Les Américains contemplatifs de Labradford viennent cette semaine en France faire voleter leur post-rock apaisé et indispensable, alors que sort leur somptueux quatrième album, Mi media naranja. L’occasion de demander à cette musique dégagée comment, sans un mot, elle parvient à si bien parler aux sens.
Carter Brown, le clavier de Labradford, n’en peut plus d’émerveillement lorsqu’on lui annonce la fin d’une Arlésienne : la parution imminente du premier album de Talk Talk depuis cinq ans. « De tous les groupes contemporains, c’est probablement celui qui a eu le plus d’influence sur nous. Personnellement, j’ai beaucoup pensé à Talk Talk pendant l’enregistrement de notre nouvel album. Nous avons précisément commencé à enregistrer des disques l’année où est sorti Laughing stock et leur manière singulière de composer, de jouer avec l’espace et le silence, leur façon d’utiliser les cordes et le matériau sonore, tout cela fut d’un grand enseignement pour nous. » Mais lorsqu’on lui suggère que Mountains on the moon, titre du nouveau Talk Talk, est une définition assez exemplaire de l’esprit et du son Labradford, Carter Brown objecte calmement : « En ce qui me concerne, toute cette histoire de conquête spatiale, de sons lunaires, que l’on nous a collée comme une marque de fabrique n’a plus vraiment lieu d’être aujourd’hui. Dieu merci, nous avons atterri (rires)… C’est surtout Mark qui demeure complètement fasciné par le sujet. Moi, je préfère la conquête automobile et nous ne faisons pas pour autant une musique d’autoroute. »
Confirmation : Mark Nelson, guitariste et voix économe de Labradford, est dans la lune. Il a même oublié l’heure de l’interview. L’impalpable trio de Richmond, Virginie, est à Amsterdam pour l’une des premières dates de sa tournée européenne et Mark est parti seul flâner quelques heures le long des canaux, ces généreuses veines émeraude dont la quiétude aristocratique rappelle aussi la musique de Labradford. Depuis 92, à chacun de leurs quatre albums, l’étiquette space-rock que l’on s’obstinait à vouloir faire porter à Labradford est allée en pâlissant à mesure que leur propos gagnait en substance et en densité. Musique aquatique ? Désertique ? Atomique ? Anatomique ? Bien futé et habile celui qui réussira à épingler de tels papillons parmi les trophées des musiques conquises entendez : comprises.
Pour l’heure, Labradford n’en fait qu’à sa tête, qu’il a pleine d’obsessions éparses telles que Brian Eno, Morricone, Arvo Pärt, Cluster, Gabriel Fauré ou Alice Coltrane. Avec leurs copains de Tortoise, Scenic ou Flying Saucer Attack (et quelques centaines de fantassins encore dans l’ombre), ils sont en passe de jouer au rock le tour le plus pendable de la décennie en faisant sauter un par un partiellement ou totalement quelques bastions réputés coriaces : les voix, les rythmes, les images déificatrices, les concerts assommants, les refrains (mais aussi les ponts, les couplets). Bref, ce qu’on a qualifié paresseusement de post-rock ou de no-rock s’affirme de plus en plus comme une simple forme évoluée du rock on serait tenté de dire adulte, si adult-rock n’était un si vilain mot , débarrassé de ses tares congénitales et de ses manies de (déjà) vieux garçon. Sur son quatrième album, Mi media naranja, Labradford pousse cette logique d’épure jusqu’à bannir également les titres de chansons, réduits à de simples initiales : S, G, WR ou P. « Et encore, rigole Carter Brown, le nom du groupe ne devait même pas figurer sur le disque, mais il paraît que c’est obligatoire. Nous avons fait la connaissance en avril dernier de ce peintre new-yorkais, Nick Terry, qui a réalisé la pochette. C’est un grand fan du groupe et il est venu nous proposer ses services à la fin d’un concert. Nous étions tellement heureux du résultat que ça nous ennuyait sincèrement de parasiter son travail en écrivant notre nom dessus. C’est aussi la raison pour laquelle il n’y a pratiquement aucun passage chanté sur le disque : la peinture de Nick parle suffisamment à notre place. »
Après les efforts immenses, à leur échelle consentis sur le précédent album, où la voix admirablement neutre de Mark Nelson était parvenue à se frayer un passage en jouant des coudes parmi les aplats d’orgues et de guitares, passant même à travers le coton de la basse et le tamis des cordes, Labradford se tait à nouveau. On répétera pourtant que cette musique, même muette, parle aux sens mieux qu’aucune autre ; que Bill Evans ou Ennio Morricone deux des fantômes qui habitent les plages mesurément mouvementées de Mi media naranja n’ont jamais éprouvé les besoins conjugués d’une gorge et d’un dictionnaire pour dire l’essentiel. En revanche, combien de musiques analphabètes commises avec la complicité de l’alphabet ! Ni théoriciens ni magiciens, les trois Labradford sont des types normaux, juste des Américains plus profonds que la moyenne. On laissera Carter narrer en détail le plus beau jour de sa vie : celui où il a pu enfin voir Playtime de Jacques Tati sur grand écran. Et parmi les grands Jacques, il n’oubliera même pas Demy. Après avoir soliloqué sur le fuselage inimitable des vieilles Citroën DS, ID, dont on lui fait remarquer au passage qu’il pourrait s’agir de titres du nouveau Labradford , demandé la prononciation exacte de Gainsbourg, Carter Brown émet discrètement le souhait d’émigrer vers l’Europe. « Juste pour connaître le plaisir de conduire ces bagnoles fabuleuses et de trouver des disques de Françoise Hardy. De toute manière, nous habitons tous les trois dans des villes différentes aux Etats-Unis, seul Robert vit toute l’année à Richmond. Alors, un peu plus ou un peu moins loin… Ma fiancée étudie la littérature espagnole et je me sens proche, finalement, de la culture européenne. Mi media naranja provient d’un titre de bouquin espagnol que lisait ma copine. Cela signifie « Ma moitié d’orange », une métaphore pour « Mon âme soeur.« En tout cas, cette orange-là est plus organique que mécanique, et lorsqu’on questionne Labradford sur le réchauffement, manifeste à chaque nouvel album, de sa texture musicale, Robert Donne, le bassiste, propose : « En tant qu’êtres humains, nous avons tendance avec l’âge à nous réchauffer dans nos rapports aux autres. Alors la musique suit la même courbe de température. » On n’y avait pas pensé.
Il suffit d’entendre Labradford déverser sur scène le liquide précieux tiré de son répertoire en l’occurrence la quasi-totalité du nouvel album et El Lago, sublime pour admettre que les concerts de rock, souvent, sont des pitreries sans pareil. A une assistance prévisible composée majoritairement d’anciens hippies en mal de vols planés, d’internautes en permission dans la vie réelle, de krautrockers et de curieux , Labradford n’impose rien, et surtout pas l’écoute silencieuse que ses litanies craintives mériteraient. Du coup, on parle beaucoup pendant les concerts de Labradford. On ressent comme une urgence à se rassurer que le maniement du verbe possède encore des vertus : « On s’est habitués à entendre les gens qui parlent et le bruit des verres pendant que l’on joue. Cela fait presque partie intégrante de nos concerts. Lorsque nous avons débuté en duo, Mark et moi, nos sets étaient des sortes de performances bruitistes, alors qu’aujourd’hui on assume totalement la discrétion et la lenteur de notre musique. De toute façon, on est trop bien éduqués pour prier les importuns de la fermer. Et puis si j’aperçois comme ce soir seulement deux personnes au premier rang qui écoutent les yeux fermés, alors je me dis qu’on aura servi à quelque chose. »
C’est un concert de rock dans ce sens qu’il se déroule dans un endroit généralement destiné au rock où le corps est en permanence invité à désapprendre ses réflexes de primate. Nulle danse envisageable, pas même un bras levé en signe de contentement. Tout hochement de tête paraîtrait aussi déplacé qu’une lecture de Derrida au Parc des Princes. Les malappris diront qu’on s’y emmerde royalement, pensez : pas de batteur pour vous marteau-piler la boîte crânienne, pas plus de ce qu’on a coutume d’appeler un chanteur un chuchoteur, à la limite , pas de fumigène ou de lumière pour délimiter artificiellement le territoire sacré de la vedette. Rien de toute cette kermesse, mais pas grand-chose non plus d’une messe : pas de ces communions pacifiques et autres babacooleries obsolètes. La musique de Labradford est au contraire tendue comme une menace, tel un long ralenti d’avant-carnage. Bande originale intra-utérine avant la mise à bas ou angoisse du condamné avant la mise à mort. Au choix. Après le concert d’Amsterdam, le silence et la nuit qui suivirent étaient encore du Labradford.
Labradford Mi media naranja (Blast First/Labels).
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