La scène française reste victime d’un mal bien hexagonal : la grosse tête, aggravée par un fort conservatisme. A son chevet, l’Etat tente d’insuffler le seul remède prescrit : l’argent. Mais le cas Nordey semble indiquer que la guérison devra certainement passer par un meilleur diagnostic. L’épidémie ne s’étant pas encore propagée hors de nos frontières, 1999 aura été l’année de troupes étrangères particulièrement créatives.
Faut-il le rappeler encore et encore, les arts de la scène ont la particularité d’échapper pour une bonne part de leur activité au secteur commercial. Il n’y a pas moyen de reproduire et de vendre à des milliers d’exemplaires des projets dont la présence humaine est la composante intrinsèque. Pas la moindre major dans le paysage, pas le moindre producteur à l’instar de l’industrie du cinéma, pas de gain de productivité, pas de surmédiatisation, mais de l’artisanat, toujours de l’artisanat, pour inviter le spectateur à partager des émotions live. C’est à ce titre que la politique reprend le dessus dans un secteur largement dépendant de l’investissement d’argent public. La France, de Malraux à Trautmann, reste de très loin le plus gros financeur public mondial à la production de spectacles vivants, et « l’affaire Nordey » (directeur du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis) ne prend son sens qu’à partir de cette donnée-là. Pourtant, l’ensemble du système prend l’eau. Bien sûr, on trouvera toujours quelques thuriféraires pour expliquer notre large supériorité intellectuelle, particulièrement dans le théâtre, qui ne manque pas de metteurs en scène dont la tête ne passe plus depuis bien longtemps dans le cadre de scène.
Mais si l’on veut bien se donner la peine d’une toute petite élévation du débat à l’échelle de la petite Europe, notre production paraît marginale, dépassée par les événements et pour tout dire très conservatrice dans un secteur en plein développement. On ne sera donc pas surpris qu’une fois encore les trois spectacles de l’année qui nous paraissent devoir passer le siècle sans encombre et rester dans de nombreuses mémoires n’aient pas été produits en France. La compagnie de Romeo Castellucci, la Societas Raffaello Sanzio, est installée à Cesena en Italie, Jan Lauwers est flamand et travaille avec sa Need Company à Bruxelles, le Wooster Group est à New York. Ce qui les réunit est avant tout qu’ils ne prétendent pas que le théâtre se doive impérativement d’être limité à l’interprétation d’un texte ou que la danse doive être paramétrée. Tous trois ont un rapport privilégié avec les arts plastiques, traitent le son et l’image à la hauteur de leur pouvoir émotionnel, n’oublient pas la chorégraphie et le corps sans cesse remis en jeu. Ils ne prétendent nullement à la performance et se rapprochent d’un public toujours plus large en jouant sur toutes les composantes que le spectateur croise dans sa vie quotidienne.
Le Wooster Group n’hésite pas à sucrer deux actes des Trois s’urs et à commencer par la fin. Une « déconstructuration » savante pour mieux bâtir un objet scénique d’envergure. Leur dernière création House/Lights en est une nouvelle preuve. On n’est pas près non plus d’oublier le Genesi from the museum of sleep de la Societas Raffaello Sanzio qui a été l’un des parcours de spectateur les plus impressionnants de l’année, nous plongeant dans la recherche de nos origines, dans le chaos de la Genèse, le tout avec très peu de mots, mais avec une mise en scène d’une puissance atomique.
La Morning song de Jan Lauwers est quant à elle chantée dans un tout autre registre. Spectacle de l’ordinaire posé dans ce qui le rend soudain extra. Sous le prétexte d’une noce, donc d’une histoire de famille, Lauwers nous livre une palette de personnages qui nous ressemblent forcément. Chacun se révélera au gré des situations avec le corps et les mots, en français, en anglais, en flamand. C’est bien sûr la cuisine qui est au c’ur de l’action, lieu de toutes les confidences. Les plats de la noce s’y mijotent en même temps que les drames. Morning song est un spectacle où le désir est à cran, le plaisir pas si simple, même si tous les ingrédients hédonistes sont à disposition. Chaque solo de la mariée toute en nerfs nous donne la chair de poule, et si l’on rit souvent, c’est aussi de se voir si nettement en ce miroir à peine déformant. Construit comme un film, il se joue sur un plateau de théâtre, dans un décor qui ressemble à une installation. Les protagonistes sont danseurs, acteurs, parfois les deux. Le spectateur, lui, vit un moment suspendu, intense. Alors après, savoir s’il s’agit de danse ou de théâtre, c’est bien là le moindre de ses soucis.
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