“Partager mes disques avec les gens, c’est ce que j’aime le plus au monde”, confesse le DJ Laurent Garnier. Vingt ans après son intronisation derrière les prestigieuses platines de l’Haçienda de Manchester, il parle de son nouvel album, le bilan d’une vie entièrement tournée vers la musique.
[attachment id=298]Il fut une époque lointaine où il n’y avait pas de quoi, dans les émissions de football télévisuelles, justifier une rubrique “Les Français de l’étranger”. En Angleterre, ça se limitait alors, en ce début des années 90, à Eric Cantona, star de Manchester United. Dans la musique, c’était un peu pareil – c’était avant Daft Punk, Air ou Justice : ils étaient peu nombreux à jouer à l’étranger, et encore moins à Manchester. Ils étaient un, en fait : Laurent Garnier, parti travailler dans la restauration à Londres pour se retrouver à Manchester, DJ vedette du club par qui la révolution dance pénétra l’Europe, l’Haçienda.
Garnier aurait pu y faire une carrière lucrative de DJ star, flamber dans la jet-set et s’enrichir au-delà du raisonnable. Fier et fort de ce savoir acquis outre-Manche, il choisit pourtant, en pleine révolution dance, de revenir en France participer à l’éclosion d’une scène, injectant son argent et son énergie dans des labels et des soirées. Vingt ans après la folie Madchester, c’est un homme serein, épanoui, incapable de nostalgie ou d’aigreur, que l’on rencontre à l’occasion de son nouvel album, Tales of a Kleptomaniac. Un disque bilan, le meilleur de toutes les intentions et des désirs inassouvis de cet infatigable voleur de sons.
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Entretien :
Avant même de t’y installer en 1984, tu fantasmais sur l’Angleterre ?
Je regardais à la télé des émissions comme Les Enfants du rock, avec Sex Machine, et je me rendais bien compte que 80 % de ce que j’aimais venait de là-bas. Le pays, contrairement à la musique, ne me fascinait pas du tout. Mais je rêvais, depuis toujours, d’être derrière les platines… J’avais même monté un club dans ma chambre quand j’étais môme. A 13 ans, je faisais de la radio pirate, je passais quatre heures de musique le vendredi soir. C’était la seule chose qui m’intéressait : je trimbalais mes disques dès qu’il y avait une boum. Les clubs étaient ouverts aux ados le dimanche aprèsmidi, j’allais danser à la Scala à Paris ou dans les clubs autour de Bougival.
[attachment id=298]Comment cette passion te rattrape-t-elle à Londres ?
J’ai continué à acheter des disques, j’arrosais tout le monde de cassettes de mixes. En 1986, j’ai démissionné de mon boulot de valet de pied à l’ambassade de France pour suivre une fille à Manchester. Sa soeur avait une chaîne de restaurants dans le Nord de l’Angleterre, j’ai tout de suite été gérant de The French, à Altrincham. Dès que je finissais, je cavalais en club ou je faisais des soirées chez moi… J’ai recommencé à arroser la ville de cassettes, l’une d’elles a fini entre les mains du patron de l’Haçienda. Un jour, ils ont eu besoin d’un DJ pour une nouvelle soirée, Zumbar…
Tu es dans tes petits souliers le premier soir ?
Je n’ai jamais été à l’aise aux platines. Aujourd’hui encore, je suis terrorisé. Mais là, c’était encore pire : c’était la première fois que je jouais avec des platines à vitesse variable. Jusque-là, je les freinais ou les accélérais à la main ! La house-music n’avait pas encore explosé, pendant six ou sept mois, je passais aussi bien les Gipsy Kings que du disco, de l’electro, de la go-go – Mantronix, Trouble Funk… Le funk tournait en rond, c’était propre et policé, la house a apporté de la méchanceté.
Tu rencontrais alors les groupes locaux ?
On se voyait tous à l’Haçienda ou au Dry Bar, le café lui aussi financé par le label Factory. Hook de New Order venait fumer ses joints dans la cabine du DJ, les Happy Mondays traînaient sur le dance-floor… James, les Stone Roses, A Certain Ratio : c’était une grande famille, on se tapait dans le dos, on dansait ensemble. Les groupes de rock jouaient dans les raves, les mômes écoutaient autant de rock que d’acid-house. Le seul qu’on ne voyait jamais, c’est Morrissey, il était intouchable.
Manchester est alors sur le point de devenir Madchester quand tu rentres en France, pour le service militaire…
A l’armée, j’ai bossé comme un fou, ne prenant pas de permission, pour être libéré plus vite. Mon sergent était plutôt cool, il me laissait bosser la nuit. J’ai commencé à faire des soirées à la Loco ou au Palace. Puis j’ai rempilé pour un an à l’Haçienda, où on m’a alors offert le samedi soir. Mais j’avais raté tout le Summer of Love en Angleterre et je n’ai rien reconnu, j’ai eu l’impression que la Cocotte- Minute avait explosé. La mode, le son, la façon de parler, de danser, les gens : tout avait changé… Tout le monde jouait au bad boy, on prenait de l’ecstasy et on se faisait racketter… Manchester était aussi devenu Gunchester. En France, on avait pris cette explosion acid-house de haut, en disant “Ça ne marchera jamais, c’est un truc pour ces dingues d’Anglais”. Moi, j’étais dégoûté d’avoir raté le coche : je me suis rendu compte qu’en Angleterre, je serais pour toujours un fruit exotique, que je ne pourrais jamais m’intégrer totalement. Je ne voulais pas devenir une curiosité, le petit Français. J’ai donc décidé de quitter le pays et de venir me battre pour cette culture en France. Fin 1989, j’étais de retour à Paris.
Tu reviens à Manchester parfois ?
La guerre des gangs continue d’y faire beaucoup de morts. Ça a gangrené la ville, les clubs… Ça me faisait rire à 20 ans, je ne mesurais pas le danger, j’étais naïf, je n’ai réalisé à quel point ils étaient dingues que quand j’ai commencé à voyager… Leur trip hooligan extrême a commencé à me fatiguer. Aujourd’hui, je ne me sens pas bien là-bas.
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