Un livre et des concerts à la Bourse de Commerce à Paris remettent la lumière sur le compositeur Julius Eastman, compositeur noir et figure queer de la scène new-yorkaise des années 1970 et 1980, longtemps oublié et désormais quasi incontournable. Portrait d’une renaissance.
Chez les amateurs et amatrices de musiques, la stupeur date de l’année 2016 : 16 ans après la mort du compositeur Julius Eastman, le label suédois Frozen Reeds édite un CD qui comprend une seule pièce, une œuvre de plus d’une heure enregistrée à Albany, dans l’état de New York en 1974. Cet enregistrement en concert est ainsi le premier à avoir traversé les années, sortir de l’obscurité, voire de la clandestinité, et toucher un public autrement plus important que celui qui avait eu accès aux précédentes, et rares, éditions du compositeur Julius Eastman.
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Esthétiquement, l’œuvre se range très spontanément du côté des autres enregistrements de la musique savante de l’époque, venue de NYC et apparentés à un mouvement minimaliste. Celui-ci, construit autour de quatre figures principales, La Monte Young, Steve Reich, Philip Glass et Terry Riley, n’avait guère laissé de place aux autres personnalités. Avec l’émergence de la culture rock indie dans les années 1990, les fanzines se sont mis à explorer les franges du minimalisme, mettant en avant des figures devenues importantes comme Charlemagne Palestine ou Tony Conrad, et quelques autres – pour la plupart des compositeurs masculins, blancs, dont les œuvres n’affirmaient ni l’identité, ni la religion, et encore moins l’appartenance communautaire ou la sexualité et le genre.
En 2016, donc, l’apparition dans cette historiographie du minimalisme de Julius Eastman introduit avec elle des questions et des interrogations sur ces zones manquantes et sur l’absence notoire de positions politiques, au sens large, du minimalisme, et partant de la musique contemporaine en général. Le titre de l’œuvre, déjà, exprime le trouble dans le genre qu’Eastman porte : Femenine. Les notes de pochette du disque expliquent que le groupe qui joue est dirigé par Eastman, au piano, et que le compositeur porte une robe tout au long de la performance. Celle-ci est tenue par la cadence robotique de ce qui doit être une boîte à rythmes primitive, évoquant la façon dont Steve Reich et Philip Glass tenaient le rythme avec des shakers tandis que les orgues électriques égrenaient leurs motifs répétitifs. Eastman place une machine en lieu des gestes humains et semble retirer quelque chose de la virilité ou de la puissance du geste affirmées dans les performances des autres compositeurs du minimalisme d’alors.
Deux ans plus tard, l’édition en vinyle de plusieurs pièces éditées en CD en 2005, passées un peu inaperçues alors, amplifie l’aura d’Eastman. En deux vinyles, le label italien Blume souligne fortement ce qu’Eastman faisait dans ses compositions : du minimalisme mais aussi de la prise de position, de l’affirmation de soi, directe et supposée provoquer une réaction chez celles et ceux qui, déjà, entendent le titre des œuvres : Crazy Nigger, Gay Nigger, Gay Guerilla.
Un mélange équilibriste
La sortie des vinyles se fait au moment où d’autres compositeur·trices contemporain·es et expérimentaux·ales des années 1960 aux années 1980 sortent de l’ombre et sont réédités par des labels américains comme Superior Viaduct ou européens comme Blume. On songe ainsi à la ressortie de pièces importantes de gens comme Annea Lockwood, Alvin Curran ou Remko Scha. D’un coup, Eastman devient un élément important dans un continuum musical qui va au-delà du minimalisme, il devient partie prenante d’un mouvement de redécouverte de la musique expérimentale, allant au-delà des artistes qui, jusque-là, avaient squatté les représentations et contribué à l’institutionnalisation du minimalisme. Surtout, les œuvres font ressurgir un sens très contrasté de l’esthétique : Eastman joue, au piano, dans un mélange équilibriste entre la tension, la colère et la mélancolie pure. Il semble jouer sa condition même d’homme noir, gay, dans une Amérique qui l’ignore.
La radicalité de son geste est d’autant plus forte qu’il joue dans des mouvements dont l’énergie triste contraste fortement avec ce qui se faisait dans le même genre au même moment, dans le début des années 1970. Les grandes œuvres minimalistes, notamment au piano, enregistrées alors (Strumming Music par exemple de Charlemagne Palestine ou Six Pianos de Steve Reich), cherchent l’hypnose de la performance, le déphasage des pianos joués ensemble ou encore la sculpture sonore, à partir de la vitesse des notes répétées. Eastman semble ailleurs, il ne chasse pas tant les notes et les motifs que les soubresauts sociaux et la façon dont la vie semble l’affecter, la façon aussi dont il peut interagir avec elle.
Compositeur et homeless
Mais qui est exactement Julius Eastman ? Une nouvelle maison d’édition française vient de sortir la traduction d’un livre américain qui lui est consacré et dans lequel plusieurs textes tentent de saisir tout à la fois sa biographie et sa portée. Né en 1940, parti en 1990, Julius Eastman est très actif dans les années 1960 et 1970, lorsqu’il compose, est sollicité pour jouer auprès d’autres (Pierre Boulez l’emploie), se retrouve affilié à une université, conçoit ses œuvres comme autant de performances et sa vie, ses actes, comme autant de gestes destinés à provoquer, faire bouger la pensée de ceux qui le regardent et l’écoutent. Sa vie, rétrospectivement, tourne autour d’un moment flagrant de violence, physique et symbolique, lorsqu’il se fait expulser de chez lui, après plusieurs mois de loyers impayés. Nous sommes au début des années 1980 et jusqu’à sa mort, il courra les abris, les nuits sans toit, la vie de sans-domicile, les appartements d’ami·es… Dans le New York des années 1980, Julius Eastman est un homeless dont la vie passe par des addictions aux psychotropes, la maladie et l’effacement progressif de son existence. Un effacement qui passe par la perte de tout ce qui se trouvait dans son domicile perdu : des documents et des compositions, toute son œuvre semble disparaître là, lorsque la police s’en saisit au moment de le mettre dehors. Lui-même, dans ses dernières années, fera mine de ne pas vouloir retrouver quoi que ce soit, de ne rien chercher à reconstituer, alors même que l’œuvre n’est pas entièrement perdue : une partie des affaires et des documents de Julius Eastman sont dans un garde-meuble mais dans lequel il ne se rend plus et il existe un fond d’enregistrements conservé dans l’université de Buffalo.
Les retrouvailles de l’époque avec Julius Eastman ne se font pas seules. Elles participent d’un mouvement plus vaste qui a vu la réévaluation de personnalités longtemps oubliées, et qui n’ont souvent pas eu accès à l’édition discographique, mais qui ont tout de même beaucoup composé. On songe ainsi à Éliane Radigue, dont l’œuvre immense dont les débuts remontent aux années 1960 a été réellement découverte récemment, dans les années 2000, à la fois via des éditions en disques et des séries de concerts, notamment dans des institutions. Il y a aussi eu la découverte de Maryanne Amacher, compositrice américaine qui a peu publié de son vivant, mais dont la musique est fort documentée notamment grâce à un livre édité par la maison Blank Forms, et la sortie en vinyle de plusieurs bandes et enregistrements d’époque. Sans oublier que depuis une vingtaine d’années, le travail fait autour d’une autre figure de New York des mêmes années, Arthur Russell, a permis de regarder cette époque et ses acteur·trices d’une manière plus précise. Autour de ce compositeur blanc, gay, gravitant autour de plusieurs genres (il passait du minimalisme à la disco et à la pop expérimentale en un clin d’œil), plusieurs personnalités ont été redécouvertes qui travaillaient avec lui, dont Eastman, qui a participé à certaines de ses œuvres en tant qu’interprète. Tous ont bénéficié de l’aura renouvelée de Russell : qui étaient-ils donc ces musiciens et musiciennes qui vivaient dans le NYC de ces années-là, lorsque la ville était encore quasiment en faillite, terre de refuge des parias et des artistes sans le sou plutôt que des nantis, des bobos ou des marques pour riches ? Longtemps, de cette époque, on n’aura retenu qu’une poignée de groupes, à l’ombre de Sonic Youth et de la compilation No New York, cristallisant le son de la no-wave. La vérité est autrement plus riche et dense, et Julius Eastman, Arthur Russell, Maryanne Amacher et quelques autres contribuent à une nouvelle cartographie mentale de ces années-là.
C’est le travail de Mary Jane Leach, compositrice et autrice, qui a contribué à faire connaître l’immensité du travail d’Eastman et fournir le récit de sa vie : les Éditions 1989, tout juste constituées, viennent de publier en traduction française le livre de Mary Jane Leach et Renée Levine Packer intitulé Gay Guerrilla et consacré à la fois à la biographie d’Eastman et à des textes à propos de son travail permettant de mettre en perspective sa présence artistique dans le New York des années 1970 et 1980, puis au-delà, après son décès. Le livre est préfacé par le musicien Devonté Hynes, qui s’est fait le champion de l’œuvre d’Eastman : les 29 et 30 mars 2022, il devait en interpréter certaines sur l’invitation de la Bourse de Commerce à Paris, en écho à la sortie du livre. Hynes écrit sans ambiguïté : “Il est pour moi l’artiste le plus inspirant. Bien sûr, comme pour tous les artistes noirs, quelle que soit l’importance de la reconnaissance qu’ils reçoivent, elle ne correspondra jamais à celle de leurs collègues blancs. La société refuse de payer son dû aux artistes noirs (encore moins aux hommes non-hétérosexuels) tant qu’ils existent et continue de piller leurs terres jusqu’à ce qu’elles soient dévastées et mise à nu ; ce n’est qu’alors qu’ils seront hissés vers le haut, pour que tout le monde puisse les voir”. Lui-même artiste noir, Devonté Hynes analyse ce dont il peut témoigner. Sans doute témoignera-t-il aussi de l’engouement dont bénéficie désormais Eastman, tout à la fois par la force sociale et politique de ses propositions que par leur beauté intrinsèque, reflet inexpugnable de la tension et de la douceur qui semblaient l’animer tout en même temps.
Gay Guerrilla, l’histoire de Julius Eastman, par Renée Levine Packer et Mary Jane Leach.
Concerts de Devonté Hynes à la Bourse de Commerce, les 29 et 30 mars 2022.
Femenine par Julius Eastman disponible sur le bandcamp du label Frozen Reeds
Liste des œuvres de Julius Eastman recensées à l’université de Buffalo
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