[25 ans d’Inrockuptibles hebdo] En 2002, les Libertines signent un premier album mal peigné et intense : Up the Bracket. Révélation pop anglaise de l’année, le groupe s’inscrit dans la lignée de glorieux aînés, des Kinks aux Smiths. Rencontre en novembre pour leur participation au Festival des Inrocks.
On pourra reprocher beaucoup de choses aux Libertines, mais sûrement pas d’avoir omis d’annoncer clairement la couleur. Avec What a Waster, premier single laconique et abrasif (trois titres, sept minutes, le bon timing punk), ils sont parvenus à taper dans l’œil des médias tout en pénétrant avec fracas dans celui du cyclone, entraînés à 200 à l’heure dans une spirale qui n’a pas cessé depuis de s’emballer.
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On a connu des trajectoires qui, entamées par le même genre d’incipit, ne sont jamais devenues des carrières mais ont immédiatement tourné champ de ruines. D’ailleurs, l’un des groupes auxquels les Libertines aiment à se référer n’est autre que les La’s, ce qui est bon esprit mais pas forcément bon signe. Aussi, en même temps qu’un faire-part de baptême, tout article relatant les périlleux exploits du nouveau quatuor qui amuse l’Angleterre peut aussi bien faire office d’acte de décès prémonitoire. Au rythme auquel il est lancé, et s’il ne trouve pas la manip pour décélérer un peu dans les virages, ce groupe ne passera pas l’hiver, soyons prévenus.
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Leur récente tournée anglaise fut relatée dans les gazettes comme l’une des plus grandes parties de débauche enregistrées depuis les Happy Mondays, les deux meneurs du groupe ayant selon la rumeur claqué pas moins de 10 000 £ en boissons, drogues et gâteries diverses, priant au passage leur tour manager de déguerpir en raison de ses manières trop strictes.
Carl Barât et Pete Doherty, tous deux songwriters, guitaristes et chanteurs, appartiennent à cette grande lignée anglaise des leaderships à deux têtes (brûlées) et, même si le lien du sang leur fait défaut, ils rappellent assez précisément certaines fratries explosives, des Davies aux Gallagher.
Frères de sang
Ils se sont connus à Liverpool, où chacun était en transit, au cours de l’année 1997. “Nous sommes devenus amis mais il n’était pas encore question de musique. On cherchait juste un bon moyen de se faire du fric rapidement. On a pensé se mettre à la colle avec une vieille rentière, mais comme on n’a rien trouvé dans le genre, on a monté un groupe.” Installés à Londres, ils recrutent un bassiste, John Hassall, et débauchent un batteur de session, Gary Powell, qui tourne alors avec le plus gros ringard du reggae, Eddy Grant.
Moins de cinq ans plus tard, leur premier single tout juste sorti des presses, les Libertines décrochent la (l)une du NME et se voient affublés d’un ordre de mission quasi guerrier : incarner “la réponse britannique aux Strokes”. L’Union Jack est de sortie, l’éternelle rivalité Londres/New York une fois de plus rallumée. Observé à distance, tout cela apparaît un peu misérable, d’autant que les Libertines n’ont pas grand-chose en commun avec les Strokes, hormis quelques similitudes morphologiques – le visage mafflu de Pete rappelant vaguement Julian Casablancas. Ils n’ont pas fréquenté les écoles suisses, ne parlent pas six langues (à peine un anglais hachuré dont une syllabe sur deux reste collée au palais) et leurs chansons ont l’air de sortir plus volontiers d’une cave miteuse que d’un observatoire des tendances. Enfin, aucune fixette Velvet chez eux, hormis dans l’avant-bras.
Des classiques instantanés
Musicalement, les Libertines sont un bon condensé express de quelques grandes fiertés anglaises des quarante dernières années. A l’écoute d’Up the Bracket, leur premier album, un quarté d’influences occupe l’esprit sans qu’on cherche nécessairement à l’oublier : les Kinks, les Clash, les Jam et les Smiths, soit quatre des points cardinaux les plus emblématiques de leurs époques respectives. Carl et Pete acceptent volontiers les noms qu’on leur jette en pâture, mais répliquent par un carré d’as moins attendu : Jackie Wilson, les Doors, Billie Holiday, Django Reinhardt. Tout en imitant en chœur la guitare manouche, les deux farceurs rêvent à haute voix les Libertines comme une rencontre fusionnelle entre “Django et les Stooges”.
En attendant, leur album vite usiné en deux semaines dans les conditions du live ressemble à un brouillon enthousiasmant de chefs-d’œuvre qui restent à écrire. Mais un single comme Up the Bracket, avec son irrésistible mélodie à étages, ou encore le survitaminé Horrorshow et le très smithien Time for Heroes sonnent déjà comme des classiques, ici et maintenant.
Si les Libertines s’étaient montrés moins branleurs pendant la confection d’Up the Bracket, les petites faiblesses de l’album auraient été exfoliées à l’enregistrement. Seulement, le groupe ne supporte pas l’idée qu’une autorité extérieure vienne peser sur ses décisions : “Si on s’est appelés les Libertines, un mot appris chez le marquis de Sade, c’est parce que nous voulons que ce groupe ne se limite pas à nous mais qu’il englobe tous les gens qui nous entourent, ce qui fait une soixantaine de personnes. Nous sommes pour abolir les frontières et les contraintes, on n’a pas envie de se faire dicter la marche à suivre. On n’a rien demandé après tout, on est venu nous chercher. Si on nous refuse cette liberté, alors il fallait nous laisser où on était.”
Pour s’être justement montré trop dirigiste, Bernard Butler (Suede), producteur à contre-emploi du premier single, n’a pas été convié sur l’album. C’est Mick Jones, vétéran du Vietnam punk (Clash) et pionnier des électrochocs (B.A.D.), ami proche de Geoff Travis, le patron de Rough Trade, qui a été chargé de la surveillance des ouailles sur Up the Bracket – producteur est un bien grand mot pour un disque aussi peu produit. Lorsqu’on leur demande ce qu’ils ont appris de l’oncle Jones, Carl et Pete ne trahissent pas d’un iota leur réputation grandissante : “Il roule des joints comme personne, un véritable artiste !”
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