A l’occasion du 50ème anniversaire de la Tamla Motown, Francis Dordor goûte pour vous le miel sauvage de la ruche de Detroit, avec 15 disques, platinés ou discrets, qui ont fait la légende du label. Cette semaine : Martha & The Vandellas avec Dancing In The Street.
[attachment id=298]Martha & The Vandellas Dancing In The Street (1964)
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Là où dans la Rome antique la familia désignait l’ensemble des esclaves attachés à une même maison, le mot famille se cantonne depuis à évoquer des individus unis par le lien du sang, éventuellement une communauté partageant la même sensibilité. On parle volontiers d’une « famille» politique. Dans l’univers musical des années 60, Tamla Motown a été une authentique « familia », et ce dans tous les sens du terme. Les parentés directes n’y étaient pas rares. Marié à Anna Gordy, Marvin Gaye fut par exemple le beau-frère de Berry Gordy, fondateur de l’entreprise. Et au fil des ans, et des rencontres, les liaisons proliférèrent en son sein. L’un des producteurs vedettes, Mickey Stevenson épousera Kim Weston, l’une des stars du label. Quant à Berry Gordy, il multipliera les commerces amoureux avec collaboratrices et artistes, parmi lesquels Chris Clarke et Diana Ross. Mais on ne saurait évidemment aborder l’histoire de la Motown sans évoquer les conditions particulières faites aux musiciens, chichement payés à la séance et dont le nom ne commencera à être imprimé sur les pochettes de disques qu’en 1969 et le What’s Going On de Marvin Gaye. Si l’on ne peut à proprement parler d’esclavage, il est difficile de passer sous silence le rôle tout à la fois prépondérant et anonyme que jouèrent d’immenses instrumentistes dont Jamie Jamerson (basse), Benny Benjamin (batterie), Marv Tarplin (guitare) ou Earl Van Dyke (piano), membres du groupe maître d’œuvre du son Motown, les Funk Brothers, qui ne dû sa réhabilitation en 2002 qu’à la faveur d’un film, Standing In The Shadow of Motown, soit longtemps après la mort des protagonistes. C’est seulement à travers les différents sens du mot « famille » que l’on parvient ainsi à cerner la singularité de ce label où liens affectifs, rapports hiérarchiques, ambitions personnelles, jalousies, rancoeurs, dépendances économiques et préférences sexuelles se sont ligués, aidant par la même cette formidable tension musicale à naître. L’une des meilleures illustrations de cet explosif cocktail étant le Dancing In The Street de Martha & The Vandellas, sans doute le tube définitif de la firme de Detroit et l’un des plus grand disque de l’histoire.
Née en Alabama, Martha Reeves a grandi à Detroit au sein d’une famille de onze enfants dont le père était pasteur dans un Temple Méthodiste. Enfant, elle y poussera le chant dans une chorale où les Arias de Bach se mêlaient aux spirituals enfiévrés. En 1960, à 19 ans, elle fonde The Del-Phis, composé de Rosalind Ashford, Gloria Williamson et Annette Sterling Beard. Le quatuor vocal est repéré puis signé par le label de Chicago, Chess. Mais suite à l’échec de leur tout premier disque, There He Is At My Door, Gloria Williamson quitte le groupe et bientôt Martha postule pour un emploi de secrétaire chez Tamla Motown, choix qui a le mérite d’équilibrer nécessités et perspectives. Elle entre au département A&R (Artistes et Répertoires) où elle doit souvent s’occuper d’un jeune aveugle de onze ans, Steveland Morris, issu d’un foyer désuni et qui a trouvé chez la Motown une famille de substitution, et en Martha une baby-sitter idéale. Celui qui se fera bientôt connaître sous le nom de Stevie Wonder chante avec elle après l’école et prend malin plaisir à l’enrager en démontant les magnétophones à bandes qui servent à dupliquer les masters, histoire de « voir » comment ça marche. Little Stevie choisit aussi le pire moment pour entrer dans le studio, prétextant ignorer si l’ampoule rouge, indiquant qu’un enregistrement est en cours, est allumée ou non. Martha aime son travail mais à d’autres ambitions que celles de remplir des tâches administratives et servir de nounou à un gamin surdoué mais pénible à la longue.
Grâce à Mickey Stevenson, elle a pu avec les autres Del-Phis assurer les chœurs sur Hitch Hike et Stubborn Kind of Fellow, deux des premiers singles d’un certain Marvin Gaye. La chance lui sourit lorsqu’en Septembre 1962, Mary Wells, la chanteuse Motown n° 1 à l’époque, prétexte une angine pour annuler l’enregistrement d’I‘ll Have To Let Him Go, chanson qui lui a été imposée et qu’elle n’apprécie guère. Stevenson, qui a réservé le studio et convoqués les musiciens, n’entend pas perdre la face. Il demande à Martha et ses copines de remplacer Wells au pied levé. I‘ll Have To Let Him Go sera finalement retenu par Gordy, lançant ainsi la carrière de Martha & The Vandellas, nom préféré à The Del-Phis et référence à la célèbre artère de Detroit Van Dyke Avenue ainsi qu’à la chanteuse Della Reese. A l’époque Martha est engagée dans une relation avec Brian Holland, l’un des membres du trio d’auteur, compositeur, producteur, Holland Dozier Holland. Et tout naturellement ces derniers vont fourbir le carquois des trois chanteuses avec Come Get These Memories en Avril 63 et surtout le torride Heat Wave, en juillet de la même année, considéré comme le standard qui a labellisé le son Motown. Mais malgré les succès de Memories et Heat Wave, les relations entre la chanteuse et la firme sont loin d’être idylliques. En effet, Berry Gordy vient de signer à cette époque un autre trio vocal féminin qui retient déjà toute son attention : The Supremes.
L’opposition entre Supremes et Vandellas est d’abord stylistique. Là où le trio conduit par Diana Ross joue sur la séduction, Martha et ses Vandellas s’imposent par la sincérité. Les premières misent sur l’artifice, les secondes sur son absence. Gordy qui devine en Diana Ross l’arme fatale qui lui permettra de conquérir le public blanc, ainsi qu’une possible conquête pour lui-même, ne tarde pas à donner priorité aux Supremes, ce qui évidemment frustrent et irritent leurs concurrentes. Cette rivalité va se changer en menace avec le premier succès des Supremes, Where Did Our Love Go en Juin 64. En fait, ce sentiment contribuera à charger le single suivant des Vandellas, enregistré un mois plus tard, d’une tension particulière. Composé par Mickey Stevenson et Marvin Gaye, Dancing In The Street est en cela le parfait dance record, sorte de moteur à explosion qui brûle l’anxiété à mesure qu’elle l’alimente pour mieux se propulser. Il se dégage de ces 2 minutes 39 secondes une sensualité implacable, concentrée dans la ligne de basse de Jamerson, plus haute que jamais, et dans cette contraction rythmique commandée par un simple tambourin qui avec le soutien des cuivres vous ventouse littéralement au son. A noter que Marvin Gaye exécute les quelques notes au piano et participe aux chœurs en compagnie de Stevenson et Ivy Hunter. Le magnétisme que dégage Dancing In The Street sera si fort que dans les mois qui suivront sa sortie, il deviendra à l’insu de ses auteurs, interprètes et surtout au grand dam de sa maison de disque, un véritable hymne lors des émeutes qui vont embraser les ghettos américains. C’est dire son pouvoir. Depuis c’est devenu un classique qui, de Van Halen à Atomic Kitten, en passant par la version du couple Bowie- Jagger pour le Live Aid, n’a jamais cessé d’être ressassé. Aucune de ces reprises n’a pourtant la force de l’original. Le triomphe de Dancing et des Vandellas sonnera pourtant comme un chant du cygne. A partir de là, les relations entre Martha Reeves et Berry Gordy ne cessèrent en effet de s’envenimer et comme souvent dans les histoires de famille, la rupture fut brutale et la rancœur tenace. Après l’épisode Motown, la carrière de Martha Reeves, femme lumière des années 60, se déroulera dans une incompréhensible pénombre.
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