Ecartelée entre les tentations futuristes et les lâchetés passéistes, la scène rock anglaise n’a jamais été aussi éparpillée. Petit tour d’horizon des tendances qui se portent ce printemps à Londres, avec un fabricant de ces modes.
Tout comme 1967, 1977 et 1987, 1997 est une année extraordinaire pour le rock, une période d’innovation et d’exploration dans les innombrables sous-espèces du genre, une époque dans laquelle tous les artistes du spectre musical s’évertuent à aller vers de nouvelles et radicales fusions de sons et de styles auparavant fâchés. Les Chemical Brothers sont très représentatifs des groupes qui percent en cette fin des années 90. Ça fait vieux cliché, mais il est pourtant probablement juste d’affirmer que si les Beatles s’étaient formés trente ans plus tard, ils n’auraient pas ressemblé à Oasis ou à Cast mais plutôt à Prodigy ou aux Chemical Brothers. Leur nouvel album, Dig your own hole, est psychédélique, au sens le plus authentique du terme : hallucinogène et ouvrant des horizons. Ce qui les place en opposition totale par rapport aux divagations galvaudées de Kula Shaker, qui pensent sincèrement faire apparaître l’esprit de Sergent Pepper et du Maharishi Manesh Yogi dans leur musique, simplement en posant un sitar par-ci et des références pseudo-mystiques par-là. Sur Dig your own hole, Tom Rowlands et Ed Simons imposent au rock, au hip-hop, à la techno et à la drum’n’bass ce que Lennon et McCartney les premiers post-modernes du rock firent subir au blues, au rhythm’n’blues, au rock’n’roll et à la pop : ils utilisent des formes musicales existantes pour créer une matière ahurissante de nouveauté.
Ces deux dernières années, le rock a vu se créer deux partis opposés, bataillant ferme pour conquérir la presse musicale et les charts : les créateurs et les copistes. Parmi les premiers, et toujours actifs en 1997, on trouve Tricky et Goldie, faces les plus présentables des deux formes musicales réellement nouvelles des années 90, à savoir le trip-hop et la jungle. La suite du grand Maxinquaye de Tricky, sortie à la fin de l’année dernière (Pre-millenium tension), était quasiment un essai délibéré pour saboter sa propre carrière afin de retourner dans l’ombre. Tricky reste pourtant un personnage clé de la scène trip-hop qui a, en une seule année, donné naissance à de nombreux imitateurs : Lamb, Sneaker Pimps, Morcheeba et Baby Fox nagent tous dans le sillage bristolien de Tricky et Portishead. Le deuxième album de Goldie, quant à lui, devrait avoir le même effet coup de fouet sur la scène jungle que son album avec Metalheadz en 1995.
Et puis il y a le camp d’en face, rempli de groupes dont l’idée fixe est de s’accrocher au passé plutôt que de se forger vaillamment un chemin vers le futur. On les appellera les brit-poppers et les dad-rockers (rockers-à-papa). Parmi les premiers, on trouve Pulp, de loin les plus sémillants et les plus doués. Leur prochain album, la suite de Different class, doit sortir à la fin de l’année. On espère qu’ils continueront à joyeusement bousiller Roxy Music, le glam-rock, Bowie, le punk et le vaudeville. Blur autre groupe clé de la brit-pop s’est dissocié de cette scène le mois dernier, avec son cinquième album bourré d’influences américaines lo-fi et grunge. Le nouvel album de Supergrass est également un excellent exemple de ce que l’on peut tirer de ces mêmes vieilles sources usées : un conglomérat revitalisant, mélangeant l’énergie des Stooges et la malignité pernicieuse des Small Faces. Suede, autre prototype de l’équipe brit-pop, peut également plaider non coupable : le récent album Coming out est un mélange réussi de glam-rock bruitiste et de gentille pop à guitare des années 90.
Les rockers-à-papa, eux, ne réinventent pas le rock mais en recrachent ses pires morceaux. Cast, Bluetones, Ocean Colour Scene… Ces groupes sont terriblement révérencieux face à la collection de disques de leurs parents et ne servent pratiquement à rien : tout ce qu’ils offrent en guise de testament et de compensation à leur minable manque d’imagination sont des accords et des riffs qui paraissent atrocement familiers à nos oreilles. Le nouvel album d’Ocean Colour Scene doit sortir en juin, on s’attend à voir des troupeaux de fans de Paul Weller, complètement archaïques, s’y précipiter en masse et le catapulter en tête des charts.
Beaucoup plus excitants sont les deux mouvements suivants : la brigade des new serious (« nouveaux sérieux ») et les new fops (« nouvelles chochottes »). Radiohead a ouvert le bal des nouveaux sérieux avec son album de 1995, The Bends, appartenant à cette catégorie de disques imbibés de cordes jusqu’aux os, plein de ballades fiévreuses et de ce rock lyrique pour lequel les fans de U2 et Joy Division brûlaient des cierges au début des années 80. Dans le sillage de Radiohead, les Ecossais de Geneva devraient bientôt sortir leur premier album, chanté par la voix douloureuse et angélique de garçon de chœur d’Andrew Montgomery, influencé autant par Thom Yorke de Radiohead que par Tim Buckley. Toujours dans la même veine, Puressence, Longpigs et Placebo dont le chanteur Brian Molko a remis au goût du jour le concept d’androgynie défient la sensibilité machiste du troupeau yob rock (« rock de mec, de petite frappe »), de tous ces 60ft Dolls, de tous ces Cast, de toute cette clique de branleurs qui ont l’air de sortir tout droit d’un chantier.
Les nouvelles chochottes : on y trouve Neil Hannon de Divine Comedy, joli c’ur gringalet dont les mélodies complexes et les orchestres à petit budget évoquent ABC et Burt Bacharach. Neil Hannon a enfin séduit les foules anglaises lors de ses derniers concerts londoniens, grâce à son fin mélange de sophistication délicate et de blagues à l’autodérision permanente. Les principaux concurrents de Jarvis Cocker au titre d’objet de fantasme pour étudiantes intellos sont Martin Rossiter de Gene qui a récemment balayé toute sa crédibilité de jeune homme efféminé et raffiné en donnant, paraît-il, un coup de boule au comique Paul Kaye (plus connu sous le nom de Dennis Pennis) , Steven Jones de Baby Bird et Jake Shillingford de My Life Story dont le nouvel album, aux tubes estampillés comme Sparkle, constitue un autre antidote à la brutalité bravache de Liam Gallagher et compagnie.
Des come-backs très attendus verront également le jour cette année : l’album à venir de Primal Scream devrait marquer le retour du meilleur de l’Ecosse à l’ambitieux espace dance qu’ils ont eux-mêmes défini en 1991, avec leur propre étalon Screamadelica on dit qu’il pourrait même surpasser Dig your own hole rien qu’au point de vue de l’inventivité sonique. Et le troisième album d’Oasis est décrit comme étant un croisement entre les attaques rock définitives de Definitely maybe et les ballades lentes et sentimentales de What’s the story (Morning glory)?
Quoi qu’il en soit, en l’absence d’Oasis et pour quelques mois encore, le plus gros groupe « indé/alternatif » en Grande-Bretagne reste les Manic Street Preachers. Revenus triomphants des Brit Awards et de leur récent fabuleux concert au Royal Albert Hall, ils ont tenu le coup de façon impressionnante après la disparition de leur guitariste, Richey Edwards, toujours porté disparu, supposé mort. En gros, lorsqu’on possède leur Everything must go et le Dig your own hole des Chemical Brothers, on peut se faire une idée claire et judicieuse de la scène rock et dance de l’année 97. Et avoir une vue quasi exhaustive des possibilités du rock anglais à l’aube du nouveau millénaire.
Paul Lester
Paul Lester est rédacteur en chef adjoint du Melody Maker.