Que l’on s’y agrippe ou que l’on tente de s’en débarrasser, la mémoire fut le véritable déterminant de la création musicale cette année. Tous genres confondus, la tendance est unanime et trahit la difficulté à faire du passé table rase. Dans cette solidaire paresse à quitter « le paradis perdu », les Brésiliens foncent devant et nous font aimer l’an 2000.
Dans les temps lointains, les bibliothèques brûlaient. C’était décevant pour les gens du savoir qui se trouvaient alors frappés d’amnésie soudaine ; mais somme toute assez exaltant car ils se voyaient dans l’obligation de récrire le monde, et comme conviés à le rajeunir. La mémoire n’est-elle pas ce phénix dont parlait Pierre Boulez dans un entretien passionnant – et jamais publié , qui passe son temps à renaître de ses cendres ? Avec l’informatique, nous sommes entrés dans une ère où, la quantité de savoir ne cessant d’augmenter, notre mémoire se retrouve paralysée, victime d’un excès de poids, d’un encombrement fatal. Or la création a besoin de cet espace libéré par la mémoire, dont la faculté de retenir n’a de valeur que si elle se double de l’aptitude à sélectionner, à oublier. L’une des conséquences de la « marchandisation » de la culture est de s’obliger à rendre tout disponible, à conserver en magasin le beau, le rare, à proximité d’un grand volume de médiocre, à plomber l’indispensable en lui offrant la même visibilité que le superflu. Boulez confiait son secret espoir de voir le bogue de l’an 2000 jouer le rôle purificateur des incendies d’autrefois et de permettre alors à nos disques durs un effacement salutaire. Pourquoi pareille entrée en matière pour ce bilan de fin d’année ? Sans doute, d’un domaine l’autre, jamais les rapports qu’entretiennent mémoire et musique ne nous ont paru si déterminants.
A la fois fécondante et immobilisatrice, la mémoire se retrouve au centre de toutes les uvres que nous avons sélectionnées ici. En cet ultime moment d’une vie riche et bouleversée, ce siècle nous fait ainsi songer à la Mama d’Aznavour couchée sur son lit de mort, autour duquel se pressent ses enfants, âges, histoires et qualités confondus. « Ils sont venus, ils sont tous là… » Chacun a apporté en offrande un air d’autrefois et le lui joue avec une émotion rendue plus profonde encore du fait qu’elle s’éperonne du sentiment propre à l’orphelin d’avoir perdu un ancrage, sans être bien certain de tenir en main un gouvernail. Jamais période n’aura été à ce point marquée par la difficulté à passer à « autre chose », par la douleur à rompre avec l' »avant ». Sans doute ce petit refrain a-t-il été maintes fois entonné à propos de disciplines très distantes les unes des autres, pourtant son écoute nous paraît plus saisissante à mesure qu’approche le décompte final.
La musique en ce qu’elle offre de possibilités d’aventures, de constructions érigées sur l’inouï, l’inédit, de par son aptitude à ouvrir la porte à l’improvisation, aux développements curieux, à s’en remettre à un nomadisme reliant des univers sonores divers voire divergents, est par excellence, comme le disait si bien Jean-Luc Godard, l’art « qui annonce les événements », celui par qui arrive le scandale du futur. Discourir sur la tolérance du public à accepter l’innovation ou sur le manque d’assurance des créateurs ne parvenant que trop rarement à installer un langage neuf mériterait certainement un meilleur développement, alors que le propre d’un bilan est plutôt d’établir des raccourcis. En voilà un : l’espèce humaine tenue de mener de front deux révolutions, celle des technologies, dont nous pouvons désormais constater la réussite, et celle du renouveau du langage (artistique comme politique d’ailleurs), n’a pu finalement en faire aboutir qu’une seule. A mesure que l’électronique étendait son empire sur notre quotidien, la nostalgie d’un paradis perdu nous faisait entrevoir l’avenir sous l’aspect d’un cauchemar effrayant. Nous ne sommes sans doute qu’à l’orée d’une utilisation innovante de tout ce que la micro et la fibre optique offrent comme possibilités. En attendant, ce retard a contribué à placer la production musicale de cette année 99 en deçà des nécessités de son époque. Voilà pourquoi la mémoire nous apparaît comme l’élément central de ce dernier millésime.
L’art de la relecture s’y fait particulièrement sentir. Bien que chacun y ait apporté les nuances propres à sa sensibilité, les pianistes Brad Mehldau et Keith Jarrett se sont penchés, l’un avec un vertigineux abandon romantique et l’autre comme plongé dans une désarmante quête d’innocence, sur une forme et un répertoire que l’on pensait inscrits à jamais dans le classicisme. Autre re-visiteur du soir, Bill Carrothers se plaît à jouer sur les écarts de genres, passant de Cole Porter aux Beatles avec la même volubilité gracieuse. Le concertiste Alain Planès rejoue les Préludes de Debussy sur un piano Bechstein, l’instrument qui correspond à la période où furent composées ces uvres, pour mieux en faire ressortir la clarté sonore et mettre en évidence son souci de la perfection. Le trompettiste Jon Hassell vient hanter certains thèmes de Duke Ellington avec des sonorités quasi fantomatiques qui en hérissent la dimension mystérieuse. Nous sommes à l’heure des retrouvailles particulières, celles qui précèdent les derniers adieux et les vraies ruptures. Les mondes se rejoignent et s’étreignent une ultime fois avant le saut dans l’inconnu. Le bluesman Taj Mahal retrouve un cousin très éloigné en la personne du maître de la kora Toumani Diabaté, pour un album là aussi conçu autour de standards ou de thèmes ancestraux, où se juxtaposent des couleurs de sons et des langages rythmiques qui finissent, comme par enchantement, par se dissoudre les uns dans les autres. Les vieux Cubains confits dans la dignité Eliades Ochoa, Ibrahim Ferrer et Compay Segundo qui au jeu du Mille Bornes a bien dû tirer la carte « increvable » viennent raffiner l’art de la nostalgie en redonnant une vie, plissée d’élégance et de maîtrise formelle, aux chants de l’amour et de la polissonnerie à l’ancienne.
Et si le bogue de l’an 2000 c’était Charles Trenet, dont le dernier envoi est confondant tant le vieux met d’enthousiasme et d’astuce poétique à se dérober à l’emprise des piges, à nier la dégradation en niant le temps lui-même ? Une démarche que pourrait rejoindre Thomas Fersen, dont la grâce de chat s’offre en défi aux pesanteurs d’époque, aux senteurs d’aisselles, à la misère des mots, à l’infortune des sentiments. Remettre le compteur à zéro, effacer ce qui finit par encombrer, troubler la mémoire, la perdre en chemin, mettre à profit cette « schizofrénétique » si crânement revendiquée, n’est-ce pas l’une des préoccupations essentielles du libre joueur Bernard Lubat qui insiste sur le rôle de l’ignorance dans sa musique ? L’oubli, l’amnésie, le décrochage avec la connaissance, nous y sommes. Et pourquoi tant de Brésiliens, de souche ou d’adoption, dans ce palmarès, sinon pour signifier combien ce pays a toujours su dévorer, digérer, régurgiter la musique, toutes les musiques, que cette manière de faire, issue des années 20 et du cannibalisme culturel, anticipait sur la libre circulation des courants et des traditions, sur l’incessante hybridation à laquelle nous assistons aujourd’hui ? C’est aux opportunités du voyage virtuel, du brassage permanent que nous devons ces objets non identifiables que sont Prize d’Arto Lindsay, Na pressão de Lenine ou le Tucuma de Vinicius Cantuária, disques à la fois savants et primitifs, relevant de traditions enracinées et d’une avant-garde soucieuse du défrichage de nouvelles voies. Ainsi, à la veille du grand passage, le Brésil nous rappelle qu’il ne peut y avoir de modération dans l’originalité ni de limites infranchissables, et que les musiciens d’aujourd’hui ne devraient être hantés que par cette seule et unique question, dont René Char faisait l’inscription en tête de son Poème pulvérisé : « Comment vivre sans inconnu devant soi ? »
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