L’ennemi est invisible mais omniprésent. Il cherche à empoisonner les La s, s’acharne sur leur musique. Chez ces intégristes, l’extérieur et son temps faussé sont autant de menaces qu’il faut combattre à l’ancienne : harmonies, mélodies, c’ur et vibrations. Car chez eux, à Liverpool, tout est en bois. Le studio, les guitares, les caboches. Opiniâtre bourricots, ils s’entêtent à chercher l’or dans les berges les plus rebattues et les plus glissantes. Rio Stones, River Kinks, Mersey Beatles.
Les gens n’ont jamais compris notre son. C’est pour ça que nous avons sorti si peu de disques. En studio, personne n’a su capturer notre son. Ils nous reprochent des vues de l’esprit, de la mauvaise foi. Mais ce son, nous le possédons. Et eux ne l’entendent pas. Pas plus que les gens des maisons de disques’ Des vues de l’esprit, pfuii Jamais nous n’avons été satisfaits de nos enregistrements, chaque disque a été un pis-aller. Dans ces conditions, il vaut mieux partir. C’est ce que nous avons fait pendant l’enregistrement de l’album. Nous leur avons tourné le dos et nous avons claqué la porte. Nous n’avons pas fini les enregistrements, ils ont sorti le disque à notre insu. Ils ont effacé certains morceaux, ont choisi l’ordre des titres, l’horrible pochette et tout ça est sorti contre notre volonté. Ça a été ainsi pour chacun de nos disques.
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Rien, dans ta discographie, ne te satisfait ?
Non’ (Silence)? Tout ce que j’aime, ce sont nos cassettes démo. Mais je sais aussi qu’il faut avoir du succès pour être écouté par sa maison de disques. Et avec nos disques minables, je ne vois pas comment nous pourrions en avoir. C’est une lutte permanente pour imposer nos volontés. Parfois même des bagarres pour manger, ils ne nous donnent pas un sou. Je préférerais être chômeur. Au moins, je serais sûr d’avoir un peu d’argent en poche. Mais là, tout ce que j’apprends, c’est à vivre avec la frustration. Et ça dure comme ça depuis trois ans.
La plupart des groupes auraient déjà abandonné. Qu’est-ce qui te donne la foi pour continuer ?
La musique. Le c’ur et l’âme de notre musique, sa raison d’exister, sa signification’ Pour moi, elle représente tout. Je lui ai donné les six dernières années de ma vie. Ces chansons, ce sont des morceaux de mon âme… Ce n’est pas Hey, les gars, écoutez ma chanson, elle est plutôt pas mal’? Cette musique, c’est moi, je ne peux pas la traiter à la légère. C’est Lee Mavers qui parle. Voilà pourquoi je ne supporte pas ce qu’on a fait subir à mes chansons. Personne n’a réussi à leur être fidèle.
La presse vous a encensés dès le début, vous proclamant déjà espoirs de la pop après votre premier single de 87. Ces louanges ont-elles été un poids par la suite ?
Non. Nous ne nous sommes jamais inquiétés de ce que les gens attendent de nous. Nous n’avons jamais demandé à personne de croire en nous. C’est la maison de disques qui fait croire ce genre de choses, pour faire patienter le public et terroriser le groupe. Ils ne me font pas peur. Les La s existeraient sans eux. Tout ce qui m intéresse, c’est notre musique. L’esprit de la musique, le rythme, la mélodie Mais personne ne m écoute. Pour eux, je ne suis qu’un sale gosse. Ils nous enferment dans des studios qui coûtent 10 000 f la journée. Et tu vois, ce studio autour de toi, il ne nous a coûté que 70 000 f. C’est nous qui l’avons construit. C’est ici que je veux enregistrer notre prochain album, mais ils ne comprennent pas ce genre de choses. Chez eux, nous dépensons des fortunes pour enregistrer dans la douleur des disques qui ne nous plaisent jamais. Ils ne croient qu’aux synthétiseurs et aux ordinateurs, comme s’ils pilotaient un avion.
Que dis-tu aux gens des maisons de disques ?
Quand je leur dis la vérité, ils deviennent agressifs, claquent la porte Je ne peux pas travailler avec des types pareils’ (sourire)? Aujourd’hui, ils ne nous parlent plus qu’au téléphone. Ça s’est passé exactement comme ça avec Lillywhite et John Leckie. Mais je m’en fous. Ils disent que nous sommes difficiles, mais eux sont impossibles. En studio, tous les techniciens s’écrasent devant le producteur. Il est le chef, celui qui est payé par la maison de disques. Et ces idiots n’écoutent que ceux qui leur donnent l’argent. Tout ce qu’ils veulent, c’est finir à temps et empocher le chèque. Ils méprisent donc l’opinion du groupe, ne pensent qu’à leur petit intérêt. Ils ont des schémas tout tracés et si tu ne t y conformes pas, ils savent comment te briser. Ils essayent donc de te changer, car tu leur fais peur. Mais le problème est différent avec les La s : ce n’est pas nous qui n’entrons pas dans leurs schémas, ce sont eux qui n’entrent pas dans les nôtres (sourire)? Et nous, nous existerons longtemps après eux.
Pendant l’enregistrement de l’album, parliez-vous avec Lillywhite ou passiez-vous votre temps à vous battre ?
Pour s’engueuler, il faut être deux. Et quand j’ai dit ce que j’avais à dire, mon interlocuteur s’en va. Nous parlions donc dans le vide, chacun certain de ses positions. Mais qui décide finalement ? Ce sont eux, eux et leur argent. Moi, je n’ai que la presse où m’exprimer. Je déteste être dans cette position, je ne veux pas que les gens croient que ces disques sont vraiment les miens, qu’ils me représentent. Si on me laissait sortir les chansons telles que je les conçois, les gens qui trouvent notre album bien partiraient sans doute en courant. Ce serait trop dur pour eux. Nos mièvreries de disques n’ont aucun esprit, aucune présence. Voilà pourquoi j’écoute de la musique : pour la présence. Beaucoup vont la chercher à l’église. Moi, je la trouve sur certains disques.
Mais vos disques sont largement au-dessus de la moyenne !
Non, ils sont médiocres. Rien ne brille. Ils sont juste pas trop mal (silence)? Attends, écoute plutôt ça (il fouille frénétiquement dans un tiroir et sort triomphalement une cassette)? Ecoute ça, écoute cette merveille. Ça va t’arracher la tête. Ce sont nos premières démos, elles ont quatre ans. Je les trouve bien meilleures que nos disques (il ferme les yeux et danse, possédé)? C’est une dixième génération de copie, mais je préfère encore ce son (il dodeline de la tête, la musique est rêche comme du papier de verre)? Voilà notre musique, voilà les La s. Ecoute cette présence spirituelle Ça vibre, ça siffle. A côté, notre album est froid, mort, clinique. Si ta propre musique ne te donne pas des frissons, elle est inutile. Ce n’est que du cabaret, de la musique de casino. Moi, je sais ce que je cherche, je sais ce que je veux de la vie. Ma musique n’est pas gratuite, ce n’est pas une simple commodité. J’ai toujours su où je voulais aller. J’ai grandi avec ces sonorités. C’est le son de Liverpool, celui de la mer, du vent, des docks.
Au fil des ans, la formation des La s a continuellement évolué. D’où viennent ces changements incessants ?
Les gens n’ont pas de foi. Pas autant que moi. Je ne saurais pas te dire d’où elle vient, les mots ne seraient pas suffisants’ C’est dans mon âme, dans mon c’ur. Je crois en ma musique comme d’autres croient en Dieu.
Tu ne peux pas exiger de tes musiciens la même foi
C’est pour cette raison qu’il est si difficile de trouver des gens et de rester avec eux. Mais je ne suis pas un dictateur. Seulement, personne n’a de meilleures idées que les miennes. C’est donc moi qui décide. Jusqu’ici, tout a reposé sur le hasard. Regarde les Beatles, les Stones, James Brown’ Tous ont eu la chance de tomber sur les bonnes personnes au bon moment Mon heure n’est peut-être pas encore arrivée. Elle n’arrivera peut-être jamais. Si seulement on me laissait ma chance, si on me laissait enfin contrôler notre destinée
Qu’est-ce qui t effraie tant dans la technologie ?
La technologie, mise entre de bonnes mains, est une chose magnifique. Mais moi, je ne vois que des mains sales. Je ne vois que des types réduits à l’esclavage par leurs machines. Nous, nous ne savons maîtriser que notre propre technologie. Mais nous savons parvenir à notre son : un peu de Gipsy Kings, un peu de vieux Rolling Stones, un peu des premiers Who De la musique organique, terreuse, vraie. De la basse, de la guitare sèche, de la guitare électrique, une petite batterie Avec ça, tu peux tout faire. Un son propre n’est pas obligatoirement clinique. A la télé, lorsque tu vois une moto passer à l’écran, elle fait trembler la table. Aujourd’hui, plus aucun disque ne fait trembler quoi que ce soit. Il n’y a plus la moindre solidarité entre la musique et les meubles.
Avant de former le groupe, je n’étais rien, juste un chômeur de Liverpool. On s’asseyait par terre, on fumait un joint avec les copains… Je pensais déjà à ce groupe, je l’avais en tête. Mais j’ai eu beaucoup de mal à trouver des gens. J’ai donc dû attendre des années, jusqu’à l’âge de 24 ans. Je ne trouvais personne capable de comprendre mes idées ni de les exécuter. Ni foi, ni talent… Ils ne savaient pas se concentrer, ils gâchaient mon temps. Moi, je passais mon temps avec ma guitare. J’ai commencé à en jouer en 84, j’avais 22 ans. Je sais que c’est tard, mais auparavant, j’étais totalement irresponsable. Je n’ai commencé à réfléchir qu’à cet âge-là. Jusqu’à 18 ans, je n’avais pas à penser, car j’étais un gamin. Après la majorité, je me suis mis à faire n’importe quoi. Je ne voulais que m amuser. Puis arrive l’âge de 22 ans, et tu réalises que tu ne peux pas vivre ainsi pour toujours. Je me défonçais n’importe où, je prenais l’argent où il était, je ne pensais qu’à rigoler. Il fallait donc sortir de cette vie Je vais te raconter une histoire sur mon enfance. J’avais 18 mois et j’étais dans mon berceau. Les Beatles venaient de débarquer et moi, je me redressais et je hurlais Yeah, yeah, yeah sur mon petit lit. J’ai même eu droit à une photo et à un petit article dans notre journal local, le Liverpool Echo. Ma mère m avait déjà fait cette coupe de cheveux, je n’en ai jamais changé… Et puis, quelques années plus tard, je me suis mis à jouer de la guitare sur une raquette de tennis… La musique a toujours été à côté de moi, même si je n’ai eu ma première vraie guitare qu’à 22 ans.
A l’école, tu n’avais jamais été tenté de former un groupe ?
Non, jamais. J’étais trop occupé avec les filles et les ennuis. Trop de problèmes avec le vandalisme, la police, les gangs. J’étais le gosse normal, on cambriolait les maisons. Juste un putain de criminel’ Mais je savais que mon groupe existerait un jour, que je serais quelqu’un. Mes parents, eux, ne s’occupaient guère de la musique. Ils avaient trop de travail avec leurs gamins pour s’intéresser aux Beatles. Mais ça ne les a jamais inquiétés que je me passionne pour la musique. Les gens de Liverpool sont totalement ignorés par le gouvernement. Aucun centime, aucun boulot n’arrive ici. C’est donc normal de perdre son temps. Ici, soit tu deviens criminel, soit tu deviens footballeur, ou bien alors musicien. Moi, j’ai essayé les trois (rires)? Mais j’étais trop paresseux pour progresser au foot. Tout ce que je voulais, c’était ne pas travailler, ne pas finir statique. Je ne supportais pas la discipline. Je n’allais jamais à l’école. Et quand, par hasard, j’y allais, personne ne pouvait savoir que j’étais autre chose qu’un crétin. Je détruisais tout, je passais mon temps à faire l’idiot. Ça m amusait que les professeurs me prennent pour un imbécile. Ça a toujours été plus leur problème que le mien. Moi, je sais que je peux me discipliner si le jeu en vaut la chandelle. Et seule la musique peut en ce moment me tirer du lit. Elle me rend heureux ? ou fou de rage, si le son m échappe. Si je n’arrive pas à en faire ce que je veux, c’est comme si on me jetait des tomates, comme si le son lui-même me crachait dessus. Il n’y a rien de plus frustrant que ces tomates que me balancent les haut-parleurs. Dans ces conditions, je préfère partir en hurlant, en mettant des coups de pied à ce matériel qui m a trahi. Même sur scène, je ne peux pas montrer le vrai visage de ma musique. Parce que ce n’est jamais moi qui contrôle le son. Il y a d’autres doigts sur les touches, que je ne pourrai virer que le jour où nous aurons du succès. Ce jour-là, beaucoup de gens paieront.
Penses-tu vraiment que tes démos ? non-produites, rêches ? pourraient te mener au succès ?
Oui. Je sais qu’elles ne sont pas parfaites mais, de toute façon, je ne suis pas un perfectionniste. Tout ce que je veux, c’est capturer un esprit. Et ça, tu ne peux le faire qu’avec un certain son. Te souviens-tu des premiers disques que tu as achetés ? Moi, je ne les achetais qu’en fonction du son. Je me foutais des chansons, je voulais des guitares sales, du bruit, The Sweet, Gary Glitter (il hurle)?
Pourquoi ne peux-tu pas l’expliquer à un producteur ?
Il ne comprendrait pas, je le sais. Tout ce qui les intéresse, c’est l’argent. Je ne sais même pas à quoi ils servent, c’est l’ingénieur du son qui fait tout le boulot. Eux, ils restent assis et posent des questions débiles’ Heu, peux-tu m’expliquer le son que tu veux ?? Comment expliquer en dix minutes la musique ? Si je commence à leur expliquer ce que je recherche, ils partent en bâillant se chercher une tasse de thé. Je comprends leur utilité avec un groupe sans idées ou avec un groupe qui se cherche. Mais pas avec nous.
N’es-tu pas affolé lorsque tu vois la somme énorme engloutie dans votre album, que vous avez recommencé à zéro deux ou trois fois’
Je trouve ça très inquiétant, bien sûr. Surtout que cet argent a été gâché contre notre gré. Nous, nous voulions tout faire ici, dans notre studio en bois. En quatre pistes, nous avons de bonnes vibrations, de vrais sifflements, le bois tremble. Nous aurions pu faire l’album en une journée. Dans leurs studios modernes, il faut déjà un jour entier pour réfléchir au morceau. Je n’arrive jamais à savoir ce qui se passe autour de moi, tout le monde m ignore, me méprise et je ne comprends rien à leur univers. Je ne sais même pas si eux-mêmes comprennent ce qu’ils font. Ils touchent à tout, mais le pilote ne sait pas ce qui se passe dans son putain d’avion. Il se contente d’imiter ce qu’on lui a appris. Ils veulent transformer ma musique en chiffres avec leurs conneries numériques. Leurs machines, ce sont des os sans chair autour. Moi, je ne veux même pas savoir ce qu’ils mijotent. Mon son, je sais très bien le faire, sans eux.
A Liverpool, vous sentez-vous plus forts, en terre amie ?
Quand nous avons signé notre contrat, nous sommes allés vivre pendant trois mois à Londres. Dans la maison où nous habitions, on ne nous laissait même pas brancher nos guitares. Dès que nous commencions à jouer, les voisins appelaient la police. Tu te rends compte, on ne me laissait même pas jouer ma musique (yeux affolés)? En plus, nous avions perdu toute notre créativité. Nous avions déménagé pour être plus proches du business, pour en faire partie. Mais nous nous sommes vite rendus compte qu’il n’existait pas. Ce n’est qu’une mare, ils sont tous là à patauger, tous perdus à Londres, sans raisons. Et je ne veux pas être vu en leur compagnie : trop de fourbes, de mensonges, de cupidité… Ils ne pensent qu’à leur ambition, se contrefoutent de la créativité. Aucun d’entre eux n’est capable de créer quoi que ce soit ou de reconnaître le talent. Ça finira par leur retomber dessus un jour, car tout le monde serait heureux s’ils signaient de vrais artistes : ils seraient encore plus riches et nous aurions tous le sourire. Nous sommes donc vite remontés à Liverpool. Ici, je peux respirer, je suis près de mes racines. A Londres, je ne les avais pas oubliées, mais elles ne doivent pas être réduites à un souvenir, j’ai besoin de les sentir proches de moi. C’est de ce puits que je tire mes idées, mon inspiration. Bien sûr, les rues et le ciel sont aussi gris qu’ailleurs. Mais tout a un autre parfum. C’est le Nord, c’est ma maison. Ici, je comprends les gens, je sais quand ils mentent, je sais quand ils sont sincères. Je comprends leur langue. Le reste du pays nous montre du doigt, se moque de nous, ne nous prend jamais au sérieux. Nous restons donc entre nous. C’est important pour mon ego, mon équilibre, ma fierté. Liverpool est une ville très cosmopolite, très ouverte aux idées religieuses, politiques, scientifiques’ Ici, les Espagnols se sont mélangés aux Irlandais, les noirs aux jaunes, les Européens aux gitans’ J’appelle la ville la Croix car tout s’y entrecroise. L’humour local vient également de cette ouverture d’esprit. Les gens passent leur vie à se moquer les uns des autres. Ça te force à être en permanence sur tes gardes, à te surveiller. Ailleurs, les gens sont moins sur le qui-vive, ils se laissent aller. Pas ici. Tu ne peux pas, tu dois faire attention, c’est nécessaire à ton équilibre.
N’as-tu jamais ressenti le poids de tes aînés locaux, les Beatles, le Mersey beat ?
Personne ici ne se promène dans les rues en parlant des Beatles. Ça, c’est bon pour les Japonais, les Américains et les Anglais qui viennent ici. La scène de Manchester n’arrête pas de nous montrer du doigt Ah, les Liverpudliens, qu’allez-vous répondre à notre domination ??
C’est eux qui occupent le haut de l’affiche, ils attendent donc notre riposte. Mais ce qu’ils oublient, c’est qu’eux-mêmes ne font que répondre à ce qui s’était passé à Liverpool dans les sixties. Nous avons donc un tour d’avance (rires)? Les Mancuniens, ils acceptent tout le monde dans leur wagon. Alors, bien sûr, ils sont nombreux et ils paraissent invincibles. C’est leur force. Partout ailleurs ? et surtout ici, à Liverpool ?, les groupes se battent, ils veulent jeter les autres du wagon.
Liverpool a beaucoup changé : on rase les quartiers populaires pour en faire des centres commerciaux, on construit des docks pour les touristes. La ville perd-elle son esprit ?
Liverpool devient le plus grand McDonald du pays. On devrait rebaptiser la ville McDonald City, ces fumiers sont partout. Les gens ont perdu l’esprit. A Manchester, il existe aujourd’hui un plus grand sens de la communauté. Mais non, chacun reste dans son petit coin, méprisant son voisin’ I’m allright, Jack, sod off (sourire)? Où sont passés la convivialité, l’esprit de corps ?
Pour beaucoup, Liverpool rime avec drogues, agressivité, violence
C’est notre manière de parler qui donne cette impression. Moi-même, tu peux le remarquer, je m’emporte facilement. C’est ma façon de m’exprimer. C’est nécessaire, car si je ne monopolise pas la conversation, je ne comprends rien à ce que les gens disent (sourire)? Quant aux drogues, je ne vois pas le moindre problème. Il y aurait un problème si elles n’existaient pas. Elles devraient être en vente libre ici, ça éviterait beaucoup de violences et de morts inutiles. A Liverpool, la plupart des crimes sont liés au trafic de la drogue. Moi, je ne peux être heureux que si j’ai fumé un joint. Mais c’est normal que tant de gens prennent des choses plus dures : partout où il y a des gens entassés dans des cités, il y a obligatoirement des drogues. Ce n’est pas l’exclusivité de Liverpool, c’est la même chose à Manchester ou à Londres. On a
tous besoin de drogues pour devenir sociables, que ce soit du thé ou
un joint. Pas le crack ou l’héroïne. Ça, ce sont des drogues totalement insociables. Les smackheads et les crackheads (héroïnomanes et accros au crack) ne parlent qu’à des smackheads ou à des crackheads. Ou à personne.
L’héroïne a fait ici des ravages dans les groupes, Pale Fountains en tête
Michael Head ? Il prenait de l’héroïne ? C’est donc un faible. Moi, j’ai pris de l’héroïne et j’ai arrêté du jour au lendemain. Ce n’est pas la drogue qui est dure ou douce, c’est ta personnalité. On peut toujours arrêter. Tu sais pourquoi j’ai commencé ? Parce que j’étais à une soirée où il ne restait plus un joint. Plus que de l’héro. Je m y suis donc mis, je n’ai même pas été malade Ce n’est pas le mode de vie qui va de pair avec l’héroïne qui m a attiré. Aucun style de vie ne m a jamais fasciné. Je m adapte à une situtation, c’est tout. Je pourrais passer vingt ans en prison, ça ne me détruirait pas. Je serais toujours là, en dessous. J’ai trop de foi pour abandonner. J’ai mon univers, sans noir et sans blanc, sans gauche et sans droite, sans yin et sans yang.
Y a-t-il de la place pour quelqu’un d’autre dans cet univers ?
Ce n’est pas moi qui l’ai créé. On m y a poussé de force. Moi, je veux me mélanger aux gens. Mais je ne les intéresse pas, parce que je ne suis pas célèbre. Personne ne cherche à me connaître. C’était déjà comme ça bien avant le groupe, j’y suis habitué. Je ne pense pas être plus en avance, spirituellement mais’ je me suis autorisé à avancer. Je sais que nous étions des nomades il y a des siècles. Nous plantions du blé, nous le récoltions, nous le replantions… Le problème, ce sont les gouvernements. Sans eux, les gens se débrouilleraient proprement, sans guerres. Mais ils ont trop menti, la société est devenue mauvaise, tuée par l’avidité. Le spectacle continue, les gouvernants dirigent et les humbles les portent, à genoux. Moi, je veux redevenir un nomade, je dois donc vivre en ignorant le reste du monde, je n’ai pas le choix.
Personne ne peut vivre ainsi. Soit tu essayes de changer le monde, soit tu te suicides.
Je ne veux rien changer, les gens finiront par le faire eux-mêmes. Je vois cette ère nouvelle arriver. On a séparé la politique, la religion, la science, la culture. Chacun dans son coin. On a créé de toutes pièces cet équilibre instable, pour mieux gouverner. Mais on va revenir à une pensée plus globale, terminer enfin cette plaisanterie.
J’ai passé des années seul avec ma vieille guitare sèche. Je forçais tout le monde à m écouter. A la fin, des gens ont fini par me rejoindre. Je les entendais jouer, derrière moi. Si je les trouvais bons, ils avaient le droit de rester. Mais je n’ai jamais vraiment cherché de musiciens. La formation s’est passée comme avec des aimants, par attraction de personnalités. La première année ensemble, nous avons donné au moins trois cents concerts. Puis nous avons signé avec une grosse maison de disques, nous avons dû prendre un véritable agent, qui nous négligeait… Fini, les concerts. Je n’ai donc rien appris pendant des années. Tu ne peux pas savoir à quel point cette vie me manque. J’adore ces sensations. Tu excites le public, il t excite, boule de neige C’est une telle décharge électrique, tout s’imbrique, enfin. Je pourrais continuer les concerts jusqu’à l’épuisement, il faut vraiment débrancher mon ampli pour m arrêter. C’est l’énergie blanche, la lumière blanche, une incroyable source d’énergie.
Ressens-tu les mêmes sensations aux concerts d’autres groupes ?
Non, je n’y vais pas. La scène locale ne m a jamais attiré. Echo & The Bunnymen, les Teardrops, ils étaient si moroses, ils copiaient tant les Doors. Je ne veux même pas penser à un bout de chanson qui me plaise chez tous ces groupes. Sur quarante ans de musique, je ne garderai qu’une poignée de héros’ Chuck Berry, Bo Diddley (son premier album seulement), John Lee Hooker, Muddy Waters, les premiers Presley, trois chansons d’Eddie Cochran, Buddy Holly, Bob Dylan,
les Beatles, trois chansons des Kinks, une compilation des Who ? leur problème, c’est le manque de consistance, juste quelques bonnes chansons ?, quelques vieux Stones, Hendrix, les Doors, quelques Simon & Garfunkel, James Brown, les premiers Led Zeppelin, les Sex Pistols et quelques morceaux d’acid-house. Voilà ceux qui sont parvenus à quelque chose. Oh, j’ai oublié Captain Beefheart, quel magicien ! C’est sûrement lui, le meilleur de tous. Il faut rajouter Little Richard, Jerry Lee Lewis, Fats Domino et Roy Orbison (sourire)? Lui, on ne peut pas l’oublier, avec son c’ur et sa grosse guitare espagnole. La musique moderne n’approche pas ces intouchables. Il lui manque l’esprit, le c’ur, la raison, le cerveau, les rythmes, la lévitation. Seul l’acid-house s’approche de l’équilibre parfait entre tout. Nos démos y parviennent. Sur mes cassettes, j’avais tout apprivoisé : le rythme, la mélodie, le son. Je voudrais tellement être jugé sur ces morceaux que personne ne peut entendre. Dis à tes lecteurs de ne pas acheter notre album, cette pourriture technologique. Ils seront déçus, ils me prendront pour un médiocre. Ecoute le son que Shel Talmy avait fait pour les premiers singles des Kinks. Et pour le I can’t explain des Who. Un son américain magnifique. Ecoute le son de Beggars Banquet des Stones. Voilà les producteurs qu’il nous faudrait ! Mais ils sont trop vieux, ils ne comprendraient pas les studios modernes. George Martin a voulu suivre la technologie et qu’a-t-il fait depuis les Beatles ? Absolument rien.
Grosso modo, tout semble s’arrêter, pour toi, à la fin des sixties. Qu’est-ce qui faisait la magie de ces années ?
La plupart des bonnes chansons ont été écrites à cette époque. Et mes oreilles ne supportent que les bonnes chansons. Je trouve d’ailleurs plus de c’ur dans les années 50. James Brown, cinq ans avant Elvis, était déjà sublime, funky, groovy (il chante)? Les sixties, ce n’est que du rhythm’n’blues, tout est volé aux fifties. Mais ce rythme, c’est finalement le jazz. Les gens nous traitent de revivalists. Est-ce qu’on traite les chrétiens et les musulmans de revivalists ? Moi, je ne m intéresse qu’à la vraie matière, là où est l’âme.
Tu as l’air très conscient de l’héritage musical. Peux-tu écrire sans être impressionné ?
Quand j’ai commencé à écrire, je ne connaissais pas la moitié de ces noms. Mais je me suis rendu compte que je marchais sur le même sentier qu’eux dès que j’ai entendu leurs disques. Leur recette, elle marchera toujours. C’est ainsi depuis quarante ans. Nous en sommes les héritiers, voilà pourquoi nous nous en sortirons toujours. Nous écrivons sans nous forcer, je n’ai jamais eu à me concentrer pour trouver un morceau. Tout vient à la fois : les mots, la musique, la mélodie Je me souviens de Son of a gun. Je me suis réveillé avec une mélodie en tête. J’ai fini la chanson avant même d’être habillé. Le temps d’enfiler mon caleçon, j’avais un morceau de prêt (sourire)? Même les paroles. Je me suis dépêché de les écrire pour ne pas les oublier. C’était comme photocopier quelque chose qui traînait dans ma tête. Je ne sais pas d’où ça provient, mon cerveau doit fonctionner comme un mixeur. Il emmagasine, malaxe et restitue ce que j’entends ou vais entendre. C’est une mémoire qui fonctionne aussi bien avec le passé qu’avec le futur. Souvent, je suis incapable de savoir d’où viennent ces chansons, je suis certain de ne jamais les avoir entendues auparavant.
Te souviens-tu du jour où tu as trouvé la mélodie de There she goes ?
Attends, reste là, je vais te montrer (il empoigne une vieille guitare sèche)? Je jouais avec les cordes et j’ai trouvé les accords par hasard
(il joue)? Je ne comprends pas que les gens soient étonnés, il n’y a rien de plus simple que cette mélodie (il n’arrête pas de jouer la mélodie)? Je dois avoir une antenne dans mon cerveau qui reçoit toutes les vibrations. Les mots viennent automatiquement. Toutes les chansons que je garde me sont révélées ainsi, d’un bloc.
Melody always finds me , chantes-tu sur Timeless melody. Est-ce vraiment si facile ?
Oui. Demande à mon manager. J’ai écrit Timeless melody alors qu’on discutait. Soudain, l’idée m’est venue et tout le morceau a été fini en quelques instants. Heureusement que j’avais une guitare sous la main. Je ne comprenais pas ce qui m arrivait, c’était très bizarre, l’impression de décoller. Ça a commencé par un grand frisson dans le dos… Et après ça, tu ne peux pas imaginer comme ça a été facile. N’importe qui pourrait le faire. Le problème, c’est que tout le monde gâche son temps à faire autre chose. Moi, j’attends en permanence. Si bien que lorsque l’inspiration arrive, je peux me consacrer entièrement à elle. Le seul don que j’ai, c’est d’avoir su attendre, d’être libre quand il fallait l’être. Il suffit de se relaxer, l’inspiration vient toujours. Et le seul moyen de parvenir à cette relaxation est de ne rien faire, si bien que l’esprit est totalement vide, prêt à recevoir.
Les gens du Nord sont connus pour leur attachement à des valeurs. Quelles sont les tiennes ?
Je crois à une certaine morale, à des racines. Les gens s’occupent trop des prix. Je m attache plus à la valeur qu’au prix. Voilà pourquoi je hais la société. Les prix nous ont transformés en robots. Je sais que ce n’est pas une opinion nouvelle, mais elle me rend malade. Tout le monde ment, pour bien tenir son rôle, pour que sa tête ne dépasse pas dans l’armée des robots. Alors, bien sûr, on nous accuse d’être violents. Mais je suis juste comme un cerf qui défend son territoire. Je ne tends pas le poing, mais je me sens attaqué quand on prend les La s pour un groupe léger et qu’on oublie notre âme, le côté organique et vrai de nos chansons. Il faut donc se défendre. Qu’on nous laisse nous occuper de nous-mêmes, nous aurons alors tant de bonnes choses à offrir au monde S’il peut encore attendre.
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