La diva pop Lana Del Rey revient avec un sixième album,“Norman Fucking Rockwell!”. L’un de ses meilleurs, où l’on retrouve ses amours évanescentes, un rêve américain déchiqueté et le glamour californien. Interview exclusive.
Au début de l’été, la presse parisienne avait l’espoir d’interviewer Lana Del Rey, qui devait réserver des entretiens à une (petite) poignée d’élu.e.s. Puis, plus aucune nouvelle jusqu’à la fin du mois d’août. Sans doute parce que la chanteuse refusait de céder à la demande de son label américain, Interscope : reculer la date de parution de Norman Fucking Rockwell!, programmé au 30 août. En guise de réponse, elle mettait en ligne un double clip, celui des titres Fuck It I Love You et The Greatest.
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“Goddamn, man-child/You fucked me so good that I almost said ‘I love you’.” C’est sur ces mots que s’ouvre ce sixième album, très attendu comme à chaque fois. Trop ? La magie des tubes Video Games et autres Blue Jeans a parfois manqué aux successeurs de Born to Die (2012), vendu à plus de 12 millions d’exemplaires dans le monde entier (dont 1 million en France). Si on a compté 2,9 millions de copies écoulées pour Ultraviolence (2014), Honeymoon (2015) et Lust for Life (2017) ont plafonné à 1,5 et 1,8 million. Scores cependant plus qu’honorables en ces temps troublés pour l’industrie musicale.
Car elle a ce truc, Elizabeth Grant devenue Lana Del Rey, cette allure de starlette américaine désillusionnée, cette voix de tragédienne grecque obsédée par Nancy Sinatra. De quoi fasciner ceux qui ont collaboré avec elle : Woodkid pour ses clips époque Born to Die, Dan Auerbach à la production d’Ultraviolence, Rick Nowels (fidèle producteur depuis Honeymoon), les rappeurs A$AP Rocky et The Weeknd, avec qui elle a partagé des duos… Cette fois, c’est Jack Antonoff, connu pour son groupe Fun et ses collaborations avec Taylor Swift, Lorde ou St. Vincent, qui s’est chargé d’encadrer le timbre de la diva. Lequel, reconnaissable entre mille, se fait entendre un soir de fin août au téléphone, alors que l’on ne s’y attendait vraiment plus.
Pourquoi donnes-tu si peu d’entretiens ? Par timidité, stratégie ou méfiance ?
Quand mon premier album est paru, l’une de mes premières interviews a été menée par un journaliste australien plus âgé que moi. Il m’a interrogée sur mes influences. Je lui ai répondu que j’aimais The Beach Boys, Cat Power et des auteurs comme James Ellroy. Il m’a aussitôt interrompue : “James Ellroy, qu’est-ce que vous avez en commun avec lui ?” Moi : “Pas grand-chose, mais j’aime ses livres.” Et lui de rétorquer : “Ce n’est pas un peu présomptueux de votre part ?” Les entretiens qui ont suivi n’ont guère été plus fructueux. Au lieu de me parler de mes chansons ou des producteurs talentueux avec lesquels je collaborais, on s’attardait sur l’usage excessif que je faisais de l’eye-liner ou du sèche-cheveux. On cherchait des raisons psychologiques à un choix esthétique, comme si je cachais quelque chose. Mais je ne cache rien !
Tu te sentais incomprise ?
Oui. Quand je lisais mes portraits, je ne me reconnaissais pas. Avant même de m’interroger, les journalistes savaient déjà ce qu’ils voulaient écrire. Et mes réponses ne changeaient rien à leurs préjugés. Aujourd’hui, c’est différent. On ne cherche plus à tourner en ridicule les artistes, on s’intéresse davantage à leur créativité… Mais quand je ne suis pas absolument sûre des intentions, je préfère m’abstenir plutôt que de demander à relire ma copie. J’ai prévenu ma sœur, qui est devenue photographe. Il y a peu de jeunes femmes dans ce milieu, alors il faut compter uniquement sur soi-même, envers et contre le regard parfois hostile de ses homologues.
C’est ce que tu as fait, toi aussi, avec ta musique ?
J’ai essayé d’être à la fois sereine et combattante. Je suis très forte pour méditer, mais quand il faut prendre les armes, je dois souvent me faire violence. Ce que m’a appris le succès, c’est que tout pouvait changer d’une minute à l’autre. Il faut juste savoir ce que l’on veut vraiment, du genre musical que l’on choisit d’incarner à la ville dans laquelle on veut habiter… Il ne faut pas se laisser dicter son destin.
Et imposer sa voix, comme tu le fais plus que jamais dans Norman Fucking Rockwell!…
Je m’en suis rendu compte après coup. Au début de l’enregistrement, je n’avais aucune idée précise en tête… Mais les mélodies ont été plus fortes que moi tout en permettant à ma voix de s’affirmer. Seuls comptaient les sentiments, sans le désir de contrôle qui m’animait auparavant. Finalement, c’est ce qui fonctionne le mieux !
Tu as choisi de travailler en étroite collaboration avec Jack Antonoff. Pourquoi lui alors qu’il est a priori assez éloigné de ton univers ?
Lorsque j’ai rencontré Jack, en janvier 2018, j’étais en pleine tournée américaine, sans l’intention d’écrire la moindre chanson. Il m’a demandé de venir le voir en studio et, au bout d’une heure, j’ai compris que je devais absolument faire un album avec Jack. Ses musiciens sont formidables, mais lui… il est extrêmement talentueux ! C’est l’un des pianistes les plus doués que je connaisse. On a travaillé plus d’un an ensemble, on s’est dévoués à chaque titre, on a beaucoup ri aussi. Il a toujours une anecdote très drôle en stock. Ce qui a apporté de la légèreté à la mélancolie de certains titres… même si cet album est plus solaire que les précédents.
A ton image : toi qui t’es fait connaître par la nostalgie douce-amère de tes chansons, on te découvre plus souriante. Le bonheur l’emporterait-il ?
Voilà la grande question ! Je suis plus heureuse qu’avant et, surtout, j’ai plus de distance vis-à-vis des fantasmes et des traumas de ma jeunesse. Ces derniers temps, je fréquente des personnes qui ne sont pas artistes, avec une vie de famille. Et, en dépit de cet aspect “normal”, ils sont surprenants, multidimensionnels… L’énergie déployée à construire leur quotidien m’a donné envie de faire de même. Moi qui ne vis que pour l’art, ce qui me demande énormément de concentration et de travail, j’ai découvert que je pouvais avoir les pieds sur terre. C’est plutôt agréable.
Pourquoi ce titre Norman Fucking Rockwell! ?
Il y a plusieurs raisons. Dans l’un des premiers titres qu’on a enregistrés avec Jack, Venice Bitch, je chante : “Paint me happy and blue, Norman Rockwell/No hype under our covers/It’s just me and you.” C’est là où Rockwell a surgi de nulle part. C’était un dessinateur brillant, à la fois populaire et mésestimé. Dans mes chansons, je commente toujours le rêve américain, auquel il était très attaché lui aussi. Le sien appartient à une autre époque, plus précaire économiquement mais plus optimiste. Que sont devenus ces espoirs aujourd’hui ? La culture, la société, le confort, les avancées technologiques… Cela pourrait être merveilleux. Mais non, notre monde est de plus en plus inquiétant. D’où ce “fucking” placé au milieu !
Le titre de l’album a d’ailleurs été censuré, et tes textes ne se refusent pas les explicit lyrics. Une manière de marquer ton indépendance ?
Oui, mes textes me viennent naturellement et je refuse de les édulcorer. Résultat, même si une de mes chansons s’avère pop et accessible, elle ne sonnera pas comme celles qui cartonnent à la radio. Tant pis. J’aime quand les artistes partagent leurs propres points de vue et leurs émotions. Cela ne les empêche pas de toucher leur public, au contraire.
En août, suite aux fusillades d’El Paso et Dayton, tu as enregistré la protest song Looking for America. Quel regard portes-tu sur la politique américaine actuelle ?
(Soupir) Le gouvernement reflète le malaise des individualités. Tout comme la nature, ce grand miroir de notre société à l’échelle du monde. Ces terribles incendies, ces ouragans, cet océan étouffé, ce n’est pas un hasard : à l’instar des volcans, les gens se réveillent. Nous sommes dans une période transitoire où l’on remet en question la valeur qu’il faut donner à la vie. Hélas, certains s’y refusent, et ça peut devenir dramatique.
Dans le titre conclusif de ton album, Hope Is a Dangerous Thing for a Woman Like Me to Have – But I Have It, tu évoques la poétesse Sylvia Plath… Quel est ton rapport à son œuvre ?
Ce qui m’a le plus marqué chez elle, c’est son amour désespéré pour son mari, Ted Hughes. Je comprends très bien ce qu’elle a pu ressentir… C’est pourtant dommage de la définir par son suicide, de dire que ses poèmes sont les plus tristes du monde. Car son écriture est brillante, aussi bien classique que contemporaine. Et c’est important, je crois, de choisir la fin de sa propre histoire. Avant ça, il faut affronter l’existence, chapitre après chapitre. Quand je parle avec d’autres femmes, je réalise qu’elles se battent sans cesse avec leurs émotions, tout comme moi. C’est ce en quoi l’amitié est précieuse.
La sororité, c’est important pour toi ?
Oui. Mes amies comptent énormément, ma sœur également, même si elle vit loin de moi désormais. J’adore Femmes qui courent avec les loups de l’écrivaine Clarissa Pinkola Estés, dans lequel elle revisite les contes ancestraux. Dans son livre, les loups conseillent à une femme de ne jamais frayer avec ceux qui n’ont pas le cœur chaleureux. J’ai décidé de suivre ces recommandations en m’entourant de personnes qui ont de l’esprit mais également de la générosité. Cela a changé ma vision des relations humaines.
En dépit de ta célébrité, sens-tu toujours le poids de la misogynie peser sur tes épaules ?
Oui. Mais un petit peu moins qu’avant. Et je rajouterais que, en plus de la persistance du pouvoir patriarcal, les femmes peuvent hélas être tout aussi moralisatrices que les hommes. L’une des choses les plus importantes que j’ai apprises, c’est que si quelqu’un ne vous aime pas avant même de vous parler, ça en dit plus long sur lui que sur vous. Trop de personnes ont une incapacité à mettre des mots sur ce qu’ils ressentent, et le font payer aux autres.
Fidèle à tes habitudes, tu explores avec Norman Fucking Rockwell! le Los Angeles des années 1960 et 1970. Toujours nostalgique de cette époque que tu n’as pas connue ?
Toujours ! Il y a une dizaine d’années, mon ami Jonathan Wilson a initié une espèce de revival à Laurel Canyon. On en parlait tout le temps avec Father John Misty et sa femme, Emma Tillman, l’une de mes amies proches. J’aurais aimé avoir davantage de copines artistes à L.A. pour échanger, jammer… J’ai récemment rencontré Natalie Mering, alias Weyes Blood. Avec elle, on peut parler de musique, de songwriting, de techniques de studio. Mais recréer l’effervescence de ce microcosme, j’en rêve encore…
La Californienne d’adoption que tu es pourrait-elle vivre ailleurs qu’à L.A. ?
Oui ! D’ailleurs, j’en suis partie, pour vivre plus près de San Diego. Si l’on veut prendre du recul sur son art, il faut quitter Los Angeles, il y a trop de musique dans cette ville ! Dès que je suis sur la route et que je m’éloigne d’elle, mes meilleures idées fusent.
L’amour reste le cœur névralgique de ta musique…
Et de ma vie. Même si mes amitiés ont pris une place de plus en plus importante. L’amour apporte définitivement autant de joie que de souffrance. Ça ne m’a jamais surprise de constater à quel point les choses peuvent vite changer dans une relation. J’en ai subi les affres… Mes sentiments changent aussi, bien sûr, mais moi, je reste la même. Or, les quelques hommes avec qui je suis sortie révélaient tellement de facettes inattendues que je n’étais plus sûre de ce qui nous liait, eux et moi. Aujourd’hui, j’espère rencontrer quelqu’un de nouveau, et qui partage davantage mes ressentis.
Crois-tu en Dieu ?
Oui. Je prie souvent. La foi, c’est un peu comme le bonheur, ça demande du travail ! J’interroge beaucoup Dieu : “Dis-moi ce que je dois faire ?”, “A quoi puis-je utiliser au mieux mon temps ?”, “En quoi puis-je être meilleure ?” Je me sens connectée à quelque chose de plus grand…
De plus grand, comme la mer, dont tu as dit qu’elle représentait le dernier espace de liberté de la planète…
Enfant, je vivais dans la campagne au nord de l’Etat de New York, et je passais toutes mes journées dehors. Mais lorsqu’on partait en vacances en Floride, j’exultais. L’eau, c’est vital pour moi. Je nage plusieurs fois par semaine. Quand mes pieds sont salis par le sable, mes cheveux emmêlés par l’air de l’océan, je me sens à la fois plus décontractée et plus puissante.
On te voit sur une planche dans le clip de Fuck It I Love You. Tu surfes ?
J’essaie. C’est pour ça que je voulais être filmée en train de chevaucher les vagues, comme dans les disques traditionnels de surf rock. Même si, dans la réalité, c’est une bataille de chaque instant pour ne pas tomber !
Ce n’est pas grave : Dennis Wilson était le seul Beach Boys qui savait surfer !
(Elle éclate de rire) Mais oui ! C’est ce que je me répète à chaque fois qu’une vague a raison de moi : qu’aurait fait Dennis Wilson à ma place ?
“Norman Fucking Rockwell!” (Interscope Records/Polydor)
Concert Le 23 février, Paris (AccorHotels Arena)
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