, notamment pour Barbet Schroeder, étaient faites très rapidement…
Oui, car Barbet avait des instructions très précises et nous n’avions pas à nous torturer l’esprit et à essayer mille combinaisons pour trouver la bonne. Ecrire des musiques de films était une récréation : il y avait moins d’enjeu et moins d’investissement personnel que sur les albums.
Il y a beaucoup d’éléments autobiographiques dans les textes de Roger Waters, notamment dans The Wall. Était-ce toujours facile à assumer collectivement ?
Oui, car c’est le cas de tous les paroliers pour tous les groupes : ils écrivent des choses souvent très personnelles qui doivent résonner dans l’esprit des gens, et les autres membres d’un groupe sont à ce titre le premier public. A l’époque de The Wall, Roger nous a donné à choisir entre ce projet et un autre, The Pro and Cons of Hitchhiking, et nous avons tous choisi The Wall, qui était en effet de très loin le plus autobiographique. Je ne me suis jamais senti en désaccord avec les textes de Roger, même s’il évoque parfois des sentiments que je ne partage pas, mais jamais au point de me sentir heurté par sa vision des choses.
The Final Cut en 1983 a fait apparaître des dissensions entre Roger et le reste du groupe, comment viviez-vous ça à l’époque ?
Les problèmes avaient surgi bien avant, au moment de The Wall, lorsque Rick est entré en conflit avec Roger et a fini par quitter le groupe. Avec The Final Cut, Roger finissait par considérer Pink Floyd comme son groupe, et l’album était présenté sur la pochette comme cela : “A requiem for the post war dream written by Roger Waters and played by Pink Floyd”, mais aucun de nous n’avait envie d’être musicien d’accompagnement pour Roger Waters plus longtemps.
Les albums que vous avez sortis après le départ de Roger Waters sont régulièrement considérés comme médiocres : est-ce que cela vous énerve ?
Non, je peux comprendre, même si je ne suis pas d’accord. Je trouve qu’il y a de très bonnes chansons sur ces albums, et surtout cela nous a permis de faire les meilleurs concerts de toute notre histoire. Dans les années 1970 et jusqu’au début des années 1980 – à l’exception de The Wall, mais il ne s’agissait pas d’une tournée –, la technologie et les lieux de concert ne nous permettaient pas d’aller au bout de nos idées, alors qu’à la fin des années 1980 nous étions enfin capables de présenter un show comme nous en avions toujours rêvé. Je n’ai jamais aimé passer trop de temps en studio, j’ai toujours préféré jouer live.
Vous avez joué en 2010 avec David et Roger : vos fans auront alors caressé l’espoir d’une reformation…
Honnêtement, je préférerais être ici pour parler d’un nouvel album et non de nos vieux disques, mais je ne crois pas qu’une telle éventualité soit à l’ordre du jour.
Pour l’amateur de voitures de course que vous êtes, n’avez-vous pas trouvé parfois que Pink Floyd était un véhicule trop lourd et trop lent à manier ?
Pink Floyd n’est pas comparable à une voiture, il ressemble plus volontiers à un navire. Souvent, c’était le Titanic.
1. En référence à Pink Anderson et Floyd Council, deux musiciens de blues.
2. Pink Floyd – L’Histoire selon Nick Mason de Nick Mason (EPA, 2007).
A retrouver dans le hors-série « Pink Floyd – De l’autre côté du rêve »
{"type":"Banniere-Basse"}