Après quatre maxis prometteurs, le rappeur toulousain Laylow passe désormais la seconde avec un album d’une ambition dingue. Baptisé Trinity en référence aux films Matrix, il synthétise ce délire bionique. Rencontre avec un type qui connaît ses limites et les transforme en force.
Il y a beaucoup de choses frappantes dans cet album, notamment ces interludes avec une voix robotique donnant des instructions, comme dans un jeu vidéo futuriste…
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Laylow – C’était une vraie envie, c’est la couleur de l’album. Ou plutôt le fil rouge. Je suis allé chercher dans les vieux disques que j’aimais, et qui contenaient justement des interludes. Quand j’étais petit, je ne comprenais rien aux albums américains, mais quand il y avait ces passages-là, quand j’entendais des mecs hurler dans en studio juste avant que le son se lance, je me disais que plus grand, je ferai la même chose. C’est con, mais je m’y suis tenu.
Dr. Dre, le Wu-Tang, Eminem… Les plus gros noms faisaient ça.
Voilà. Je l’ai fait, mais avec cette voix bionique qui me parle. Ce concept est old-school, peut-être, mais la forme est moderne. Il faut que ce soit digital, que je trouve ce mélange précis.
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Ça apporte aussi un côté cinématographique évident à l’album…
Je suis content quand je fais un beau clip, mais ça ne me suffit pas. Je voulais que dans l’audio, dans le son, on ressente la même chose. Cette narration, je ne pouvais pas la limiter aux clips. Ça touche différemment le cerveau, les émotions. Le but de tout ça, c’est de prendre des risques. Faire du neuf avec du vieux, ça me plaît.
Le cinéma est important dans ta vie ?
Tous les soirs, je regarde deux ou trois films. Quand j’ai la flemme, je mets Netflix, mais quand je veux m’éduquer, me cultiver, je me plonge dans des classiques. Je suis extrêmement attentif aux performances techniques des réalisateurs. Hier soir, j’ai revu Les Anges déchus (1995), par exemple, juste pour me souvenir de ce dont Wong Kar-wai est capable. Il y a deux jours, j’ai regardé Le Daim (2019) de Quentin Dupieux.
Tu en as pensé quoi ?
C’est chelou, mais j’avais besoin de le voir. Ça m’a fait un truc de regarder un film aussi spécial. Il est pas mal, mais j’ai du mal à le qualifier. Il m’a fait une impression bizarre, mais c’est bien ! Et puis je mate beaucoup de mangas, avec ces sentiments exacerbés, ces émotions exagérées.
C’est un peu comme dans le rap finalement, où les postures sont aussi très exacerbées…
C’est vrai, les clips sont un bon exemple. Un manga, ça dure vingt minutes. Tu n’as pas le temps de tout expliquer, de trop t’attarder sur un sentiment. Un son, ça dure trois ou quatre minutes, il faut aller à l’essentiel sans bâcler, sans expédier l’émotion. En cela, ce sont deux domaines proches et tout aussi passionnants.
Tu passes par beaucoup d’émotions dans ton nouvel album ?
Quand il y a de la violence, il y a de la violence. C’est que de la violence. C’est Piranha Baby, c’est Akanizer, c’est Vamonos avec Alpha Wann. Quand il y a de la tristesse, il n’y a que de la tristesse. J’aimais ce format, cette découpe en actes. Ou plutôt en séquences, en chapitres.
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On lit souvent les adjectifs “futuriste” ou même “rétrofuturiste” pour qualifier ta musique.
Ça me parle. Je n’ai jamais été le mec dont on parlait maintenant, alors je voulais être celui dont on parlerait demain, le gars qui est plus loin que tout le monde. Les années sont passées, et je commence peut-être à être plus dans mon époque. Parfois, on se rate, c’est aussi bien de faire un pas en arrière quand tout le monde regarde vers l’avant. D’où les interludes, par exemple. Je n’ai peut-être pas les meilleures mélodies, pas la meilleure voix, pas la meilleure écriture, mais j’essaie d’être le plus créatif.
J’ai cru comprendre que la bionique, ces membres mécaniques qu’on voit dans tes clips, proviennent de ton vécu…
Oui, il y a une histoire avec une amie. Mais de base, depuis Mercy (son premier projet sorti en 2016, ndlr), j’essaie de mettre ce type d’éléments parce qu’on est tous fascinés par les ordinateurs. On a envie de rajouter des choses à la vie, d’améliorer notre corps, puis notre musique… En termes de son et d’image, ça nous parle. Il y a cette amie qui a perdu sa jambe, elle a dû avoir une prothèse. Elle a pris ce handicap comme une force. Elle a rajouté des éléments graphiques sur sa jambe, elle s’est intéressée à l’amélioration des individus. C’est une belle métaphore de comment on peut résoudre un problème, passer une difficulté. Tu deviens un humain encore plus fort. Elle travaille pour la marque Fattoyz et a créé une ligne qui s’appelle Bionic Monster ; qui ne fait que des prothèses améliorées. On s’est toujours passés des vêtements, des accessoires, on est potes depuis tout petit. C’est beau, c’est une histoire vraie, même si c’est à séparer de ma musique, de ma manière de travailler.
L’album s’appelle Trinity, comme dans Matrix… C’est une référence pour toi ?
Il y a un avant et un après. C’est un film choral qui change ta vision du monde. C’est le film qui m’a fait adorer le cinéma. J’ai dû voir le premier une dizaine de fois. Et puis il y a les effets, l’idée que le monde n’est pas réel, j’ai essayé de retranscrire ces idées dans l’album. Pourquoi j’ai ressenti cette chose-là à ce moment précis, alors que les autres n’existent peut-être pas ? Et puis les cuirs, les lunettes… Ouais, c’est dingue.
Votre collectif TBMA (dont les initiales proviennent de Travis Bickle dans Taxi Driver et de Mr Anderson dans Matrix) est toujours actif ?
Oui, aujourd’hui on finit de monter le clip de Poizon. Avec mon associé Osman, on réfléchit à la direction artistique, aux clips… On bosse ensemble depuis le début, quand on s’est rencontrés à la fac. Ça a commencé entre potes, sans budget. Quand t’as rien pour faire quelque chose, tu l’enjolives. Alors on a utilisé les ordinateurs, et on est parti dans ce délire autour de l’informatique, de la bionique. Est-ce que tu choisis un son classique avec pleins d’effets ? Ou un morceau très digital dont le clip est tourné dans un champ de blé ? On réfléchit à quelle finesse apporter. Ça n’est pas parce qu’on est dans le délire digital qu’on ne va faire que ça. Il faut doser, jouer avec le réel. Quand tu réfléchis bien les choses, c’est assez simple de rester soi-même. Le problème, c’est quand tu donnes un peu trop. Est-ce que tu es bon en freestyle ? Est-ce que ce que tu aimes, c’est faire des univers profonds sur un album ? Avec Trinity, j’ai trouvé le format qui me plaisait, comme sur mes clips. Tu peux faire pleins de choses, tenter, mais ce qui reste au final, c’est ce qui te ressemble vraiment.
Ta rencontre avec Wit a été ce qui a déclenché un virage plus expérimental dans ta musique ?
On était un peu fous tous les deux, on s’est bien trouvés. C’est mon rappeur préféré, mon pote depuis longtemps. C’est une relation assez forte pour que je l’invite sur Trinity. Je lui ai dit : “Je vais faire un son qui parle de la vie de quelqu’un, et je veux que tu sois un personnage qui n’est ni toi, ni moi, et externe à cette histoire.” Pour qu’il me dise “OK”, il faut une vraie entente entre deux potes. De bâtard est le titre le plus particulier de l’album. Je me sentais seul dans le délire, t’expliques ça un beatmaker, il veut direct te faire une mélo et mettre l’auto-tune. J’ai dit non à tout ça, aux effets, je fais trois personnages d’une même famille, ce qui sous-entend prendre trois voix différentes, et Wit fait le seul personnage externe qui vient influer sur cette famille. Je ne sais pas si les gens l’écouteront beaucoup, mais il sera important dans la vision qu’ils auront du projet.
Même dans tes précédents projets, il y a quelque chose d’assez sombre. C’est important d’instaurer le malaise, parfois ? Tu te mets dans des états particuliers quand tu fais cela ?
Ouais, je prends des acides (rires). Non, je déconne, jamais, mais ce qui est sûr, c’est que les couleurs sombres, les synthés sombres, les notes et les textes sombres, la fierté qui retombe… Sur Piranha Baby, tout le son est en bois. Le mec dit qu’il est fort pendant tout le morceau, et au final, c’est : “Ok, t’as mal, j’ai mal, restons-en là.” Il y a toujours une phase sur la larme, le mal du fond qui blesse et qu’on cache…
Tu es comme ça de base ?
Oui, mais comme beaucoup de monde je pense. Chacun l’exprime comme il l’entend. Chez certains, la petite corde mélancolique, la petite corde de l’insatisfaction ou de la tristesse tire plus que chez les autres. Chez moi, elle tire pas mal. Ça dépend des parcours de vie. Si tu as toujours tout réussi dans ta vie, je pense que c’est plus difficile d’avoir cela. Je crois que j’ai vécu beaucoup d’échecs aussi, les gens qui ratent des choses, ça m’intéresse.
Il y a eu quoi comme échec dans ta vie ?
(Long silence) Pleins… Au début, je croyais qu’on faisait un son, un clip et que c’était fini qu’on était content. Et puis en fait non. Le monde de la musique est spécial, difficile. Des fois t’es seul face à ça, et heureusement que j’ai toujours eu des gens bien avec moi pour me gonfler, me chauffer. On reste dans un bon mood, mais tout le monde est fait d’échecs.
Qui a bossé à la production concrètement ?
J’ai beaucoup travaillé avec Dioscures. C’est mon DJ, un pote, un gars avec qui je peux parler de musique sans qu’on se vexe. Il a un peu tout chapeauté, les drums portent sa patte, mais je donne toujours mon avis. Sofiane Pamart a fait beaucoup de pianos aussi, il a fait beaucoup de mélodies mais qui sont au final passées dans l’ordinateur de Dioscures. Et puis il y a eu Mingo et deux ou trois beatmakers qui sont venus donner des idées.
Justement, vous êtes parvenus à donner une couleur musicale très forte…
On n’a pas voulu mettre d’éléments en avant, mais il y a des éléments qu’on a interdits. La couleur vient de là. Toutes les mélodies positives, tous les synthés trop faciles, trop cramés, trop directs, les BPM trop rythmés, trop dansant… On a tout dégagé. Tu ne peux pas danser bêtement sur l’album. C’est surtout en interdisant pleins de choses qu’on est arrivés au format qui nous plaisait. Pour Trinity en tout cas. On ne fera pas tout de cette façon, mais il fallait être cohérent.
En s’interdisant des choses, on fixe un cadre ?
C’est ça, et ensuite tu fais ce que tu veux dedans. Des fois, tu peux te sentir un peu limité, t’allumes la radio, et t’entends un son un peu groovy, afro, dansant… Tu as envie de faire pareil. Mais quand tu reviens sur ton album, tu sais que ça n’est pas ce que tu es en train de faire et tu t’en détaches.
Il y a beaucoup d’influences musicales différentes aussi, qu’écoutes-tu en ce moment ?
Je me suis remis du Kanye West, les anciens surtout. Beaucoup de Nina Simone aussi. Michael Jackson, Trippie Redd, Travi$ Scott, Temps mort (2002) de Booba… En ce moment, j’adore le titre The Station d’Oneohtrix Point Never.
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Sur Burning Man, tu fais une référence à Kurt Cobain, qui est souvent cité par les rappeurs américains. C’est quelqu’un qui t’influence d’une manière ou d’une autre ?
Burning Man est un morceau sombre, sur la dépression, sur le fait de se consumer, de s’autodétruire. Sa vie, son délire allaient bien avec ça. Mais je n’ai pas analysé toute sa musique, je ne fais jamais ça. J’ai besoin de deux ou trois sons, et j’ai ingurgité le truc. Et puis ça ressortira un moment. C’est aussi pour ça que je n’écoute pas beaucoup de rap actuel. Je n’ai pas envie d’entendre toutes les dernières mélodies, les basses que les mecs se refilent, les toplines… Non, je fais ce qui me plaît, et j’ai confiance. Je suis encore dans les temps, en roue libre.
https://www.youtube.com/watch?v=CS6zVt0hJ8M
Réfléchir de la sorte, ça t’enlève de la pression ?
Peut-être… Je crois que je n’aime pas me comparer aux autres. Certains ont besoin de ça. Mais ça n’est pas facile de se mettre à côté des autres et de regarder la vérité en face. Sur le morceau Vamonos avec Alpha Wann, je crois que je ne la regarde pas. Tout Trinity est comme ça, c’est une métaphore : on ne veut pas regarder le monde et on se crée son assistant personnel. Je dois être comme ça dans la vie, je ne suis pas un digger, quand je regarde trop ce qui se fait, je me sens mal. T’es un créateur ou pas ? Alors crée, arrête de regarder autour. Il faut prendre un peu aux autres, c’est sûr, mais si tu regardes trop, tu prends tout.
Comment est née ta collaboration avec Lomepal sur le titre Burning Man ?
On s’était croisés plusieurs fois en soirée, il m’avait expliqué qu’il kiffait un de mes vieux sons, Division rouge, sur mon premier EP. Pourtant, il n’avait pas très bien marché. Lomepal voulait faire un son dans le genre, mais on a mis du temps à se capter. Même une fois que le morceau était enregistré, il y a eu des changements pour arriver au produit final. C’est normal, on vient de deux univers complètement différents. On est tous les deux dans la mélodie, mais nos manières de l’aborder n’ont rien à voir. Il trouve ça lentement, c’est joli, c’est harmonieux. Moi, je cale des « yeah », j’arrive facilement et librement sur le son. Les deux sont durs à faire, mais on a nos propres facilités. Il n’y avait plus qu’à faire un délire mélancolique, à pitcher des voix, trafiquer des choses. J’avais besoin de ça.
Sur Longue vie, tu dis : “J’ai le même équipage depuis le temps où y’avait pas espoir”, “Je ne céderai pas à des mecs en stard-co qui veulent juste profiter de notre vibe.” As-tu de la méfiance envers l’industrie de la musique ?
Oui. Longue vie est le premier son de l’album que j’ai écrit. C’est un morceau qui dit : “Je vous vois tous faire des mauvaises choses, mais pas de souci, force à vous quand même.” Tu as l’impression qu’il y a un truc qui se crée avec quelqu’un dans le business, mais je sais quand même d’où je viens. Les costards, c’est ça. J’essaie toujours de me rappeler que quand tu rentres chez toi, t’es seul. T’as tes potes avec qui tu as réellement fait le projet, et voilà. Mais c’est cool, c’est la vie.
Propos recueillis par Brice Miclet
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