Cette poignée de terroristes travaille depuis quinze ans, avec des basses énormes, les fondations de ce que le grand public découvre aujourd’hui sous l’étiquette commode de « son de Bristol ». Base centrale de toutes les expérimentations dub ou électro-funk, le label On-U Sound fêtera ses quinze ans d’activisme aux Transmusicales de Rennes. Avec le grand Adrian Sherwood le « Phil Spector du dub » et Gary Clail, visite guidée du « son des années 90 », comme le label le décrivait dès 1979.
A l’aube des années 80, le label On-U Sound affichait sur ses disques un sticker d’une belle arrogance : « Music of the 90’s ». A l’époque, l’écoute des maelströms futuristes de Tackhead, de Mark Stewart ou de la Barmy Army mélanges inédits d’électro-funk, de reggae et de musique industrielle minée d’effets multiples qu’on n’appelait pas encore sampling en terrifiait plus d’un.
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Le temps a rattrapé Adrian Sherwood. Non qu’à 37 ans ce solide barbu aux yeux clairs ait déjà subi l’outrage des années, mais les sons qu’élaborait dans son laboratoire d’On-U celui que Tricky surnomme le « Phil Spector du növö dub » contribuent bien aux expériences musicales les plus excitantes de la décennie en cours. Alors que les dix-septièmes Rencontres Transmusicales de Rennes célèbrent du 29 novembre au 3 décembre le foisonnement trip-hop, l’abondance de l’ethno-techno et du modern-dub, il était aussi logique qu’elles fêtent le 1er décembre, par une nuit orgiaque, le quinzième anniversaire du label de cet alchimiste précurseur.
Entre deux dates de la tournée du groupe japonais Audio Active, Adrian est de passage à Paris. La sortie imminente du nouvel album de Gary Clail, Keep the faith, produit par On-U Sound, lui donne l’occasion de retrouver autour d’une bonne bouteille son chanteur : maître des fréquences basses et de l’imprécation, membre depuis douze ans de la petite écurie londonienne. D’intrépides expériences ont façonné leur complicité, mais les deux hommes partageaient avant cela d’autres points communs. Les hasards d’une enfance déchirée le père d’Adrian est mort quand il avait 5 ans, celui de Gary a battu sa mère avant de la quitter les ont amenés très jeunes à vivre dans des quartiers pauvres le premier à Londres, l’autre à Bristol et à fréquenter une communauté jamaïcaine qui allait avoir sur chacun d’eux une influence décisive. « Dès l’âge de 10 ans, j’ai commencé à fréquenter les blues parties, raconte Sherwood. On retrouvait dans ces fêtes toutes les tranches d’âge, les femmes cuisinaient du curry de chèvre ou du jerk-chicken, les vieux buvaient un coup de rhum au bar, les jeunes écoutaient de la musique. On y trouvait des prostituées et leurs macs. Contrairement à ce que pensaient beaucoup de Blancs, tout le monde était le bienvenu, du moment qu’on était respectueux. Tout dans leur mode de vie me fascinait. La nourriture, la ganja et ces grosses basses qui me secouaient. Il y avait là une ambiance faite de sensualité, de chaleur humaine et de danger que je n’avais connue nulle part ailleurs. » Il découvre à l’époque ses premiers disques de reggae. « Le tout premier devait être My boy Lollipop par Millie, mais c’était très propre et gentillet. Un jour, un de mes copains d’école jamaïcain m’a invité chez lui. Ses s’urs écoutaient des disques de Lord Kitchener, qui disaient des trucs comme « Doctor Kitch, it’s terrible/I can’t stand the size of your needle » (Docteur Kitch, c’est affreux/Je ne supporte pas la taille de votre aiguillon) ou « I’ve come to fuck your daughter (Je suis venu baiser ta s’ur). Imaginez l’impression que ça faisait sur un gosse. »
A Bristol, où vit l’une des plus importantes communautés caribéennes d’Angleterre, Gary Clail a partagé un peu plus tard les mêmes émotions. « A 15 ans, j’ai fréquenté pour la première fois les clubs blues et reggae ou les shebeems, ces débits de boisson plus ou moins clandestins. Je ne connaissais pas bien la musique jamaïcaine, j’avais d’autres problèmes à régler à l’époque (par deux fois, Gary fréquentera les geôles de Sa Gracieuse Majesté). Mais dans ces lieux, je me sentais en parfaite sécurité. J’étais impressionné par les sound-systems et par la façon dont les disc-jockeys pouvaient faire passer leurs informations. Je me rappelle une descente de policiers en civil qui voulaient passer incognito pour piéger les fumeurs de marijuana. Le DJ, en chantant dans son patois, a prévenu tout le monde. Les flics ne comprenaient pas pourquoi les gens leur souriaient. » Ces fréquentations vont décider de sa vocation. « La première fois que j’ai pris le micro, c’était dans un shebeem. Un DJ décrivait les difficultés de la vie d’un Noir en Angleterre. Je me suis avancé, j’ai demandé le micro. Le type m’a regardé d’un air louche mais me l’a donné. J’ai raconté à quoi ressemblait la vie d’un chômeur blanc dans ce pays. Je suis ensuite allé m’asseoir au bar. Un vieux rasta m’a serré la main en me disant « Super ! Continue, tu pourras gagner ta vie comme ça. Mais surtout sois toi-même, n’imite pas l’accent noir, ne prends pas l’accent américain. Fais ton truc à ta façon. » J’ai toujours gardé ses conseils à l’esprit. »
Plus précoce, Adrian Sherwood était déjà à 13 ans un entrepreneur en herbe, manipulant très vite le vinyle. « Avec un copain, on s’était acheté deux tourne-disques et un light-show et nous avons d’abord animé des soirées à l’école. La recette de ces soirées devait aller à la caisse de retraite des anciens, mais on en piquait toujours une partie pour s’acheter des disques et du matériel. Ça nous a permis de travailler ensuite dans un club du coin. » Pas insensible d’abord au glitter-rock de l’époque, le jeune Adrian se met à cultiver une passion de plus en plus exclusive pour le reggae et le funk. « Grâce à ces soirées en club, j’ai pu rencontrer beaucoup de DJ’s jamaïcains. Des types comme Judge Dread, Steve Bernard, Johnny Walker, Nick Thomas se servaient de notre équipement le soir. A l’époque, j’en ai enregistré quelques-uns au magnétophone. Je m’en suis servi depuis comme samples pour On-U Sound. »
Mais le tournant de cette formation accélérée sera pour Sherwood la découverte du dub, la face la plus expérimentale du reggae. En historien tatillon, il revient sur cette musique qui lui donnera le goût de la recherche en lui ouvrant de nouvelles perceptions. « Au début des années 70, il y avait une chanson sur la face A et on trouvait en face B une version instrumentale. Je trouvais que c’était une arnaque. Puis les producteurs ont commencé à mettre un peu d’effets sur l’instrumental, puis des disc-jockeys bien allumés ont commencé à enregistrer leurs propres paroles. Pour moi, l’un des tournants de l’industrie du reggae a été le jour où le DJ Scotty a enregistré Skank in bed (la fumette au lit) en face B du single Breakfast in bed de Lorna Benett. Ces versions DJ’s avaient dix ans d’avance sur les maxi 45t et les remixes. En 1973, un copain a reçu les premiers pressages de King Tubby meets the Upsetters at the grassroots of dub historiquement, le premier véritable album de dub. La rencontre en fait de deux génies excentriques : King Tubby et Lee Scratch Perry. Depuis les années 60, Perry tentait des trucs dingues, enregistrait des bébés ou des grincements de porte. J’étais un inconditionnel. Je l’ai rencontré une première fois dans un magasin de disques, j’avais 13 ans. Nous avons depuis souvent travaillé ensemble. Nous partons bientôt tous les deux faire le DJ au Japon. » Expérience extrême de sculpture sonore, cette forme de psychédélisme tropical prend d’abord le public à rebrousse-poil. « De toutes les versions inspirées par une chanson, la version dub était la plus brute, la plus farfelue et la plus marginale. Elle avait la réputation de déplaire aux filles et de vider les pistes de danse, jusqu’à ce que les fumeurs de joints s’aperçoivent que cette musique accompagnait idéalement la défonce. »
Adrian n’a pas encore 20 ans mais il a déjà créé une multitude de microlabels (Carib Gems, Sidewalk Records, J&A, 4D Rhythms) spécialisés dans l’importation de pépites jamaïcaines. Il les distribue lui-même à l’aide de camionnettes qui sillonnent l’Angleterre. Ne lui reste plus qu’à s’atteler à la production. « J’ai produit mon premier album de dub en 77. Ça nous a pris deux jours et coûté 200 livres (1 600 f) et j’en ai vendu deux ou trois mille exemplaires. A l’époque, il y avait des dizaines de groupes spécialisés dans les versions dub de chansons à la mode. Un disque était à peine sorti qu’il avait déjà son équivalent dub. Un copain avait même récupéré la cassette d’un album de Marley, Exodus, une semaine avant sa sortie. Le jour de sa publication, il avait déjà enregistré Exodus dub. Je n’avais pas l’impression de faire quelque chose de très expérimental. D’ailleurs, en studio, je ne touchais à aucun bouton. C’est Denis Bovell qui était l’ingénieur du son. Après, il a fait une belle carrière, produisant le Pop Group, les Slits ou, plus récemment, Edwyn Collins. »
La Grande-Bretagne est secouée alors par l’explosion punk. Dans leur course à la subversion, les jeunes Anglais seront souvent autant attirés par l’urgence et l’audace des musiques jamaïcaines que par l’extrémisme stoogien. Sherwood est alors un observateur privilégié de la « punky reggae party ». « Je regardais tout ça avec curiosité, sans me sentir vraiment concerné. Je tournais à l’époque avec Prince Far I, un de mes maîtres. Les punks raffolaient de l’incroyable puissance de ses rythmes et des graves de sa voix, de son étrange personnalité. Je me souviens d’un concert où les Sex Pistols, Clash, Jam, Siouxsie & The Banshees et les Slits étaient venus. Tous avaient payé leur place. »
A force de se côtoyer, tension punk et révolte rasta, froidures conceptuelles et basse tropicale allaient accoucher de nouveaux sons. Impressionné par les partis pris de The Fall et l’énergie hypnotique de Public Image, déprimé aussi par l’assassinat en Jamaïque de son idole Prince Far I, Adrian Sherwood coupe les ponts avec l’industrie du reggae (il n’a bizarrement jamais mis les pieds en Jamaïque) et décide d’ouvrir en 1980 son propre laboratoire de recherches : On-U Sound. « Je voulais créer quelque chose de neuf, marier des styles apparemment incompatibles, faire travailler ensemble des gens que le destin n’aurait normalement pas dû réunir. Créer des styles musicaux hybrides et donner au son du label une identité reconnaissable entre toutes. » Créateur autant qu’entrepreneur, Sherwood s’inspire alors de l’excentricité de ses héros, festoie dans une orgie de sons et de collages, tente toutes les expériences. Les petits locaux d’On-U Sound sont truffés de micros, le moindre bruit est l’occasion de samplings préhistoriques. Le week-end, le producteur fan du club de West Ham emmène un magnéto au match de foot pour enregistrer des chœurs de supporters qu’il mêlera ensuite aux concassages rythmiques de la Barmy Army. Rencontres et rapprochements façonnent le son d’On-U et consacrent rapidement la connexion Londres-Bristol.
Fondateur du Pop Group, l’un des groupuscules les plus audacieux du mouvement punk, Mark Stewart se passionne pour les sons et les mariages incongrus. Son originalité créatrice et son physique près de deux mètres et plus de cent kilos en font une figure de la scène de Bristol. Il initiera et parrainera les jeunes pousses de la Wild Bunch, avant que cette confrérie n’explose pour fournir à la ville ses plus étonnants nouveaux talents : Massive Attack, Tricky ou Portishead. Quand il intègre l’écurie On-U Sound, il connaît depuis des années Adrian Sherwood, rencontré adolescent dans un magasin de disques. C’est lui qui présente au producteur l’un de ses protégés, le jeune et turbulent Gary Clail, qui trouve à son tour une place chez le savant fou. « Je n’étais ni chanteur ni musicien, se souvient Clail. Mais je voulais faire partie de l’aventure. Je traînais en studio, je récupérais des chutes d’enregistrements de Sherwood, j’en faisais le tri et je les montais à ma manière avec un double magnéto à cassettes. Je finissais par en tirer une bande-son de quatre-vingt-dix minutes sur laquelle je chantais ce qui me passait par la tête. Je me déplaçais en concert avec une valise pleine de cassettes, j’étais devenu le DJ du On-U Sound-System. »
De véritables musiciens deviendront vite le noyau dur de la famille On-U Sound. Quelques Jamaïcains comme l’époustouflant batteur Style Scott, mais surtout un trio d’instrumentistes virtuoses, Doug Wimbish (basse), Skip McDonald (guitare) et Keith Leblanc (batterie). Réunis pour la première fois en 1979, ils deviennent le groupe maison de Sugarhill, label pionnier du rap. La musique de The Message de Grandmaster Flash, c’était eux. Sherwood les rencontre à New York et les persuade de mettre leur métier et leur sens du groove (Skip a aussi officié derrière James Brown et George Clinton) au service de ses expériences. Collaborant à d’innombrables projets du label African Head Charge, Gary Clail, Dub Syndicate , ces musiciens créeront aussi leur propre labo rythmique, Tackhead, récemment transformé en régénérateur techno du blues sous le nom de Little Axe. On se demande encore comment ces requins de studio, capables de cachetonner avec Carly Simon, Living Colour ou Mick Jagger, ont pu accepter une telle aventure. « Pour eux, On-U Sound est comme une oasis, constate fièrement Adrian. Ils peuvent se permettre tout ce qu’on leur refuse quand ils jouent pour les autres en studio. »
Si nombre de ses collages et expériences rythmiques ont anticipé la montée en puissance de la house, de la techno ou de la jungle, Adrian Sherwood n’a pas pour autant sauté dans le wagon qui aurait permis le succès commercial d’On-U Sound. Malgré quelques tubes signés Gary Clail Beef, Human nature ou Emotional hooligan , ce sont surtout ses piges de producteur-remixeur pour Nine Inch Nails ou Depeche Mode qui ont mis du beurre dans les épinards du chef d’entreprise. Pour Sherwood, pas question de céder à la pression des modes. « Je ne vois pas l’intérêt de copier les producteurs en vogue. Si quelqu’un de l’équipe ressentait l’envie de sortir un album de jungle, je ne l’empêcherais pas. Mais il faut que ça vienne naturellement. Nous utilisons beaucoup de machines mais les disques On-U Sound sont généralement basés sur la performance de vrais musiciens. » Plus que jamais, Adrian désire les mettre en vedette. « Pendant des années, j’étais obsédé par l’identité sonore du label. Mon but était toujours que les magasins de disques créent des bacs On-U. La personnalité du groupe passait après. Aujourd’hui, ce sont les artistes que je veux mettre en avant. En cherchant en priorité à faire signer en licence sur de plus grosses maisons de disques les productions On-U Sound. »
Qui a vu Adrian Sherwood sonoriser le concert d’un de ses protégés ne sera pas étonné de son goût des performances live. Car si ce bricoleur de studio est plus attaché qu’on ne le croit aux mélodies et à l’écriture il a signé sous le pseudo d’A. Maxwell une impressionnante quantité de chansons , en concert, son énergie est celle d’un musicien. Là où un ingénieur du son cherche habituellement à équilibrer platement la musique, on verra Sherwood malaxer cet alliage en direct, tenter les extrêmes avec le culot d’un Hendrix, s’agitant derrière ses manettes comme le membre le plus turbulent du groupe qui se produit sous ses yeux.
On-U Sound Adrian Sherwood Gary Clail
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