Le sixième album sensuel et réussi de la prodige du folk anglais laisse enfin un peu plus de place à l’animal tapi en elle.
Longtemps, Laura Marling fut l’enfant trop douée du folk anglais, sa première de la classe, sa forte en thème pas de son âge. Avec son premier album à même pas 18 ans (Alas, I Cannot Swim en 2008), on apprit que cette érudition mais aussi cette austérité venaient d’une drôle d’éducation anglaise, partagée entre une scolarité méditative chez les Quakers et l’apprentissage forc(en)é du folk en bois.
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Papa est propriétaire d’un studio d’enregistrement : Laura Marling n’aura pas son mot à dire, juste à le chanter. À 5 ans, on la voit déjà balbutier, accrochée à une guitare classique, trop grande pour elle.
« J’ai chanté très jeune, je rendais mes grandes sœurs dingues quand je les accompagnais à l’école, dans la voiture familiale. Mon père était musicien de studio, j’ai été gavée toute petite, en reprenant avec lui Neil Young, Stevie Wonder, Joni Mitchell, que j’ai su chanter avant de savoir parler… D’ailleurs, ces musiciens d’une autre époque sont aujourd’hui encore ma famille. Je me sens déconnectée de mon temps. »
Quand elle quitte finalement le cocon familial à 16 ans, Laura Marling ignore tout de la rébellion adolescente. « Mes parents étaient des hippies ; impossible de se révolter contre leurs valeurs. » Elle débarque alors à Londres avec la ferme intention de vivre de la musique, mais de ne jamais se retrouver sous les projecteurs. Surdouée et malléable, elle s’envisage comme choriste et musicienne de studio, avoue aujourd’hui encore lire les revues techniques de guitare, n’a aucune ambition de pop-star.
« La musique était juste une habitude, je ne l’ai jamais prise pour un don. J’adorais jouer de la batterie, du clavier, du saxo, de la guitare, mais je suis devenue chanteuse malgré moi. »
« Je me suis mise à détester Laura Marling »
Depuis des années, on guette les rares moments où Laura Marling désapprend ses bonnes manières, cocufie sa rigueur et joue, jouit, avec la fougue, l’impatience de son âge. On espérait ainsi sa crise d’adolescence tardive avec, ce sixième album (à 26 ans !). Et si elle a épargné sa musique, elle a fini par lui tomber dessus, violemment, il y a deux ans. De cette crise intime vécue lors de son exil californien, Laura Marling parle sans affect, comme si elle en avait été témoin et non victime.
« Je me suis mise à détester Laura Marling, cette marque que j’étais devenue, que mon label commercialisait. Je me suis retrouvée écartelée entre elle et ce que j’étais vraiment, j’avais l’impression de trahir la musique, la poésie, d’être radine sur l’art, que mon personnage public était ennuyeux… Le résultat a été Short Movie en 2015, un album très confus, qui a oublié d’où il vient, où il va… »
Heureusement, le nouvel album Semper Femina a échappé à ce vide, à ces atermoiements entre électricité et acoustique, entre folk chichiteux et pop plus calibrée. Ce sixième album, événement rare dans ce genre de carrière qu’on imagine dépérir en pente douce, est même son meilleur. Il est aussi son plus direct, le moins vague.
« Maintenant que je sais qui est Laura Marling et qui je suis, je peux me permettre de m’exprimer de manière plus franche, plus directe dans les chansons. Et puis, l’époque ordonne cette clarté, cette honnêteté. On ne peut plus se permettre la fiction en 2017. »
L’onirisme ne sera donc ici autorisé qu’aux cordes. Magnifiquement produit et arrangé, l’album révèle des audaces évoquant le Chelsea Girl de Nico (Wild Once, The Valley) autant qu’un dépouillement à la hauteur de Portishead, sur le très justement titré Soothing (« apaisant »), qui restera comme le slow de l’hiver dans les pays où cet art noble existe encore.
Libérée comme les sœurs Brontë
Semper Femina est l’album d’une femme qui échappe à la sagesse, à la pudeur, aux thés sans fin servis dans une porcelaine opalescente. Si le ton demeure toujours aussi sobre, voire spartiate, il révèle une sensualité inattendue dans un univers souvent si distant qu’il semblait glacial, frigide. D’une voix qui emprisonne beaucoup de femmes intrépides – de Joni Mitchell à Joanna Newsom –, elle gagne ici, dans son pré de moins en moins carré, une liberté réjouissante et perverse : celle des sœurs Brontë, qui dissimulaient elles aussi parfaitement leur contes troubles et fantaisies sexuelles sous des atours pareillement prudes, boutonnés.
« Quand je ne fais pas des mots croisés, j’écris et je lis sans répit, avoue-t-elle quand on évoque la perversité feutrée de ses dernières chansons. « Et, effectivement, les sœurs Brontë ont beaucoup compté dans mon éducation de jeune adolescente. Cette tension sexuelle, ce côté pastoral et gothique ont bâti mon imaginaire. Si mes proches avaient accès à mes carnets de bord, aux mots que je gribouille sans but au quotidien, ils s’inquiéteraient sans doute pour moi. Mais pour moi, c’est une soupape vitale. »
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