Rénovateur de la musique néoclassique au Royaume-Uni, Max Richter vient de publier Sleep, une pièce de plus de huit heures basée sur les cycles du sommeil. Une ode à la vie lente et douce.
« Une berceuse pour un monde frénétique”, “un manifeste en faveur d’un rythme de vie plus lent”. C’est ainsi que Max Richter nous présente Sleep, son opus magnum de 8 heures et 25 minutes sur le sommeil.
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S’imagine-t-il pouvoir ralentir la course folle du monde à l’aide de sa petite musique de nuit ? Nous faire passer du surmenage d’un quotidien hyperconnecté à un sommeil d’ange par la seule audition de cette pièce démesurée pour violons, violoncelles, piano, orgue et soprano ? Pas vraiment : “Sleep n’est pas un projet médical. Je n’essaie pas d’aider les gens à trouver le sommeil.” Sauf qu’avant de s’attaquer à l’écriture de cette œuvre-marathon, il a quand même longuement questionné le docteur américain David Eagleman, spécialiste en neurosciences, afin de comprendre la nature du sommeil et de ses différents cycles.
A l’issue de la première, donnée fin septembre dans la bibliothèque de la fondation Wellcome à Londres et retransmise intégralement en direct par la BBC, sur la dizaine d’invités installés à la spartiate dans des lits de camp – alors que Richter et son ensemble exécutaient derrière leurs pupitres les trente et un mouvements du morceau entre minuit et huit heures du matin –, quelqu’un a dit avoir sombré dans un sommeil “constellé de formes et d’images colorées”. D’autres prétendent avoir navigué tout du long dans une “exquise somnolence”, comme si, revenus à l’état embryonnaire, ils flottaient dans un bain de liquide amniotique. Tous ont décrit l’expérience comme la plus intense de leur carrière de mélomane.
Un geste défiant le temps et la perception
Alors que des études émergent çà et là sur l’interaction bénéfique entre musique, sommeil et mémoire, Sleep aurait donc lieu de s’inscrire dans le cadre d’une étude scientifique s’il ne s’agissait avant tout d’un geste artistique d’ampleur défiant le temps et la perception, accompli par un musicien dont la prodigalité en tout genre – opéras, ballets, musique de film, pour séries – ne plaide pas exactement pour “un rythme de vie plus lent”.
“Dormir est l’une de mes activités préférées”, assure pourtant le Germano-Britannique à poil roux, assis sur un banc, une tasse de thé à la main, dans le jardin de sa nouvelle demeure au cœur d’un hameau moyenâgeux des environs d’Oxford baigné par un doux soleil automnal. “Je dis activité parce que pendant les phases de sommeil, notre cerveau continue à travailler. Les rêves en sont la preuve. Nous passons un tiers de notre vie à dormir. Sauf que nous envisageons rarement ce temps dans une perspective créative.”
Moïse cite Shakespeare
On évalue aujourd’hui l’armée des insomniaques à travers le monde en centaines de millions. L’insomnie contribue assurément au dérèglement général de nos sociétés. Alors que médecins et neurologues tentent de trouver des remèdes à cette maladie du siècle, Richter pourrait bien se poser avec Sleep en “Moïse marchand de sable” ouvrant au peuple de zombies aux yeux cernés le chemin menant à la terre promise du pays des songes. Un Moïse qui cite Shakespeare dans les notes de pochette : “Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves et notre petite vie est enveloppée dans un somme.”
Mais à quoi bon sortir la boîte à outils littéraire quand on est né – en 1966 – à Hamelin, bled allemand rendu légendaire sous la plume des frères Grimm grâce au joueur de flûte qui aurait chassé les rats (et la peste) de la ville à l’aide de son instrument. Pour un “musicien-guérisseur”, certifiant avoir commencé à composer avant même de maîtriser le langage parlé, la coïncidence est heureuse.
Initié à la musique expérimentale par le laitier
Entre inné et acquis, entre Allemagne et Grande-Bretagne où s’installent ses parents quand il porte encore des couches, Max a suivi des études à Edimbourg puis à la Royal Academy of Music de Londres, avant une émancipation concluante à Florence sous la baguette du compositeur Luciano Berio. “C’était l’époque où, grosso modo, on vous enseignait qu’il n’y avait qu’une seule manière de composer : la manière Boulez, très compliquée, d’un sérieux mortel. Berio, tout en faisant partie de ce monde-là, le dépassait. J’aimais son éclectisme, sa façon de s’approprier des formes anciennes – musique tonale, chansons populaires – pour en sortir quelque chose de totalement neuf. Grâce à lui, j’ai réalisé que la musique devait d’abord parler aux gens, à une époque où le seul langage que l’on m’autorisait à utiliser était comme du grec ancien que personne autour de moi ne comprenait.”
Or, avant d’être “initié” par Berio, Richter le sera par… le laitier. A 12 ans, comme tout jeune musicien en herbe, il aime Bach et Beethoven. Et, comme partout en Angleterre, le laitier passe chaque matin. A l’aube, il livre le lait. L’après-midi, il vient se faire payer. “C’était un grand amateur de musique expérimentale qui s’était mis en tête de me convertir. Si bien qu’en plus du lait, il me nourrissait avec des albums de Philip Glass, de Steve Reich, ceux de la série Ambient de Brian Eno. Nous parlons de la fin des années 70, où le genre était encore en partie ignoré.”
Beethoven et Schoenberg étaient punk
Ouvert aux sonorités inouïes, le jeune Richter le sera aussi au prog-rock, au krautrock (au point de bidouiller dans sa chambre à l’aide d’un fer à souder un synthétiseur après avoir écouté Autobahn de Kraftwerk) et au punk. “J’ai vu The Clash et Stiff Little Fingers en concert. J’avais 13 ans et j’étais content d’en sortir vivant !”
Pour lui, pas de doute : Grosse Fuge de Beethoven ou Pierrot lunaire de Schoenberg ont brisé les conventions bien avant que le punk ne s’y colle. Et aussi violemment. Si bien qu’en musique les mœurs ne varient guère et les chemins de traverse restent innombrables.
Faut-il s’étonner alors de trouver son nom associé au collectif electro The Future Sound Of London ou sur l’album In the Mode de Reprazent mené par Roni Size, pionnier de la drum’n’bass dans les années 90 ? “Rythmiquement, la musique de Roni partage un système très sophistiqué, comparable à celui que l’on trouve dans la musique minimaliste de Steve Reich ou de Philip Glass, des compositeurs que j’ai beaucoup joués avec mon groupe Piano Circus et qui s’inspiraient du gamelan balinais et de la polyrythmie d’Afrique de l’Ouest.”
Un touche-à-tout prolifique et rigoureux
Ceux qui ont découvert Richter avec Recomposed, sa géniale réécriture des Quatre Saisons de Vivaldi, ne s’étonneront pas des remixes fracassants figurant en bonus. Audace que les plus conservateurs ne lui ont pas pardonnée mais qui n’a en rien gâché le succès du disque, avec un score commercial dépassant les six chiffres, rare dans la catégorie classique. “Les puristes ont considéré que j’avais dessiné une paire de moustaches à Mona Lisa, s’amuse-t-il. Mon rapport avec Les Quatre Saisons est complexe. J’ai adoré ça quand j’étais gosse, avant de détester plus tard. Le seul fait d’en entendre un extrait au téléphone ou dans un ascenseur me collait des boutons. Il y a une dizaine d’années, je me suis mis à les réécouter en me demandant s’il n’y avait pas un nouveau chemin qui me ramènerait au plaisir éprouvé jadis.”
Richter, un prolifique touche-à-tout ? On lui reconnaît une réelle aptitude à prendre au vol tous les thermiques ascendants de la renommée avec des projets comme Les Quatre Saisons, des bandes originales de films souvent primés (Valse avec Bachir, The Lunchbox…) ou de séries à succès (The Leftovers). Sauf qu’à chaque fois, il y met une rigueur qu’anticipe d’ailleurs son patronyme (en allemand, Richter signifie juge), tant dans l’écriture musicale – cette tendance à dessiner des formes régulières très peu orchestrées, mélangeant textures anciennes et électroniques qui lui vaut de se coltiner l’étiquette “postminimaliste” – que dans sa permanence à appuyer systématiquement sa création sur des concepts.
Plongeon dans le lac des songes
Ainsi, son meilleur disque, The Blue Notebooks, s’inspire en partie, avec un rare pouvoir de suggestion onirique, des Cahiers in-octavo de Kafka. On est déjà là plongé dans cette dimension du rêve que Sleep va étirer jusqu’à nous faire vivre une expérience sonore inédite.
Bien sûr, des œuvres de très longue haleine comme Vexations d’Erik Satie, dont l’une des exécutions intégrales a duré vingt-quatre heures, ou s’efforçant de traduire cette sensation imprenable du rêve comme le Jardin du sommeil d’amour de Messiaen, émaillent l’histoire de la musique. Mais jamais au point de susciter ce sentiment de plongeon irrémédiable dans le lac des songes, jamais avec cette qualité hypnotique due à la mise en abyme de motifs dont la simplicité incite à l’abandon de toute volonté et qui, par leur répétition, conduisent à l’engloutissement plutôt qu’au bercement.
“Si je fais une analogie avec la peinture, je dirais que, comme Mark Rothko, je me suis efforcé de me concentrer sur une seule couleur. Je pense aussi à l’architecte japonais Tadoa Ando, dont la philosophie est de débarrasser les gens du tumulte extérieur. Voilà mes références. Il s’agit dans ces deux cas de créateurs qui entendent revaloriser le concept de contemplation dans une perspective assez zen. C’est devenu aujourd’hui un vrai sujet que cette réappropriation individuelle des sens, de notre capacité à rêver, à contempler, au détriment de la compétitivité, du potentiel productif, de ces choses aliénantes…”
Les Beatles chantaient All You Need Is Love. Max Richter, lui, nous souffle à l’oreille “All you need is sleep”. Le dernier musicien humaniste ?
album From Sleep, composé d’extraits, est disponible en lp et CD (Deutsche Grammophon-Universal).
La version intégrale de 8 h 25 est disponible sur iTunes
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