L’art contemporain parvient lentement à faire son trou en France. Paradoxalement, Paris la Frileuse rame lamentablement derrière l’audacieuse province.
Désormais, il en est de l’activité artistique comme des manifestations lycéennes : le mouvement commence en province, et Paris s’agite pour faire semblant de s’activer. Depuis longtemps déjà, le parcours d’un jeune artiste commence généralement par une exposition en province ou dans la banlieue parisienne. Car on trouve là-bas un plus grand nombre de lieux ouverts à la jeune création, une connexion directe entre les nombreuses écoles et les centres d’art, un réseau plus serré qui a permis aux Frac, centres d’art régionaux, de se constituer en plus de dix ans comme de véritables observatoires de la création artistique. Autrement dit, la province défriche, expérimente, quand Paris se flatte d’être le lieu de la consécration et de recevoir en son sein la crème de la crème. Pour schématiser, la province s’active et Paris récompense, se fossilise en musée quand elle ne se livre pas désespérément à de fausses modes (le magasin Colette, les Moulins de Paris…). Il en va de l’art comme du cinéma français, des manifestations lycéennes et des revendications de chômeurs : tandis que Paris s’enferre dans le prestige et la représentation, il émerge de province une nouvelle réalité, souvent crue et sociale, un sens et un souci aigus du réel.
Mais pour l’art contemporain, l’écart entre la capitale et la province s’est encore accentué cette année. A Paris, le vide est de plus en plus visible : entre l’échec patent de la dernière Biennale de Paris, la fermeture partielle du Centre Pompidou, l’absence encore durable d’un lieu parisien consacré à la jeune création, la mollesse de la Maison européenne de la photographie et le lent enfoncement muséal de la Galerie du Jeu de Paume qui accumule les rétrospectives sans ouvrir de nouvelles perspectives, c’est plutôt morne plaine et plat pays. Reste heureusement quelques poches d’inventivité : la Caisse des dépôts et consignations, toujours très active, le CNP avec entre autres l’expo de Sophie Calle, le musée d’Art moderne de la Ville de Paris avec Orozco, Boltanski ou encore une expo sur la scène scandinave, et surtout les nombreuses galeries parisiennes qui maintiennent un vrai niveau de création, rivalisent de mobilité et ont accueilli cette année, outre une kyrielle de très jeunes artistes français et étrangers, des artistes de renom international tels que Douglas Gordon, Nan Goldin, Rirkrit Tiravanija, Jenny Holzer, Oleg Kulik, Ilya Kabakov, et même Lars von Trier.
Mais côté institutions parisiennes, on déplore surtout l’absence de quelques rétrospectives notables qui ont circulé en Europe sans passer en France : l’expo « Sunshine & noir » consacrée à l’art californien ou la rétrospective de l’immense Bill Viola. A l’inverse, la province ne se contente pas de trouver de jeunes artistes, elle a aussi connu l’affaire Van Lieshout cet été dans le Sud-Ouest, a montré Ann Hamilton à Lyon, Duane Hanson à Dijon, l’expo Lygia Clark et celle sur Warhol et la mode à Marseille, sur le décor et l’art moderne à Villeneuve-d’Ascq, et au capc de Bordeaux Tony Oursler, Louise Bourgeois, Anish Kapoor et « Cities on the move ». Bref, Paris est pris dans une double dépression : vue de Londres, Amsterdam ou Berlin, c’est à l’évidence une ville de second rang. Mais elle est dans le même temps dépassée par la mobilité forte et cependant toujours discrète de notre chère province française. Et ce n’est pas fini : face à Hockney arrivant à Beaubourg et Rothko au palais de Tokyo, Bordeaux se prépare à accueillir la rétrospective Cindy Sherman, Marseille celle de Dan Graham et Grenoble prépare (enfin) l’arrivée de Mike Kelley.
Autre indication d’un renversement de tendance : comme pour rattraper son retard, on voit cette année Paris se mettre au diapason de la province. Voilà ce qui arrive quand on laisse le travail aux autres et qu’on reste assis sur son trône, quand on joue au maître et à l’esclave sans jamais lire Hegel. C’est un comble : pour être en phase avec la création contemporaine, le Centre Georges Pompidou invite le Consortium de Dijon à venir montrer son esprit décalé et ultra-expérimental à Beaubourg. Dans le même temps, le palais de Tokyo convie trois des meilleurs représentants de la jeune scène française : Pierre Huyghe, Dominique Gonzalez-Foerster et Philippe Parreno. Si l’on ajoute Fabrice Hybert, largement reconnu, Pierre Joseph, Xavier Veilhan, Claude Lévêque et d’autres, on voit triompher aujourd’hui une nouvelle génération apparue il y a à peu près dix ans, dotée d’un esprit nouveau, majoritairement formée à Grenoble par des artistes comme Ange Leccia ou Jean-Luc Vilmouth, ayant d’abord exposé à Nice, au Magasin de Grenoble, à Nevers ou Dijon avant de circuler très vite à l’étranger, bien plus souvent qu’à Paris où on les a longtemps regardés avec un léger dédain. C’est d’ailleurs cette nouvelle génération d’artistes qui est allée représenter la jeune création française au Guggenheim de New York. Un signe des temps.
Pour autant, la situation créée en France reste instable : les débats fumeux autour d’une prétendue crise de l’art contemporain, l’absence totale d’éducation artistique et surtout les attaques régulières des élus FN ont fragilisé le terrain et mettent en péril le travail quotidien de défrichage et de soutien de la création artistique entrepris dans les écoles, les centres d’art et les Frac de province. Face à ces menaces, l’artiste Olivier Blanckart appelle à la vigilance et réclame un engagement, actif, haut et fort, de la part du milieu de l’art tout entier : « L’art contemporain n’a toujours pas droit de cité en France, c’est une cause suspecte, même aux yeux des intellectuels, de la gauche et des médias. Pour arrêter cette suspicion, il faut déclarer une position commune et ne pas rester dans des déclarations vagues, il faut s’engager dans une attitude forte face au FN, comme cela s’est fait dans le théâtre et le cinéma français. Parce que parler à demi-mot, refuser de faire front commun contre l’ennemi, c’est déjà capituler. Quand un artiste accepte de voir son nom à côté d’un élu FN ou allié au FN sur un carton d’invitation, il s’en rend complice, tout ça par opportunisme, simplement pour exposer. Le corporatisme cynique du milieu de l’art est très nocif. Si on continue comme ça, un potentiel énorme va crever sur place. »
Evidemment, Olivier Blanckart n’est pas seul : sa protestation reçoit les suffrages de nombreux artistes, journalistes et critiques d’art. Il était temps que cette parole arrive, et il est heureux qu’elle vienne des artistes eux-mêmes : rien à dire, l’action et les débats se sont définitivement déplacés, décentrés. La réflexion a enfin quitté les salons parisiens où l’on se divisait, il y a encore un an, sur la crise de l’art contemporain. De notre côté, depuis un an seulement que la page Arts/Scènes a pris place dans ce magazine, nous nous sommes toujours efforcés de sortir du sérail, d’aller sur le terrain, de montrer et défendre des oeuvres, de mettre en relation des artistes et leurs contemporains. L’an prochain, c’est promis, nous irons donc aussi à Vaison-la-Romaine, à Thiers, Brétigny-sur-Orge, Quimper, Tourcoing, Saint-Nazaire, Le Havre, Amiens, Rennes, et même à Beauvais si on a le temps. Bref, là où il se passe quelque chose.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
{"type":"Banniere-Basse"}