Le cinquième album d’Affaire Louis Trio est aussi le plus abouti, en partie grâce à la présence de Colin Moulding, le bassiste de XTC. Rencontre et interview croisée, au pied de la Tour de Londres.
L’une des meilleures chansons du dernier album d’Affaire Louis Trio s’appelle Enfin. C’est aussi l’exclamation qui vient naturellement en bouche lorsqu’on retrace le parcours des trois Lyonnais. Enfin, ils voient valser cette fâcheuse étiquette d’inoffensifs amuseurs, auteurs de hits volatils dans ces années 80 où le Top 50 imposait son hebdomadaire diktat. Enfin, on constate çà et là un frémissement d’intérêt à leur égard, en provenance d’un public spécialisé dont ils ont su peu à peu épouser l’exigence. Enfin, on cesse d’entendre au seul énoncé de leur nom les fatiguants « Chic planè-è-te » de la part de ce microcosme du rock qui se souvient sans doute que les Beatles, bien avant Revolver, faisaient piailler sur les membranes des transistors un « She loves you, yeah, yeah, yeah » empreints des mêmes défauts de jeunesse. Inutile d’ailleurs de s’éterniser sur ce passé (passif ?) tant il est admis, depuis Mobilis in mobile, que cette Affaire est désormais de celles dont on délibère entre amis et leurs disques de ceux que l’on expose sans honte au regard des visiteurs. Peu importe si les esprits étroits continueront encore longtemps à traiter par le dédain, au nom d’on ne sait quelle éthique rock bafouée, ce groupe sans histoire. Electrons libres au sein de ce rock français dont le noyau (de plus en plus dur) finira un jour par malmener le transit intestinal de ses plus aveugles supporters, ALT grave à l’écart des miasmes et éructations en vogue les chansons les moins périssables du moment.
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En Angleterre, un groupe partage avec ALT, outre un patronyme en trois lettres, une identique et farouche imperméabilité aux convulsions éphémères, ainsi que cette soif digne des chercheurs d’or dès qu’il s’agit de déterrer le saint Graal pop. Un groupe mal compris lui aussi mais dont l’obstination, doublée d’un détachement moqueur vis-à-vis du monde extérieur, suscite depuis longtemps respect et curiosité : XTC. Les premiers étant parmi les plus dévoués admirateurs des seconds, leurs mondes respectifs devaient, d’une manière ou d’une autre, se fréquenter un jour. A l’époque du précédent album, les Lyonnais avaient naïvement adressé leurs demos par la poste à Andy Partridge. Fidèle à sa réputation d’ours, l’ermite de Swindon ne se déplaça même pas pour y quérir le paquet. Une désillusion effacée depuis que Colin Moulding, moins sauvage, a accepté de jouer de la basse sur quatre titres de L’Homme aux mille vies. Après tout, l’essentiel, au-delà d’une question de personne, était pour Affaire Louis Trio de capter un peu de la magie propre à XTC, l’un des derniers groupes à faire du studio l’antre de maints sortilèges sonores. Quelques mois plus tard, alors que L’Homme aux mille vies en démarre une longue sur les ondes, tout ce petit monde se retrouve à Londres, au bar d’un grand hôtel qui fait face au Tower Bridge, pour évoquer deux ou trois souvenirs de leur rencontre : « C’était l’une des premières fois que je travaillais avec un autre groupe que XTC, confie Colin Moulding. Nos premiers contacts ont eu lieu par téléphone, après qu’ils m’ont envoyé les demos des titres sur lesquels j’étais censé jouer ainsi que trois de leurs albums précédents. Ce qui m’a tout de suite intéressé chez eux, puisque je ne comprenais pas un traître mot des textes, c’est le côté vieux jeu de leurs mélodies. Certaines me faisaient penser à celles d’un big-band, style années 40, avec cet étrange mélange de puissance et de douce amertume à la fois. J’ai immédiatement pensé que ce ne serait pas une collaboration habituelle pour moi. Et puis, ces temps-ci, le travail avec XTC est assez douloureux. Nous passons de longs mois en studio et sortons si peu d’albums bientôt, nous battrons les records des Stone Roses. Là, pour moi, c’était un peu comme une récréation. En revanche, je n’ai pas trouvé, à l’écoute de leurs disques, un rapport évident avec ceux de XTC. Ils ont donc leur propre style, ce qui est à mes yeux une qualité essentielle. » Des trois membres de ALT, celui qui balisait le plus à l’idée de travailler avec Moulding était Hubert, alias Cleet Boris, chanteur et compositeur principal du trio : « C’était la première fois que j’envoyais des maquettes aussi artisanales à quelqu’un comme lui ! Je redoutais beaucoup son jugement car il devait vraiment anticiper pour comprendre comment les chansons sonneraient à l’arrivée. Moi, je savais à l’avance où devaient se situer les points d’orgue, les envolées de chaque morceau. Sur les demos, il n’y avait rien de tout ça : juste une guitare, une voix et une boîte à rythmes, sans le moindre arrangement. C’est là où réside toute la différence entre un musicien de session et un type comme Colin : on savait qu’il avait une personnalité susceptible de transformer une chanson. Ma vie était si simple, par exemple, était très linéaire à l’origine et on comptait vraiment sur lui pour la bousculer. Il s’est enfermé dans sa chambre et, le lendemain, il a eu cette idée géniale : dites, les gars, on croirait une marche d’éléphant. Si, pour le refrain, nous adoptions plutôt la marche du chameau ? Et c’est ce que nous avons fait. » Durant une courte semaine, trois paires d’yeux et autant d’oreilles se sont ouvertes en grand à chaque geste et parole de Moulding qui était venu là avec bien d’autres costumes que celui de bassiste. Pour une fois, les musiciens de ALT se retrouvaient face à quelqu’un qui les poussait à prendre des risques, là où tant d’autres avant lui les avaient au contraire bridés, ce qui rendait parfois leurs albums trop précautionneux, tétanisés qu’ils étaient par l’obsession de tout ranger à la bonne place. Cette vieille manie des productions françaises qui, par peur du vide, s’arment de tant d’arceaux de sécurité que les disques finissent par ressembler à de lourdes machines peu maniables : « Jusqu’à cet album, confirme Cleet Boris, il n’y avait aucune place pour l’improvisation ou l’inattendu. Nous arrivions en studio en ayant tout préparé à l’avance. Chaque titre était maquetté dans les moindres détails. Cette fois, nous sommes un peu allés au casse-pipe, sans filet, mais avec ce sentiment que si un miracle se produisait, ce serait grâce à ce manque de préparation. Colin nous a aidés à cultiver la maladresse, il nous a appris que l’originalité du son, notamment, dépendait de ces petits déraillements. Un type comme Voulzy accorde sa voix avec un accordeur. Résultat, ses choeurs sonnent comme des synthés ! Nous voulions à tout prix éviter ça. » Illustration d’une petite révolte de palais selon Moulding : « Un musicien professionnel avait commencé à enregistrer des batteries sur l’album. En écoutant les bandes, j’ai tout de suite pensé que ce jeu très technique n’était pas adapté à leur style. J’ai donc encouragé François (alias Bronco junior, habituellement aux claviers) à reprendre les baguettes, ce qu’il n’avait plus fait depuis des années. Le résultat est sûrement moins parfait techniquement, mais autrement plus intéressant à l’écoute. A l’époque de The Big express, nous avions eu le même problème avec XTC. Le type qui devait arranger les cordes, David Lord, était un musicien strictement classique. Il avait dirigé auparavant le London Philharmonic Orchestra. Il n’a rien pu capter de ce que nous voulions, c’était trop éloigné de sa culture. » Ce n’est donc pas sans raison si L’Homme aux mille vies, à l’image de la silhouette alanguie qui orne la pochette, laisse cette impression de sérénité enfin trouvée. Tranquille aujourd’hui, dit l’un des titres. Le mûrissement est un luxe que peu de groupes français peuvent s’offrir, tant on les oblige à faire du chiffre immédiatement, comme de vulgaires vendeurs d’aspirateurs. A l’époque de Chic planè-è-te, qui semble appartenir désormais à une autre galaxie, ALT faisait carton plein en radio mais vendait modestement. C’était du temps où Bernard Tapie et Patrick Sabatier étaient des modèles pour la jeunesse. Nos Lyonnais auraient tout aussi bien pu finir à l’eau (ayons une pensée émue pour la chute de Niagara et la défaite d’Indochine), précipités avec tous les autres VRP de l’hédonisme eighties, s’ils n’avaient à temps relégué leur club de vacances au profit de l’épicerie fine qu’ils tiennent aujourd’hui. Et comme leur commerce n’a jamais si bien marché (Mobilis in mobile a raflé un disque d’or et celui-ci semble bien parti), on en tirera cette conclusion : le retour des années morales n’aura pas révélé que de sales affaires.
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