Impulsé dans les années 60 et conceptualisé en 1994, l’afro-futurisme est un mouvement culturel qui fait débat de par sa dénomination et son esthétique. Manifestation émancipatrice du peuple noir pour les uns, effet de mode pour les autres, l’afro-futurisme met toutefois en avant des artistes au talent indéniable.
The Futuristic Sounds Of Sun Ra, Space Is The Place, Friendly Galaxy, Cosmic Equation, Magic City, Visits Planet Earth. Ces quelques titres d’albums sont ceux de Sun Ra, jazzman Afro-américain multi-instrumentiste. Ce natif de Saturne clamait avoir été envoyé sur terre par le créateur de l’univers en l’an 1055 afin de permettre au peuple noir d’échapper au désastre ambiant (ségrégation, guerre froide, bombe atomique, etc.).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Souvent affublé de costumes pharaoniques , accompagné de ses orchestres (“Arkestras”) dits “cosmiques” ou “intergalactiques”, Sun Ra, pétri d’héliocentrisme, de science-fiction et de mysticisme, a cultivé, entre les années 60 et 70, une musique avant-gardiste, onirique et spirituelle. Sa philosophie cosmique lui vaut d’être une icône de l’afro-futurisme. Mis à part Sun Ra, des musiciens tels que George Clinton et Bootsy Collins, membres des groupes Funkadelic et Parliament, ont également nourri un “spage age” empreint d’afrocentrisme avec un funk agrémenté d’une mise en scène intersidérale.
En 1975, sur le morceau Chocolate City, Parliament imaginait déjà un couple afro-américain à la Maison Blanche (en l’occurrence Muhammad Ali et Aretha Franklin) ! En 1994, l’afro-futurisme prend une plus large dimension quand l’écrivain et journaliste américain Mark Dery apporte une définition de l’esthétique afro-futuriste dans un essai intitulé Black To The Future : « science-fiction et cyberculture du XXe siècle au service d’une réappropriation imaginaire de l’expérience et l’identité noire ».
http://www.youtube.com/watch?v=NwNtxFH6IjU
“Space is the place », le film réalisé par John Coney co-écrit par Sun Ra et sorti en 1974 : Sun Ra et son “arkestra” perdus sur une planète qu’ils élisent nouvelle terre des Afro-américains
L’homme noir à la conquête de l’inconnu
L’afro-futurisme est un mouvement pluridisciplinaire (musique, arts plastiques, graphisme, stylisme, photographie, etc.). “Les afro-futuristes sont influencés par l’histoire, les mythologies et cosmologies africaines, la technologie, la biologie, la génétique et bien d’autres disciplines alternatives”, précise Ingrid Lafleur, créatrice d’Afrotopia, un projet lancé à Detroit aux États-Unis. Elle met en place des conférences, expositions ou DJ sets autour de l’afro-futurisme, persuadée que ce pan de l’héritage culturel afro-américain est l’outil qui permettra de relancer la croissance de sa ville natale – déclarée en faillite l’an dernier. En novembre 2013, la jeune femme a participé à la rétrospective Mille ans d’histoire non linéaire présentée au Centre George Pompidou. L’objet : “Les temporalités alternatives proposées par les artistes pour repenser la mise en scène de l’Histoire”. “L’afro-futurisme y avait indéniablement sa place dans la mesure où les artistes déconstruisent l’histoire du peuple noir ”, commente Ingrid Lafleur.
A New York, le Studio Museum d’Harlem est connu pour être un haut lieu de l’afro-futurisme. Chaque année, le musée propose une résidence à trois artistes qu’il encadre et expose. Depuis le 6 février dernier, l’exposition The Black Aquatic and Afrofuturism met en avant des œuvres portées sur l’océan et les abysses.
“L’océan est souvent exclu des discussions autour de l’afro-futurisme mais il s’agit d’un endroit tout aussi inconnu que l’espace”, indique Monique Long, curatrice au Studio Museum. “L’océan nous a inondé d’innombrables modes d’expression culturelle noire”, ajoute-t-elle. Et de citer le duo techno/dub Drexciya, la musique d’Azealia Banks ou encore le peintre Ellen Gallagher. Le musée présente également « The Shadows Took Shape” (“Les ombres ont pris forme”). Plus de trente artistes venus de quinze pays différents y participent parmi lesquels la Kenyanne Wangechi Mutu – qui s’interroge sur la représentation du corps de la femme noire à travers ses œuvres – ou encore l’Angolaise Kiluanji Kia Henda – dont les photos tendent à représenter la vision occidentale de l’Afrique. C’est que l’afro-futurisme a depuis longtemps dépassé les frontières des États-Unis. Pour exemple, en 1964, quand la Zambie acquiert son indépendance, le pays lance, peu après, un programme spatial dans le but de permettre aux Africains de poser les pieds sur la Lune. Un projet avorté qui a inspiré la photographe Espagnole Cristina De Middel. Avec la série photographique “The Afronauts”, cette dernière a tenté de faire revivre, il y a trois ans, ce rêve impossible.
“Des guerrières, des exploratrices, qui ont peut-être été esclaves”
En France, le photographe et artiste-plasticien Alexis Pleskine – dont le clou est le matériau de prédilection – a produit deux séries picturales afro-futuristes : “Amazonas Futura” et “Apollo Black”. Pour lui, l’afro-futurisme tend à rappeler la “pluri-identité” et le multiculturalisme qui caractérise le peuple noir.
“Avec Apollo Black, je suggère des Afropolitains ouverts au monde et aux découvertes, qui, grâce à leur identité pluriculturelle, explorent de nouveaux mondes, se les approprient, façonnent leurs vies et identités au gré du hasard, comme ils l’entendent », ajoute-t-il.
Dans “Amazonas Futura”, il met en en scène des femmes noires en tenues de métal, garantes de l’identité dite “nègre”. “Ce sont des guerrières, des exploratrices, qui ont peut-être été esclaves”, indique-t-il. « Elles sont vêtues et coiffées de parures inspirées de la culture des peuples Africains pré-coloniaux, qui rappellent, de par leur formes géométriques, des navettes spatiales”.
“Goût pour le vintage” ?
Le musicien, poète et écrivain Britannique d’origine trinidadienne Anthony Joseph est l’auteur d’un livre intitulé The African Origins of UFO’s (“Les origines Africaines des Ovnis” en français) publié en 2006. “Pour la plupart des gens, l’afro-futurisme se résume à de la science-fiction ‘noire’. Philosophiquement, il s’agit d’un courant qui choisit de se tourner vers le futur afin de corriger les erreurs du passé.” Ainsi, la science-fiction (qui inspire les écrivains Afro-américains depuis le début du XXe siècle) devient un moyen de mettre en avant les aspects de la culture Africaine et de sa diaspora en proie à des problématiques psychologiques et sociales. Mais si l’afro-futurisme l’anime parfois, Anthony Joseph ne se considère pas comme un auteur afro-futuriste pour autant. “Il faut plutôt considérer des écrivains de science-fiction Afro-américains comme George S. Schuylere et Kalamu Ya Salaam ou la Jamaïcenne Nalo Hopkinson.”
Antoine Rajon, cofondateur du label Heavenly Sweetness et spécialiste de Sun Ra, juge, pour sa part, que perpétuer l’afro-futurisme s’apparente au « goût pour le vintage”.
“On ne peut plus croire que le Space Age a apporté ou apportera un quelconque bienfait aux Afro-américains et aux Africains”, explique-t-il. “C’est presque un affront voire une insulte aux artistes comme Sun Ra, qui, dans les années 60, croyaient profondément aux bénéfices matériels et spirituels de la conquête spatiale pour leur communauté. Il y avait un réel propos derrière la découverte des origines extraterrestres et supernaturelles de la race Noire. »
Moins radical, le poète new-yorkais Saul Williams soutient toutefois que l’afro-futurisme est un terme “marketing” : “L’afro-futurisme appartient à une autre époque. Celle où on bouleversait les codes de la science-fiction afin d’impulser un mouvement de libération du peuple Noir en imaginant des histoires dingues. Aujourd’hui, parler d’afro-futurisme est un moyen d’étiqueter les artistes ».
Science-fiction et psychédélisme
Pour le musicien désormais acteur, les Dogons du Mali, le personnage de James Bond, le guitariste Jimi Hendrix, le compositeur John Williams (qui a signé la musique des films Star Wars de George Lucas et E.T. l’extraterrestre de Steven Spielberg), voire l’écrivaine Marguerite Duras, sont ou étaient tous autant animés par la fibre afro-futuriste qu’il définit comme un état d’esprit psychédélique. Un psychédélisme que l’on retrouve chez des artistes de nu-soul tels qu’Erykah Badu, Bilal, Georgia Ann Muldrow ou dans le jazz de Steve Coleman ou Darryl Reeves mais aussi dans l’électro de Flying Lotus.
Keziah Jones ou les groupes de hip-hop déjantés Sa Ra Creative Partners et Shabazz Palaces surfent également sur des influences afro-futuristes, selon Anthony Joseph. [Pochette album “Archandroïd” ou “Metropolis” de Janelle Monae] La chanteuse Janelle Monae, très inspirée par le film “Metropolis” de Fritz Lang, raconte, dans ses albums, l’histoire de son alter ego, “l’androïde-archange” Cindi Mayweather. Dans une ville futuriste, Cindi tente de sauver les habitants des exactions d’une société secrète qui cherche à supprimer l’amour et la liberté. Un androïde qui pour Janelle Monae fait figure de porte-drapeau d’une minorité en lutte contre la majorité – un peu comme le personnage de Neo dans “Matrix”. Katia Touré
{"type":"Banniere-Basse"}