Bristol a défini le son anglais le plus important des années 90 : du meilleur au pire, de Massive Attack, Tricky ou Portishead au systématisme trip-hop à la mode londonienne.
Dans une torpeur et une sensualité magiques, la jeune génération continue de chercher une solution au dilemme : comment faire de la soul anglaise ? Organisés autour du remarquable label Cup Of Tea, ils répondent en c’ur : en faisant du blues, du hip-hop, du dub et des musiques de films. Souvent à l’intérieur de la même chanson.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Ces dernières années, c’est bien entendu par les provinces que tout est arrivé, loin de l’œil inquisiteur de Londres, loin du ratissage industriel de sa presse, loin de ses copinages et arrangements honteux. De Manchester-la-groove à Bristol-la-grave, c’est la province qui a défini le son anglais des années 90, qui lui a appris à danser. La mode y est venue chercher son grand bol d’air du temps, avant d’aller maltraiter d’autres musiques, de piétiner d’autres scènes en bourgeons.
A Bristol, on n’a pas vu de journalistes depuis des siècles, depuis que Tricky est parti s’installer ailleurs, depuis que Massive Attack et Portishead se sont repliés en studio pour donner une suite digne à des carrières fulgurantes, déjà fondamentales pour la musique anglaise. Car c’est ici, dans le port décrépit qui sert d’hémorroïdes à l’embouchure de la Severn, que s’est dessinée une soul anglaise totalement affranchie des étalons, strictement libre de fréquenter qui elle entend.
S’il y a un son de Bristol, c’est celui, sourd et physique, d’un tremblement de terre. Car Bristol, les sismologues l’ignorent, est l’une des plus impressionnantes zones de friction tectonique de la terre. On n’a surtout pas dit fusion on n’a jamais été très fan des rizotto, cette façon douteuse de fourguer les restes , mais bien friction : car à Bristol, la musique fume. De gros joints, certes, mais aussi sous l’échauffement de frottements inédits entre le glaçon new-wave et le magma soul, entre les clubs post-punks et les sound-systems tribaux du quartier de St-Paul, la petite Jamaïque locale. « Les clubs d’ici sont moins snobs, moins commerciaux, moins obsédés par la mode qu’ailleurs en Angleterre, affirme Ben Dubuisson, propriétaire de la charmante boutique de hip-hop Purple Penguin et du groupe trip-dub du même nom. Ils osent des mélanges, un son plus crasseux, plus méchant, plus bluesy. La drum’n’bass, ici, a été totalement pervertie, elle ne ressemble plus à rien de connu, a subi des influences personnelles et inédites. La soul américaine des années 70, les musiques de films, le hip-hop old-school, le blues ou le dub font partie d’un fond commun de culture à Bristol. Des groupes comme The Wild Bunch ou Smith & Mighty préfiguraient, il y a quelques années, ce qui explose aujourd’hui dans la dance anglaise. Ils ont influencé les clubs de Bristol et donc toute la scène locale. »
Le collectif Statik Sound System, redoutable machine à mélancolie dansante, est assez typique de ce son de Bristol, revendiquant aussi bien l’influence de Joy Division que celle du reggae le plus dur et dub, celle de Public Image comme celle de Public Enemy soit un cheminement assez voisin de celui de Portishead, là où la paresse de la presse (si peu de lettres séparent les deux mots) n’a vu que vol qualifié de résultat final. « Portishead a eu l’avantage de prouver au monde que l’on pouvait faire de la musique à Bristol. Le désavantage, c’est qu’on ne peut plus faire ici de musique atmosphérique sans être systématiquement accusé de les plagier. »
Désormais débarrassé des vautours de la mode, partis créer à Londres leurs propres Portishead sans risques, leurs propres Tricky dociles, Bristol a repris son rythme de croisière : 2 à l’heure. Baptisée « capitale européenne de l’oisiveté » par un quotidien anglais, la ville n’est ni pressée ni très ambitieuse. Même son label le plus passionnant, Cup Of Tea Records, semble avoir été piqué par une mouche tsé-tsé, vivant dans une indolence et un laisser-aller stupéfiants. Mais là où le corps semble un rien avachi, les oreilles, elles, tournent en permanence comme ces radars d’aéroport, à 360°. Cup Of Tea est l’invention géniale de Pip Diaz, qui découvrit la musique à 17 ans, acheta alors des centaines de disques en cours de rattrapage pour fonder son label dix-huit mois plus tard. « Il y avait trop de bons groupes locaux qui n’auraient jamais pu sortir de disque sans nous. Nous avons une vingtaine de groupes au catalogue et tous viennent de Bristol. Ce n’est pas par favoritisme, mais uniquement parce qu’il y avait ici une scène royalement ignorée et pourtant passionnante. Moi, quand j’ai débarqué à Bristol pour faire une fac de droit, je ne connaissais absolument rien à la musique, à peine les Beatles. Ma seule passion, dans mon bled du pays de Galles, était le football. Mais à Bristol, j’ai connu deux révélations : le premier album des Stone Roses et celui de Portishead quand il est sorti, je m’enfermais dans ma voiture pour l’écouter en boucle. J’ai alors commencé à m’occuper d’un club jazzy et world-music, qui s’est lentement orienté vers le hip-hop. Comme j’ai touché un petit héritage, j’ai lancé le label. Depuis, on vivote : l’argent généré par le club finance nos disques. D’ailleurs, pour les DJ’s londoniens, Cup Of Tea, ce n’est qu’un club. Tout le monde se fiche du label. Il n’a pas de son précis, pas d’esthétique, les disques sont plus faciles à passer à la maison qu’en club… Quand je lis le verso des pochettes de disques sortis par nos collègues, j’y vois remerciés tous les gens qui comptent dans cette industrie. Moi, je ne suis copain avec personne. Et puis, pour être un label crédible, il faut avoir une ligne stricte, un patron éloquent et brillant. Et moi, je suis timide, ennuyeux et je n’ai pas sorti que des chefs-d’ uvre. »
Label sans véritable autre ligne de conduite que le plaisir « le seul point commun entre tous les disques que j’ai sortis, c’est qu’ils ont tous un côté BO », propose Pip Diaz , capable de produire aussi bien la jungle malade de Ratman que la pop raffinée des Saturnines, Cup Of Tea a appris à la dure le solfège des musiques marchandes. Royalement snobé à Londres pour cause d’absence totale de crédibilité réservée à des labels comme Ninja Tunes, Warp, Wall Of Sound ou Skint, plus visibles, plus crâneurs et moins provinciaux , Cup Of Tea a naïvement pensé qu’il suffisait de sortir de bons disques pour obtenir de bonnes chroniques. Et pourtant, malgré un catalogue riche en rebondissements et quelques coups de pouce inattendus des Chemical Brothers, Portishead ou Tricky, aucun signe d’affolement autour de ce label fécond. « Ça ne m’inquiète pas, affirme Simon Russell, chanteur des remarquables Monk & Canatella. Aux débuts de Portishead, personne n’avait quoi que ce soit à faire du groupe. Comme je travaillais en studio avec eux, j’avais des cassettes. Quand je les passais à mes copains, ils hurlaient, me demandaient d’arrêter cette merde. Un an après, ils criaient au génie parce que la presse leur avait donné l’autorisation d’aimer cette musique. »
On ne connaît malheureusement que trop l’importance de ce chien de berger qu’est le NME sur les moutons anglais. Acculé, Cup Of Tea a dû lui aussi passer au tiroir-caisse en louant les services d’une puissante maison de promotion londonienne, qui possède ses entrées dans tous les journaux, connaissant par c’ur les vices et manies de chacun. « Ce milieu me rend malade, fulmine Pip Diaz. Même si j’adore sortir des disques, je ne vais pas y faire de vieux os.
J’attends juste qu’un de mes albums cartonne : Monk & Canatella, mes préférés, sont bien armés pour ça. Après, je vais sûrement reprendre mes études de droit, devenir avocat ou alors me tourner vers le cinéma. » Un dégoût compréhensible : alors que personne n’était jamais venu à Bristol rencontrer les groupes maison, Monk & Canatella ou Statik Sound System viennent d’obtenir, grâce à ce bureau londonien de propagande, leurs premières interviews nationales. En invitant la presse… en Italie (avez-vous également remarqué que la presse essaie plus souvent la nouvelle Citroën aux Bahamas qu’à Bourganeuf ?).
De l’effroyable difficulté d’être un label indépendant anglais aujourd’hui. On aurait pu en parler à Sarah Records, autre label local à l’intransigeance suicidaire, aujourd’hui rayé de la carte pour avoir refusé de fréquenter le marketing. Curieusement, à l’évocation de ce label strictement pop, incapable de danser, on n’entendra que des louanges chez Cup Of Tea Dave Philpott, le surfeur d’argent qui codirige le label, avouant même avoir grandi avec certains singles de Field Mice ou de St Christopher. « L’idée reste la même : défendre une conception de la musique, un esprit de famille. Tous nos groupes se connaissent, se filent des coups de main, se remixent les uns les autres. » Et propagent ainsi une maladie très répandue chez les groupes locaux : la mélancolie poisseuse. Un spleen sangsue, qui s’accroche aux guibolles dès qu’elles entament un pas de danse. Un spleen sans écharde, accueillant, chaleureux. « C’est un trait fort de la musique locale, explique Ben Dubuisson, dont le groupe Purple Penguin n’est pas épargné par cette vague de brouillard. Mais personne ne sait d’où ça vient. Sans doute de la lenteur de la ville. Il n’y a pas de frénésie, les gens sont plus contemplatifs. Si Londres est l’équivalent de New York, alors Bristol fait un très bon San Francisco. Nous avons le temps de réfléchir, de nous promener. La campagne, sauvage, n’est qu’à dix minutes en voiture du centre-ville. »
L’œil mauvais, le verbe bagarreur, le geste désordonné, Simon Russell, leader inquiétant de Monk & Canatella, est l’exact opposé de la musique, un rien snob et indolente, de son groupe. Un groupe qui personnifie parfaitement la théorie de friction entre deux plaques tectoniques : d’un côté un Irlandais réservé, paisible et amoureux des guitares ; de l’autre une petite frappe abonnée à toutes les drogues, au cerveau en ébullition, les nerfs pas toujours contrôlés, éduquée uniquement à la musique noire, du hip-hop à Marvin Gaye, du reggae à la house américaine. « Cette ville me débecte, assène-t-il, le regard scrutant un au-delà visiblement terrifiant. Mais c’est une bonne chose : ma colère me force à faire de la musique. Alors que tout le monde semble somnoler, moi je bous d’impatience, de frustration. J’ai de gros problèmes de communication : nous nous sommes même parfois battus méchamment en studio… Et si ma musique paraît si souvent mélancolique, c’est que c’est mon état normal. J’aime écouter nos chansons complètement défoncé. J’adore l’ecstasy, les femmes et l’alcool. »
Enregistré pour une véritable maison de disques, le premier album de Monk & Canatella, Care in the community, qui vient tout juste de sortir, aurait pu chercher de sacrés poux dans les cerveaux fumants de Portishead ou Massive Attack : un monstre mélancolique qui fait marcher à la baguette et en rangs serrés John Barry et le Wu-Tang. « On ne pourra jamais rivaliser avec les grands groupes de Bristol car nous n’aurons jamais accès aux grands studios, à la technologie, se lamente Pip Diaz, dans son mini-bureau qu’aucun label londonien ne voudrait comme remise à balais. Nous aurons toujours les chansons, mais jamais le son. » Une éthique du bricolage qui ne décourage pourtant pas Simon Russell, le ténébreux et ecstasié cerveau de ce duo iconoclaste, responsable
d’un des sons psychédéliques les plus troubles de l’époque, même si massacré par une production quart-mondiste. « L’important, ce sont les chansons. Et là, nous trouvons petit à petit notre voie et elle est vierge. Nous n’en sommes qu’au point de départ, mais je sais que nous serons vite récupérés par une grosse maison de disques, que ces chansons me vaudront une belle maison, une belle vie. Pour vraiment sortir du lot, il nous faudrait de l’argent, beaucoup plus d’argent. »
Simon Russell a pourtant été habitué à inventer des sons sur des tables de mixage à pédales quand il était, à 16 ans et fugueur d’école, l’apprenti émerveillé de Geoff Barlow alors lui-même larbin de Massive Attack, des années avant d’oser Portishead. Pas chien, ce dernier renverra d’ailleurs l’ascenceur à son élève fascinant en lui écrivant, en face B de Numb, une étrange chanson : A Tribute to Monk & Canatella. « Geoff m’a donné beaucoup d’amour, beaucoup plus important que des conseils techniques. » Car ainsi marche Bristol, main dans la main et les coudes serrés, loin de l’acrimonie et des espionnages industriels pratiqués à Londres. Daddy G, le généreux vétéran des assauts soniques locaux il fut de la légendaire Wild Bunch et reste le poumon de Massive Attack , est ravi d’avoir ainsi contribué à l’éducation de ces jeunes pousses, auxquelles il n’hésite pas à donner des leçons derrière les platines prestigieuses du club Nu-Skool. « Nous aussi, quand on a commencé, on s’est servis chez nos aînés. J’entends notre influence chez tous ces groupes du label Cup Of Tea, et ça me ravit. Car des groupes comme Massive Attack, Tricky ou Portishead ont placé la barre très haut à Bristol : les nouveaux groupes sont donc condamnés à se surpasser. Ici, à Bristol, il n’y a pas la moindre animosité entre les groupes : ainsi, je rencontre régulièrement Statik Sound System ou Monk & Canatella, j’aime beaucoup ce qu’ils cherchent à faire. Et puis, je suis un peu leur parrain, ils me traitent avec beaucoup de respect. Comme il se doit. » Tous unis contre un unique ennemi : la facilité et les recettes, cette idée de carrière sans risque, avec augmentation et promotion sociale si on lèche suffisamment les bottes de Londres. « Ici, peu de gens se lancent dans la musique pour faire carrière, affirme Pip Diaz. Les raisons sont plus personnelles, moins guidées par les ambitions. Certains de mes groupes se contrefichent de ne vendre que deux mille disques. »
Une légende anglaise veut que Bristol soit, pour le Royaume-Uni, une tête de pont redoutable du trafic de drogues facilement acheminables par le port, facilement dissimulables par le quartier jamaïcain de St-Paul. Alors que l’histoire officielle a expliqué les violentes émeutes locales du début des années 80 par un ras-le-bol social, une exaspération de fond, cette interprétation des nuits qui firent cramer St-Paul amuse beaucoup Rob, de Statik Sound System. « En vérité, tout est parti d’un raid des flics sur un café de St-Paul qui servait de refuge aux trafiquants de drogue. Une impressionnante descente style commando : tout ça pour n’arrêter que quelques types. Cette intervention a mis le feu aux poudres. »
Même si tous les groupes réfutent avec rage l’étiquette « d’oisiveté » collée à leur ville, Pip Diaz qui passe sa vie à les harceler pour recevoir à temps projets de pochettes, bandes ou contrats reconnaît à ses concitoyens une ahurissante capacité à la glandouillerie de haute volée. « Je n’ai jamais vu Monk & Canatella sobre ou straight. Statik Sound System fume de la dope comme des pompiers… Et c’est comme ça dans toute la ville, le plus grand congrès de slackers au monde. Il n’y a jamais d’urgence. Se lever le matin est vraiment un énorme effort pour un mec d’ici. » Une affirmation qui exaspère le pourtant laconique Ben Dubuisson : « On a l’air de flemmes, mais il faut nous voir en studio. On devient dingues, maniaques. Ce genre de son ne s’obtient pas en glandant. C’est un jeu, à Bristol : c’est à qui paraîtra le plus désintéressé, le plus cool, le plus détaché de toute vie matérielle. C’est comme regarder un canard nager : en surface, on ne le voit que fendre paresseusement l’eau. Mais on ne se rend pas compte que sous l’eau, les palmes moulinent à toute vitesse. »
Ça doit effectivement être quelque chose dans l’eau de Bristol, pour que chacun réalise ainsi des prouesses techniques avec des bouts de ficelle, travaille jusqu’à l’aliénation sans jamais dépenser une goutte de sueur. Car Cup Of Tea fait, finalement, beaucoup penser à une autre glorieuse écurie locale : les studios Aardman, où l’on est en train de réaliser, avec une patience ahurissante, le prochain long métrage de Wallace & Gromit. Même légèreté de ton, même audace, mêmes prodiges de bricolage, même équilibre entre réalisme le rythme et onirisme le son, aux atmosphères épicées. On imagine d’ailleurs fort bien Wallace proposer à Gromit, en lieu et place des habituels crackers & cheese, une bonne cup of tea. Avec du citron, du poison, de l’acide et du sucre.
{"type":"Banniere-Basse"}