Bullitt, Opération Dragon ou Dirty Harry : le nom de Lalo Schifrin se confond avec un certain cinéma d’action des années 60-70 que ses partitions spectaculaires ont largement contribué à rendre culte. Raffiné et humble, le compositeur revient sur son parcours.
Si tout le monde ou presque est aujourd’hui capable d’orthographier correctement le nom d’Ennio Morricone, dont l’ uvre, colossale, a depuis longtemps quitté le simple cercle des amateurs de bandes originales de films, celui de Boris « Lalo » Schifrin, compositeur, arrangeur et chef d’orchestre né à Buenos Aires au milieu des années 30, reste curieusement mal connu du grand public. Moins prolifique que son homologue italien, Lalo Schifrin, auteur pour le cinéma d’une grosse centaine de scores, aura pourtant écrit entre 1965 et 1975, sa période la plus créative, quelques-unes des plus éblouissantes partitions qu’Hollywood ait jamais eu à mettre sous les roues dentées de ses projecteurs, de Luke la main froide à Opération Dragon en passant par Bullitt ou L’Inspecteur Harry. Films souvent mineurs auxquels les musiques de cet authentique alchimiste donnèrent l’éclat de divertissements haut de gamme et offrirent un parfois miraculeux ticket pour la postérité, transformant les demi-daubes en produits à la mode, les objets cucul en uvres cultes.
S’il attend toujours de rencontrer son Sergio Leone, son Hitchcock ou son Fellini, Lalo Schifrin aura tout de même eu la chance de croiser la route d’un certain Bruce Geller, producteur de télévision qui lui proposa d’enregistrer les bandes-son de ses deux plus fameuses créations, Mission : impossible et Mannix. Séries dont les scores, indispensables, mettent nettement en lumière l’importance du média télévisuel dans l’évolution de son travail de compositeur : laboratoire ouvert sur les bouleversements que connaît à l’époque la culture populaire, mais aussi formidable école de la concision et de l’efficacité, la télévision, dès le début des années 60, permit ainsi à Lalo Schifrin de soumettre ses plus audacieuses hypothèses rythmiques et harmoniques aux changeantes humeurs de l’air du temps, et de faire germer de nombreuses idées mélodiques avant de pouvoir les greffer sur celluloïd. C’est d’ailleurs pour (par) le petit écran qu’il développera, notamment avec les cuivres, de très novatrices techniques d’orchestration, caractéristiques de (presque) toutes les bandes originales qu’il signa dans la deuxième moitié des années 60.
Pourtant, si sa musique a fait plusieurs fois le tour de la planète dans les valises à double fond de Mr Phelps et de ses virtuoses de la chignole, Lalo Schifrin aura connu le même destin que les personnages de la série (Mission : impossible) qui lui permit de se glisser incognito dans des millions de foyers : celui d’un héros condamné à l’ombre pour avoir trop bien uvré, ses travaux ayant paradoxalement fini, au mieux, par ne plus former qu’un tout avec les objets filmiques auxquels ils servirent à l’époque de contrepoint sonore.
Pas étonnant qu’à l’instar de nombreux de ses illustres pairs, Lalo Schifrin ait parallèlement tenté de s’illustrer, avec quelques notables réussites, dans des disciplines moins exposées à la force redoutablement centripète de l’image : le jazz et la musique « classique », champs d’expression qui ne furent pourtant jamais aussi fertiles que lorsqu’il s’employa à les moissonner à l’unisson.
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Quelle était la place de la musique de film dans la culture musicale populaire des années 60 ?
Lalo Schifrin : Elle bénéficiait à cette époque d’une place beaucoup plus importante dans l’espace médiatique qu’aujourd’hui. Tout d’abord parce qu’on envisageait alors le scoring très différemment : on composait des bandes originales thématiques à forte personnalité, ce dont les studios et les metteurs en scène, dans leur grande majorité, ne veulent plus entendre parler. Ils veulent tous ce qu’on appelle de la musique « générique », quelque chose d’abstrait, de passe-partout, car ils pensent qu’une bande originale avec trop de caractère, trop précise, risque de nuire au film. Deuxièmement, le marché du disque s’est énormément segmenté ces dernières années. On a appris au public à ne plus consommer une bande originale que comme un simple produit dérivé, et non plus comme une uvre à part entière. Mais ce n’est pas tant la faute des compositeurs de la « nouvelle école » que celle du système hollywoodien.
Cette « nouvelle école », justement, quand est-elle apparue ?
Les choses ont vraiment changé à la fin des années 70. C’est à partir de ce moment que les studios hollywoodiens ont commencé à réclamer des scores génériques, marginalisant du coup une grande partie des musiciens de ma génération. Ceux qui, comme moi, pensent encore que la mission d’un compositeur est de trouver le son d’un film, et de bâtir un score sur sa résonance.
Les choses n’ont-elles pas commencé à changer au début des années 70, lorsque la MGM a décidé de brûler une partie de ses archives sonores ?
A l’époque, Hollywood était en pleine effervescence. De toutes petites structures commençaient à produire des films indépendants. Comme il était très difficile pour ces gens de trouver de l’argent auprès des banques, ils s’arrangeaient généralement pour monter des coproductions avec les grands studios qui prenaient en charge la distribution de leurs films, et les logeaient dans leurs bâtiments. La MGM, pour laquelle j’avais beaucoup travaillé dans les années 60, venait de nommer un nouveau président, qui n’a rien trouvé de mieux que de réquisitionner le local où étaient entreposées toutes les archives sonores du studio pour le louer. C’était un endroit incroyable, une pièce où dormaient de véritables trésors. Comme il ne savait pas quoi faire de toutes ces bandes, il a donné l’ordre de tout brûler. L’archiviste était un ami à moi. Il m’a aussitôt appelé, effondré. Il n’avait pas la possibilité de prévenir tout le monde, mais en ce qui me concerne, j’ai pu sauver tous mes travaux de l’incinération.
En 1958, vous avez reçu une récompense pour la bande originale d’El Jefe, un film de Fernando Alaya. S’agissait-il de votre première commande pour le cinéma ?
A l’époque, je n’imaginais pas encore m’orienter vers le scoring. Je dirigeais alors un grand orchestre de jazz dans lequel je jouais du piano. Quelques années auparavant, Dizzy Gillespie, de passage en Argentine, m’avait proposé de le suivre aux Etats-Unis pour travailler avec lui en qualité d’arrangeur. Surpris, j’avais accepté, mais avant que n’aboutissent toutes les démarches administratives nécessaires à mon départ, on m’a proposé de composer la bande originale d’El Jefe.
Saviez-vous comment on composait pour le cinéma ?
Je n’avais pas été formé pour ça, mais je nourrissais depuis tout petit une vraie passion pour le cinéma et ses musiques. A l’âge de 5 ans, je me souviens même d’être allé voir un film d’épouvante, un Dracula ou un Frankenstein, dont j’avais vanté l’importance de la mise en musique auprès de mes copains. Je ne dis pas ça pour faire le malin, mais j’en savais déjà assez long sur l’art de composer des bandes originales ! Adolescent, je m’étais inscrit à la cinémathèque de Buenos Aires pour avoir accès au maximum d’ uvres. Je retournais parfois voir les films une vingtaine de fois pour mémoriser la musique lorsqu’elle n’était pas disponible dans le commerce. Tout était bon dès lors que la bande originale en valait la peine : d’Eisenstein à Marcel Carné en passant par Fritz Lang, les westerns, les comédies, etc. J’ai beaucoup appris ainsi.
Aviez-vous des modèles à cette époque ?
Si j’admirais déjà beaucoup le travail d’Alex North, de Miklós Rózsa ou de Georges Auric, mes influences musicales étaient quand même très « européennes » : Bartók, Debussy, Ravel, Stravinsky ou Prokofiev, qui a d’ailleurs travaillé pour le cinéma, des compositeurs dont j’avais étudié la musique à Paris avec Olivier Messiaen au début des années 50. A cela s’ajoutent celles, plus directement argentines, d’Enrique Barenboïm, mon professeur de piano, et de Juan Carlos Paz, ami de René Leibovitz et d’Arnold Schoenberg, qui m’a enseigné la composition.
Quel fut votre tout premier travail de commande pour Hollywood ?
En arrivant aux Etats-Unis à la fin des années 50, j’ai commencé par travailler sur les arrangements de Dizzy Gillespie et de son groupe, puis j’ai écrit ceux de Gillespiana, son poème jazz. Le temps que Gillespiana devienne disque d’or, j’avais déjà acquis une petite réputation dans le milieu du jazz à New York, ce qui, pour un immigré, était plutôt exceptionnel à l’époque. Dizzy étant sous contrat avec Verve, je suis rapidement devenu l’arrangeur officieux de la maison pendant deux ans. J’ai ensuite demandé à mon agent si la MGM, à qui appartenait Verve, n’avait pas une bande originale à me confier. C’est ainsi que je me suis retrouvé à écrire le score de Rhino, un film dont l’action se déroulait en Afrique, ce qui me permit d’expérimenter une sorte de primitivisme élaboré. Ensuite, les musiciens avec lesquels j’avais enregistré se sont chargés de me faire connaître à Hollywood. Mon deuxième score fut celui des Félins de René Clément, qui était également produit par la MGM. Quelqu’un avait pensé que ma musique collerait bien à l’image que Delon voulait promouvoir à Hollywood à l’époque, à son côté sauvage.
Comment s’est déroulée cette collaboration ?
René Clément avait mis à ma disposition le piano qui trônait dans le salon du grand appartement où il travaillait, avenue Henri-Martin à Paris. Dans les couloirs, il y avait une ruche de monteuses qui travaillaient sur des Moviola pendant que je composais, si bien qu’il m’était très facile de visionner une scène, ou un simple morceau de scène, à n’importe quel moment de la journée. Nous avons développé une relation de travail très étroite pendant ces quelques semaines, emplie de respect mutuel.
Vous avez dit un jour qu’Henry Mancini avait redéfini l’art de la composition pour le cinéma. Comment caractériseriez-vous votre apport à cet art ?
J’ai un jour pensé à mélanger des cuivres symphoniques avec des musiciens de jazz, qui n’avaient jamais joué ensemble dans des studios de cinéma, et la sauce a pris. Henry Mancini, quant à lui, a été le premier à introduire des éléments jazz dans les bandes originales. C’était aussi un immense mélodiste. Pourtant, je me souviens qu’il faisait l’objet des pires critiques de la part de Bernard Herrmann ou de Miklós Rózsa, qui le trouvaient trop commercial. Bernard Herrmann détestait beaucoup de monde,et notamment Henry Mancini.
Bernard Herrmann vous confiait ses humeurs ?
Personne n’était l’ami de Bernard Herrmann, car il était lui-même son pire ennemi. Mais il se sentait à l’aise avec moi car j’avais une formation classique, ce qui était assez rare à Hollywood. Il appréciait ma musique, mais il était très snob : il ne voulait pas parler avec les autres compositeurs. Chaque studio avait sa propre cantine. Les musiciens y avaient leur carré. On y parlait de tout et de n’importe quoi : de musique, de vin… Herrmann s’asseyait systématiquement seul à une table. Mais il lui arrivait de m’inviter à la partager. Nous parlions de compositeurs français de la fin du xixe siècle, de Florent Schmidt, Camille Saint-Saëns ou Vincent d’Indy. La dernière fois que je l’ai croisé, c’était à Paris, dans le hall du Plazza, en 1973 ou 1974. Il avait été invité par la Cinémathèque pour une rétrospective Hitchcock. Moi, je venais de terminer l’enregistrement de la bande originale des Quatre Mousquetaires de Richard Lester. Herrmann m’a demandé s’il s’agissait de la suite des Quatre Mousquetaires dont Michel Legrand avait composé le score, avant de partir en hurlant que Legrand était « petit, petit, petit »… Faire ça ici, en France, franchement…
Quel type d’émulation animait les compositeurs des studios au milieu des années 60 ?
Il s’agissait d’une camaraderie teintée de compétition. Les gens fréquentaient les mêmes studios, échangeaient des points de vue, des idées, et avaient pour la plupart beaucoup d’estime pour le travail des autres. Aujourd’hui, les cantines et les tables ont disparu. Les compositeurs travaillent chez eux sur des machines et enregistrent dans des studios indépendants. Le scoring est devenu une activité solitaire. Les anciens, eux, continuent à se rendre aux studios et à travailler sur place.
Suiviez-vous ce qui se faisait en Europe à la même époque ?
D’assez loin, puisque la plupart des films n’étaient pas distribués aux Etats-Unis. Pour voir un Fellini, il fallait donc aller en Italie, ce qu’il m’arrivait de faire. C’est là que j’ai fait la connaissance de Morricone. Il avait organisé chez lui un grand repas et invité quelques-uns des meilleurs compositeurs que le cinéma italien ait jamais comptés : Armando Trovajoli, Nino Rota et Luis Bacalov, dont la mère était une cousine de la mienne. De retour à Hollywood, j’avais voulu lui rendre la pareille en conviant tous les musiciens d’origine italienne que je fréquentais, dont Henry Mancini. Empêché, Morricone s’est excusé, mais je n’ai pas annulé le repas. Lorsque j’ai annoncé la nouvelle à mes invités, étrangement tendus, je me suis rendu compte qu’aucun d’entre eux ne parlait un mot d’italien (rires)…
Lorsque vous composez pour le cinéma, avez-vous besoin de bâtir une relation de travail particulière avec le réalisateur ?
Je n’ai jamais rien fait en ce sens. Une relation de travail, c’est d’abord une relation humaine : vous tombez sur des gens avec lesquels vous vous entendez bien, ou non. Il y a par contre des réalisateurs avec lesquels j’ai développé des relations très amicales, comme Stuart Rosenberg par exemple, avec qui j’ai travaillé plusieurs fois, mais qui ne tourne plus aujourd’hui. Ce fut également le cas avec Don Siegel, le réalisateur de Dirty Harry. Des hommes avec des personnalités pourtant très différentes.
Quels rapports entreteniez-vous avec ce dernier ?
J’ai commencé à collaborer avec Don Siegel sur Un shérif à New York (Coogan’s Bluff, 1968). Nous ne nous connaissions pas, et aucun de nous deux n’avait encore travaillé avec Clint Eastwood, qui tenait là l’un de ses premiers rôles principaux à Hollywood. J’ai eu avec Don le même type de relation qu’avec Dizzy. Tous deux étaient beaucoup plus âgés que moi, si bien que nous n’avons jamais été des « copains », mais l’on se voyait énormément en dehors du strict cadre professionnel. Pour résumer, je dirais simplement que c’est pour Don Siegel que j’ai composé mes meilleurs scores : Les Proies (The Beguiled, 1971) et Tuez Charley Varrick (Charley Varrick, 1973).
Votre travail pour Dizzy et Don Siegel semble marqué par un même effort de compréhension envers ces deux créateurs.
Je crois qu’il s’agit plus d’une question de « langage » que de personnalité. Je me souviens avoir entendu Dizzy dire à mon sujet qu’il avait apprécié de travailler avec moi car je lui avais donné le sentiment de connaître tous ses disques par c’ur avant de le rencontrer. Ce qui n’était pas exact. Le fait est que nous avions tous deux des langages musicaux assez proches. Quant à Don Siegel, je ne connaissais de lui que L’Invasion des profanateurs de sépultures (Invasion of the Body Snatchers, 1956). En bon caméléon, j’ai pourtant fini par comprendre d’instinct ce qu’il recherchait, car il avait pris le temps de m’expliquer patiemment ce qu’il détestait chez les compositeurs avec lesquels il avait collaboré avant moi, et pourquoi il n’avait pas aimé leur travail.
D’autres collaborations cinématographi-ques vous ont-elles marqué ?
Il y en a tant que vous n’auriez pas assez de place ici pour les imprimer. Mais mes meilleurs souvenirs restent cependant Peter Yates, le réalisateur de Bullitt, et Clint Eastwood, avec qui j’ai fait Le Retour de l’inspecteur Harry (Sudden Impact, 1983). J’ai également beaucoup aimé travailler sur La Peau (La Pelle, 1981) de Liliana Cavani. C’était un bon film, qui comportait néanmoins trop de scènes gratuitement violentes à mon goût. J’avais suggéré à Liliana de les couper, mais elle n’en a fait qu’à sa tête. Comme je m’y attendais, le film n’a pas marché.
Vous arrivait-il fréquemment de faire part de vos suggestions aux cinéastes ?
Très souvent. Sur la musique, évidemment, mais je ne m’arrêtais jamais là. Pour Bullitt, par exemple, Peter Yates voulait que je mette en musique la fameuse poursuite de voitures du film. Pour moi, c’était une erreur. Je lui ai dit que le résultat risquait d’être pâteux car, au moment du mixage sonore final, il nous aurait constamment fallu sacrifier le son à la musique, et vice versa. Je savais aussi que dans les scènes prises en contre-plongée devant les collines de San Francisco, on n’aurait ainsi pas su laquelle des deux voitures approchait, alors que la Mustang de McQueen avait un bruit de moteur très reconnaissable. Pour moi, il fallait que les spectateurs puissent le savoir. J’ai donc proposé à Yates d’orchestrer le ronflement des moteurs, en m’inspirant des travaux de Pierre Henry sur la musique concrète. Au final, il y a donc quatre minutes de musique, après l’hôpital et dans les embouteillages, pendant lesquelles la tension monte, puis tout s’arrête lorsque Steve McQueen enclenche la vitesse.
Contrairement à certains compositeurs, qui n’ont jamais hésité à recycler leur travail, on a l’impression que vous avez toujours préféré aller de l’avant…
Lorsqu’on a des commandes sur lesquelles il nous faut travailler très vite, surtout pour la télévision, on n’a pas toujours le choix : on réutilise un truc qui a fait ses preuves, en espérant que cela ne va pas trop se voir. Cela a certainement dû m’arriver, mais j’ai toujours préféré faire travailler mon imagination plutôt que ma mémoire dans ce domaine.
Comment expliquez-vous que le thème de Mission : impossible soit devenu si populaire alors qu’il est relativement complexe ?
Je ne me l’explique pas totalement. Je suppose que le média grâce auquel il a pénétré dans des millions de foyers y est pour quelque chose. Cela dit, la reprise du thème principal qu’a enregistrée U2 pour le film adapté de la série était très simplifiée. En l’écoutant, on comprend vite que le groupe l’a réarrangé pour des gens qui ont deux jambes de la même taille, alors que je l’avais à l’origine composé pour des gens munis de cinq jambes, dont certaines plus longues que les autres.
Comment définiriez-vous l’art de la composition pour le cinéma ?
Je dirais que c’est un travail de contrepoint. Au Moyen Age, il existait une école du contrepoint qui avait défini qu’au centre de la partition devait se placer le cantus firmus, que j’assimilerais à l’histoire, au déroulé dramatique du film. Au-dessus était le castrato, le ténor, avec une voix puissante et aiguë, qui correspond aux images. Et pour finir, au bas de la partition, il y avait une basse contrapuntique. Pour moi, la musique du film tient le rôle de cette basse. Elle est fonctionnelle.
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Privé de ses droits, Lalo Schifrin a dû réenregistrer ses BO mythiques, qui ressortent aujourd’hui.
Privé de ses droits sur une partie des enregistrements qu’il réalisa il y a trente ans, Lalo Schifrin s’est récemment lancé dans une invraisemblable entreprise : réenregistrer quelques-uns de ses scores, pour y réintégrer les passages et arrangements que les contraintes du format vinyle et les options commerciales des maisons de disques avaient à l’époque voués aux oubliettes de l’histoire, pour leur offrir de nouvelles compositions et reprendre le contrôle de la diffusion de son uvre. Un soigneux travail de conservation/rénovation qui permet aujourd’hui à une poignée de scores de faire surface dans des versions recréées, à commencer par celui de Bullitt, modèle de raffinement, de précision dynamique et d’efficacité. Complétée de quelques thèmes inédits, sa version recréée brille surtout par le soin apporté au mixage : les cuivres éclaboussent, les guitares sont d’une désinvolture diabolique et les basses évoquent plus que jamais les amours brûlantes qui unissent les trottoirs de San Francisco et les pneus de la mythique Mustang Fastback que conduit Steve McQueen dans l’une des scènes les plus fameuses du film.
The Fox, dont le thème central habille les publicités Dim depuis plus de trente ans, n’avait jusqu’ici jamais été édité. Enregistré parallèlement à celui de Bullitt, il voyait Lalo Schifrin remettre dans sa poche son éructante artillerie cuivrée pour composer un score où clavecins, flûtes, harpes, vibraphones et violons se saluent poliment avant de vibrer sur d’ambigus menuets. Enrichie de six nouvelles et remarquables pièces instrumentales, sa version recréée permet au compositeur de revisiter l’histoire de la musique de chambre.
Deux compilations sont également disponibles pour la première fois sur CD. La première, consacrée à la série télé Mannix, passe du hard-bop au blues, de la pop à l’avant-garde, du free-jazz au classique, et rend parfaitement grâce à l’art centrifuge du malicieux Lalo. La seconde, qui regroupe les scores funk enregistrés pour les trois Dirty Harry que Lalo mit en son entre 1967 et 1983, met en lumière l’une des principales caractéristiques de l’art de Lalo Schifrin : cette façon de lier « organiquement » les héros des films qu’il habille à l’environnement dans lequel ils évoluent. Remasterisée une première fois en 1996, la BO d’Opération Dragon, nanar martial sorti en plein boom blaxploitation, voit Lalo Schifrin s’approprier tous les idiomes funk urbains (guitares wah-wah, moogs patibulaires) pour les soumettre aux énigmatiques et savants modes harmoniques asiates.
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L’intégralité de la collection Lalo Schifrin est disponible chez Warner.