Déambulation subjective dans le quartier qui fut le bouillonnant épicentre du Swinging London.
A peine installés dans le très cosy et très chic Townhouse de Dean Street, Etienne Daho nous invite à admirer la tapisserie des lieux, représentant un assortiment de feuilles automnales assez peu original. Face à notre réaction poliment enthousiaste, et riant déjà sous cape en guettant l’effet à retardement, il nous demande d’y regarder de plus près.
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Fuckin’ God ! Les feuilles mortes révèlent en réalité un composite de bites turgescentes, de chattes ouvertes et de culs rebondis, indétectables pour les rombières à vue basse qui se pressent dans les fauteuils à l’heure du thé. L’esprit diabolique de Soho, pour peu qu’il existe encore, se niche sans doute dans les détails de ces murs en trompe l’œil qui font discrètement la nique au puritanisme anglais en même temps qu’ils amusent les habitués du quartier et les Sohemians d’adoption, dont le chanteur frenchy fait partie.
Revivre le Soho fascinant d’autres temps
Etienne est souvent venu se ressourcer à Londres, parfois dans des moments heureux, d’autres fois pour fuir Paris et ses rumeurs malveillantes, comme dans les années 90, lorsqu’on le disait mourant (voire carrément mort) du sida. A chaque fois, son GPS personnel, constitué des souvenirs de disques, de concerts, de fêtes vécues ou fantasmées, de livres ou de scènes de films, le conduisait à l’aveugle dans Soho.
Il s’est également produit officiellement en 1989 au Marquee, la salle de concerts mythique du quartier, dont les trois adresses successives, comme nous le verrons plus loin, n’abritent aujourd’hui plus rien de rock’n’roll. Sans trop s’émouvoir que tant de vestiges n’aient même pas droit à une plaque commémorative,
Etienne Daho a voulu nous faire revivre le Soho qui le fascine, celui dont les artères irriguent le cœur même de la pop culture, celui aussi qui remonte encore plus loin dans l’histoire du siècle, quand le quartier offrait à l’honnête homme tous les plaisirs capables de lui faire oublier sa condition de mortel.
Le centre de tout, l’œil du cyclone
Des femmes (ou des hommes, ou des travestis), de la musique, de la drogue, de la peinture, de l’alcool ainsi que la compagnie des artistes et des bandits, parfois sans que rien ne les distingue. Soho, pour les Londoniens et les étrangers de passage, pour tous ceux qui cherchaient à se sentir vivant, c’était le centre de tout, l’œil du cyclone, le reste de Londres et peut-être du monde ressemblant en comparaison à une vaste banlieue ennuyeuse.
Une enclave de la débauche
Contrairement à son homonyme de Manhattan (SoHo, pour South Houston), Soho n’indique pas une direction mais tire son nom d’un cri de chasse hérité du Moyen Age, quand l’endroit était encore un village, avant que la Couronne d’Angleterre n’investisse dans ces terres rurales et frustes.
Après le grand incendie de 1666, la ville gagne du terrain sur les zones cultivables, mais l’endroit ne possède pas assez d’atouts pour la noblesse, qui lui préfère les districts voisins et laisse ainsi Westminster aux moins nantis et à des vagues successives de migrants. Les huguenots français ouvrent ainsi la voie à un afflux massif en provenance de toute l’Europe, puis plus tard de l’Asie pour la constitution du Chinatown de Londres, qui occupe encore aujourd’hui la partie sud de Soho.
Les premiers bordels, ouverts à la fin du XVIIIe siècle, nourrissent par ailleurs sa réputation d’enclave de la débauche, grâce à un maillage urbain très serré, particulièrement propice aux lieux de vices cachés, à l’encanaillement discret mais aussi à la criminalité furtive et aux trafics borgnes.
Une énergie particulière demeurée intacte
Délimité au nord et à l’ouest par les avenues marchandes Oxford Street et Regent Street, au sud et à l’est par les théâtres et les librairies de Charing Cross Road et Piccadilly Circus, Soho offre lorsqu’on s’y engouffre une autre vision, plus trouble, de la consommation et du spectacle. Aujourd’hui, comme dans toutes les grandes capitales, le quartier n’échappe pas à l’uniformisation des commerces de fringues et de bouffe, comme il n’a pu freiner la disparition progressive des lieux culturels alternatifs et des échoppes spécialisées.
On y trouve pourtant toujours certains des meilleurs disquaires du royaume, coagulés le long de Berwick Street (Sister Ray, Reckless) ou dans les rues adjacentes (Sounds of the Universe, la boutique du label Soul Jazz), où Daho fera l’acquisition d’un livre sur les Stooges et d’un vinyle de Foxygen.
La visite fantôme d’un monde englouti
Il reste aussi quantité de sex-shops, de lieux de rencontres homos, de cabarets d’époque ou reconstitués pour les besoins du voyeurisme touristique. Il y a aussi une énergie particulière à ces lieux qui demeure intacte, surtout aux abords des pubs, immuables sanctuaires qui dégorgent chaque soir des grappes de clients à la sortie du travail ou en partance pour la bamboche.
Pour le reste, la balade ressemblera à la visite fantôme d’un monde englouti, où résonneront les souvenirs dissonants du jazz de l’après-guerre, du skiffle, du British blues boom, du Swinging London, du psychédélisme, du punk ou même des années indie-pop.
Sur les traces mythiques du Regent Sounds Studio
Où il sera question aussi de Francis Bacon (véritable obsession de Daho), de Marianne Faithfull, du sublime Deep End de Jerzy Skolimowski, des Stinky Toys ou de la pochette de Ziggy Stardust. Où l’on constatera que dans l’univers culturel de Daho, il existe des ramifications logiques, des raccourcis épatants et des galeries souterraines qui correspondent entre elles avec une rare finesse.
Ainsi, lorsqu’on démarre le parcours, qu’il a soigneusement préparé, par Denmark Street, surnommée dans les années 50-60 la “British Pan Alley” (en référence à la Tin Pan Alley de New York), car elle abritait la plupart des éditeurs, Daho évoque David Whitaker. Le grand arrangeur anglais des sixties mort en janvier 2012, qui orchestra certains titres de Eden et L’Invitation, fut le premier à l’entraîner au n° 4, sur les traces mythiques du Regent Sounds Studio.
Aujourd’hui, l’endroit est reconverti en magasin de guitares (un moindre mal) mais on distingue encore la place de la cabine, ainsi que le parquet resté d’époque. Cet exigu studio de maquettes, où fut tout de même enregistré le premier album des Stones en 1964, a vu passer les silhouettes des Kinks, des Who ou des Yardbirds, parmi tant d’autres, et c’est également là que Nico grava son premier single, I’m Not Sayin’, avant de traverser l’Atlantique pour se joindre au Velvet.
Le Marquee est reconverti aujourd’hui en salle de jeux vidéo
Quelques mètres suffisent à faire un pas de géant dans l’histoire du rock, puisqu’au n° 6 se trouvait un autre studio de répétitions, acheté par Malcolm McLaren, où les Sex Pistols crachèrent les premières demos qui allaient foutre le feu au Royaume. Quelques années plus tard, en 1980, c’est un type qui s’était fait virer d’un club qui provoquera pour de bon un incendie dans la rue, faisant quarante victimes.
Au n° 9, le Giaconda Café a survécu aux flammes et fut longtemps un lieu prisé des musiciens qui jouaient au Marquee, de Marc Bolan à Eric Clapton, en passant par Bowie. C’est d’ailleurs juste à côté, au Central Sound Studio, que Bowie rencontra Vince Taylor, dont il allait s’inspirer pour créer le personnage de Ziggy Stardust.
Les vestiges du club folk Les Cousins
On bifurque sur Charing Cross Road et on tombe au n° 109 sur l’ancien bâtiment (en rénovation) du St. Martins College of Art and Design, où McLaren fut étudiant et où les Pistols donnèrent leur premier concert, en 1975. Un peu plus loin, la dernière adresse du Marquee, celui ouvert en 1988 (où Daho joua), reconverti aujourd’hui en salle de jeux vidéo.
Le temps de traverser Greek Street et de retrouver les vestiges du club folk Les Cousins (baptisé ainsi d’après le film de Chabrol), connu pour avoir entendu résonner les guitares de Bert Jansch, Donovan ou encore du “cousin” américain Paul Simon, on s’engouffre dans l’étroite St. Anne’s Court, probablement l’un des lieux de Soho les plus chers au cœur romantique de notre guide d’un jour.
Avec Lou Reed, le temps de Transformer
Au n° 17, une plaque au design hi-tech indique que les fameux studios Trident existent toujours, même si leur activité semble réduite à la production de musique au mètre, quand jadis elle était vouée entièrement au sur-mesure. On ne compte plus les enregistrements historiques sortis de ces entrailles, souvent manipulées par les doigts experts de l’ingénieur Ken Scott.
Les Beatles, notamment McCartney, enregistrèrent certains morceaux du Double Blanc lorsque l’atmosphère d’Abbey Road devenait trop irrespirable. Le piano au son unique ainsi que les premiers effets Dolby encouragèrent aussi la naissance de Hey Jude, ainsi que celle des plus épiques compositions de Bowie (Life on Mars, Changes), lequel Bowie résida dans les murs jusqu’à Ziggy, entraînant avec lui Lou Reed le temps d’un Transformer particulièrement raccord avec l’ambiance de Soho. Sur le trottoir opposé, les Beatles avaient déjà laissé quelques souvenirs, notamment celui de leur premier concert à Londres en 1961, au Blue Gardenia, avec Pete Best à la batterie.
Mais St. Anne’s Court, pour Daho, c’est aussi le carrefour d’une rencontre qui nourrit sa mythologie personnelle. Lorsqu’elle vivait dans la rue, au début des années 70, Marianne Faithfull avait pour habitude de se calfeutrer dans un trou provoqué par une bombe de la Seconde Guerre mondiale.
C’est ici que, parfois, Francis Bacon et sa muse excentrique, Henrietta Moraes, venaient recueillir l’ex-Cendrillon du Swinging London pour l’amener manger et se réchauffer, notamment au Colony Room Club, au n° 41 de Dean Street, le point de ralliement des Sohemians les plus flamboyants. Pendant soixante ans, de 1948 jusqu’à sa fermeture en 2008, le Colony a vu passer plus d’artistes de renom que n’importe quelle galerie.
Un repaire de l’intelligentsia gay
Bacon était présent à l’ouverture et la tenancière, Muriel Belcher, qui avait obtenu une licence pour servir de l’alcool jusqu’à 23 heures (au lieu de 14 h 30 pour les établissements publics), mandata le peintre, en échange de boissons gratuites, pour attirer ses semblables ainsi qu’une clientèle de noceurs huppés.
De Lucian Freud à John Deakin en passant (plus tard) par William Burroughs, Samuel Beckett, Peter O’Toole, Dylan Thomas ou encore John Lydon, Damien Hirst et Kate Moss, cet endroit couvert de tableaux fut non seulement le repaire de l’intelligentsia gay mais aussi un salon mondain où les frontières entre les échanges artistiques et charnels étaient des plus ténues. Transformé en appartements, avec un restaurant chinois sur le pas de porte, le Colony pourrait renaître, dit-on, quelque part dans Soho. Mais Etienne y croit autant qu’à la résurrection du Christ.
Un peu plus bas dans Dean Street, au n° 49, The French House est en revanche toujours vaillant. Tenu à l’origine par un certain Gaston, ce lieu de réunion des Français de Londres accueillit le plus célèbre d’entre eux, le général de Gaulle qui, selon la légende, rédigea sur l’une des tables de l’étage son appel du 18 juin.
La même faune qu’au Colony Club (Bacon et son jeune amant George Dyer, Lucian Freud, Dylan Thomas) se mêlait à la clientèle des Français célèbres au nom de l’Entente Cordiale, ce dont témoignent encore des centaines de photos qui recouvrent les murs de cet endroit résistant.
Aux sources du British blues boom
La bière (que nous offre au passage l’actuelle patronne, Lesley Lewis) étant ici servie dans des proportions françaises (en demis), il arrive que certains week-ends, Suggs, le chanteur de Madness, passe derrière le bar pour rappeler la grandeur britannique en la matière, et dégaine des pintes de la taille d’un avant-bras.
Un petit détour par Frith Street s’impose pour admirer l’un des seuls clubs de l’époque encore en activité, le Ronnie Scott, désormais exclusivement jazz, comme à ses débuts, lorsqu’il se situait plus au sud sur Gerrard Street. Installé ici depuis 1965, le club du saxophoniste Ronnie Scott (qui joua notamment sur Lady Madonna des Beatles) a suivi le courant du British blues boom et connu quelques moments mythiques, comme la performance en intégralité de Tommy, des Who, donnée pour la presse en mai 1969.
Et surtout celle de Hendrix, le 16 septembre de l’année suivante, où le guitariste interpréta une dernière fois le Mother Earth de Memphis Slim avec Eric Burdon et son groupe War, avant de débrancher son jack pour toujours deux jours plus tard.
Des milliers de secousses électriques
Pendant que l’on remonte Wardour Street à la recherche de la plus célèbre des adresses du Marquee Club, Etienne évoque les frasques du producteur Joe Meek, le cinglé (et génial) dynamiteur de sons des sixties, récemment célébré par le biopic Telstar, du nom de son plus gros hit avec les Tornados. Meek, avant d’assassiner sa logeuse et de se suicider en 1967, hantait les ruelles de Soho à la recherche de chair masculine et de sensations sauvages dont il reproduisait les secousses sur bandes magnétiques.
Des secousses électriques, le 90 Wardour Street en a connu des milliers pendant près d’un quart de siècle, après le déménagement du Marquee d’Oxford Street (aujourd’hui l’emplacement d’une banque) au cœur de Soho. Ne reste qu’une plaque, dédiée à Keith Moon, mais il faudrait recouvrir toute la façade de cet immeuble reconverti en appartements pour célébrer tous ceux qui ont fait trembler ces murs, de Pink Floyd aux Who jusqu’à The Cure ou Joy Division. Bref, tout le monde ou presque, en dehors des Beatles et des Stones, qui jouèrent toutefois leur premier concert au précédent Marquee, en 1962.
On n’aura pas le temps de faire toute la tournée des anciennes salles (le Bag O’Nails, le Flamingo Club…) mais on ne peut manquer une virée au 100 Club, sur Oxford Street, où se déroula les 20 et 21 septembre 1976 le premier festival punk, à l’initiative de Malcolm McLaren, avec une affiche de feu (Pistols, Clash, Damned, Buzzcocks…) et comme cerise frenchy sur le gâteau, les Stinky Toys, dont la chanteuse Elli Medeiros fit au passage la couverture du Melody Maker. Un numéro que Daho se procura à l’époque, découvrant le groupe qu’il allait bientôt inviter à Rennes pour un concert à l’issue duquel il formulera son désir de devenir chanteur.
Revues de charme et vieux cabarets burlesques
Le temps de s’engouffrer à nouveau dans les rues moins touristiques, on passe à travers l’artère en forme d’entonnoir au bout de Berwick Street, Walker’s Court, celle des sex-shops où fut tournée l’une des scènes les plus belles de Deep End.
A l’angle avec Brewer Street, on admire sur le trottoir opposé la façade défraîchie du Raymond Revue Bar, le premier club de strip londonien, ouvert en 1958 par Paul Raymond. Un natif de Liverpool qui allait faire fortune avec des revues de charme (Men Only, Mayfair) et dont un biopic, A Very Englishman, vient de sortir sur les écrans, tourné par Michael Winterbottom avec Steve Coogan dans le rôle du pornographe qui termine sa vie au Ritz.
Carnaby Street, jadis le plus célèbre catwalk du monde
A côté de Raymond, on trouve la non moins célèbre Madame Jojo’s, l’un des plus vieux cabarets burlesques de Soho, qui fut un temps investi par les branchés et où Bob Stanley, de Saint Etienne (tiens, tiens…), fit vibrer les platines avec les trésors de son insondable discothèque. On achèvera la balade par ce que Soho possède de plus triste, après un petit pèlerinage par Heddon Street pour constater que de la photo de pochette de Ziggy Stardust, il ne reste qu’une plaque et que l’endroit est méconnaissable.
Mais la vraie tristesse, c’est celle qui nous étreint en remontant Carnaby Street, jadis le plus célèbre catwalk du monde pour les “dedicated followers of fashion” que chantaient les Kinks, les mods les plus smarts et les dandys en chemises Paisley. De cette légende, il ne reste qu’une boutique Lambretta, un magasin Ben Sherman qui tente de s’octroyer le mythe mod avec des fripes sans charme, et de trop nombreuses licences de coffee-shops et de prêt-à-porter globalisé.
Sur l’affiche de son concert au Marquee, en 1989, Etienne Daho était présenté ainsi : “The biggest name in french pop music today”. Comme quoi, et c’est heureux, il y a des choses qui demeurent inchangées.
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