Incapable de se décider entre le jour et la nuit, entre la sagesse et l’aventure, Jérôme Minière a donc installé son univers entre deux chaises. Partagé entre sa France natale et son Québec d’adoption, entre ses envies de chansons anxieuses et ses désirs d’électronique épanouie, il sort logiquement un double album schizophrénique : La Nuit […]
Incapable de se décider entre le jour et la nuit, entre la sagesse et l’aventure, Jérôme Minière a donc installé son univers entre deux chaises. Partagé entre sa France natale et son Québec d’adoption, entre ses envies de chansons anxieuses et ses désirs d’électronique épanouie, il sort logiquement un double album schizophrénique : La Nuit éclaire le jour qui suit.
« Les gens qui me connaissent intimement savent que je suis quelqu’un d’angoissé. Avec ceux que je connais moins, j’ai l’air d’un rigolo un peu énervé. » Jérôme Minière fait ainsi partie de ceux qui réservent leurs idées les plus noires à leurs amis et à leurs chansons, ces canons du pessimisme à la française posé sur de gentilles mélodies. La Nuit éclaire le jour qui suit pourrait n’être que la suite maîtrisée de son baptême d’essai Monde pour n’importe qui paru en 1996 et bien dans l’air du temps d’un label qui aime se faire souffrir, Lithium. Cependant, juste après l’enregistrement de ce premier condensé de noirceur, une histoire d’amour le pousse à quitter la France et Orléans son point d’attache d’alors pour s’installer à Montréal. « Je suis à la fois chez moi et dans une autre culture, même si c’est francophone. Surtout, c’est très relax. » Ces trois années vécues au Québec n’ont sans doute pas fait taire ses angoisses. Elles l’ont cependant peut-être décidé à assumer une drôle d’aventure, un double album vraiment double, où une partie instrumentale sereine et détendue apporte un contrepoint salutaire à des chansons qui ne veulent pas encore signer l’armistice avec elles-mêmes. « Les faits sont arrivés avant l’idée. Depuis deux ans et demi, les demos que je donnais à mon label contenaient une moitié d’instrumentaux mais j’amenais ça plutôt par curiosité. Je pensais commencer un autre projet, sous un autre nom, parallèlement aux chansons. Mais finalement, je me suis dit que c’était une idée un peu étrange, que ce côté Dr Jekyll et Mr Hyde me correspondait bien. C’est mon goût de rester insaisissable, je ne suis pas certain que l’on me comprenne. »
Tout part de la découverte d’un objet qui l’attirait dès l’enregistrement de son premier album. « Quand je suis rentré en studio pour Monde pour n’importe qui, il y avait un sampler. J’ai pensé l’utiliser mais je me suis dit que ça serait maladroit. Finalement, on a travaillé de manière plus traditionnelle. Mais dès que j’ai pu, je m’en suis acheté un. » En trois ans, il est devenu un accro aux boucles, un véritable sampler-addict incapable de se débarrasser du mal qui le ronge. « C’est un peu comme fumer des cigarettes. Chaque matin, j’allume le sampler, je pars à la chasse. Certaines fois, je vais chercher quelque chose de précis ; d’autres fois, c’est un jeu de hasard, je sample des bouts de disques que j’ai empruntés, qui n’ont pas forcément de valeur pour moi. Et je me retrouve avec des sons que je n’avais pas trop prévus. Avant tout, c’est un jeu. Le danger, c’est que c’est compulsif, la même dépendance que les gens avec leurs cassettes vidéo. Même quand on ne me demande rien, je le branche, c’est juste pour le plaisir d’agencer, de recouper. »
Ce bonheur de jouer se retrouvera dans les treize saynètes électroniques de La Nuit éclaire le jour qui suit, beaucoup plus apaisées que les chansons qui les précèdent, ces monstres de cruauté au quotidien. « J’avoue que j’ai moins de plaisir à écouter la partie chantée, elle est plus abrupte, plus noire, amenée par une voix un peu anxieuse. Je suis moins à l’aise, je n’aime pas écouter ma voix. C’est plus de la torture ce que je raconte, mes petites angoisses. Mes textes sont comme des confessions, les écouter revient à me regarder nu dans Playboy. Les instrumentaux, ça revient à mettre en scène une photo sauf que ce n’est pas moi sur la photo. Ce sont des instantanés, des vignettes, des humeurs. Il y a cette idée d’installer des décors, une lumière. Je pense à des horizons, quelque chose de plus épanoui, ouvert. D’ailleurs, mes musiques viennent toujours avant mes mots. Pour certaines, il y a comme une bagarre et j’en profite pour imposer du texte. Pour les autres, j’ai abandonné. »
C’est justement quand il quitte la partie et s’abandonne complètement à son jeu favori le couper-coller que Jérôme Minière intrigue le plus. Quand il dépasse le rôle qui lui était réservé pour ciseler Le Téméraire du Air en pointillé ou Essuie-glace du Aphex Twin artisanal , deux des nombreuses preuves de son réel talent à dépeindre des atmosphères. Euphorie et Le Marchand de sable au chômage de la house hachée en bribes sonnent même presque dansant : ce qui malmène quelque peu cette image de jeune homme reclus dans le noir, occupé à s’apitoyer sur son sort… Un regard jeté sur ses disques de chevet ceux qu’il a apportés pour rompre l’ennui du vol Montréal-Paris dévoile la même ouverture d’esprit. Fan de hip-hop, séduit par le post-rock de Tortoise ou l’expérimentation ludique de Boards Of Canada son groupe préféré, logiquement ou Mouse On Mars, il déguise modestement cet éclectisme en une propension à tout écouter. « J’ai du mal à être dans un système de valeur précis, j’achète des trucs merdiques, j’aime parfois des tubes de l’été, je ne suis pas très fiable là-dessus. Dans ma vie musicale, je suis un libertin. Une chanson de Céline Dion peut me toucher. Pour moi, chaque musique peut être juste à un moment. C’est relié à des affects humains, une rencontre, une déception, la météo. Je n’arrive pas à donner de valeur absolue, je ne trouve que du relatif. La musique, pour moi, c’est un serpent en mouvement. Par contre, j’adore fréquenter des collectionneurs. J’ai un ami à Montréal qui possède un angle d’attaque très pointu. Il est pour moi comme un bibliothécaire, un initiateur. On dit de moi que je ressemble à une marmite, si on met du mauvais dedans, le mauvais se mélange. Au fond, on peut y mettre n’importe quoi. C’est une drôle de description de moi-même que je suis en train de faire. »
Tout l’humour et la chaleur dégagés par Jérôme Minière la personne ne se retrouvent guère chez Jérôme Minière le chanteur. Ou alors, ils sont cachés derrière le cynisme et la médiocrité des personnages qui peuplent ses textes. « Avant tout, je ne suis pas un chanteur mais quelqu’un qui aime raconter des histoires avec la voix qu’il a, comme il peut. J’aime bien écrire comme si ça sortait d’une personne qui dirait tout haut ses pensées. Au fond, mes textes sont faits de phrases très orales, écrites très rapidement. Comme avec les boucles, c’est le travail de réassemblage qui est très laborieux. » Personne ne sortira indifférent d’une écoute de La Vengeance (« Ce n’est vraiment plus le temps de regretter tes actes grossiers, tous tes méfaits/Ce n’est plus vraiment le temps de regretter le tranchant de l’épée ») ou de La Voisine du monsieur veuf (« Elle vit avec un type encore plus vieux et répugnant que moi et ça, je ne le comprends pas »), sans parler de L’Incendiaire et de l’attirance trouble du narrateur pour un étrange pyromane. « Dans L’Incendiaire, il y a cette espèce de démon qui fout le feu partout. Je suis attiré par les personnages sombres, perdus. Ma part d’ombre vient du fait que je suis très anxieux. Les gens pourraient croire que je me place en juge, mais je m’inclus moi aussi dans ce que je décris. Ça part d’un conflit, d’un désaccord avec moi-même, voire d’un dégoût. Au lieu d’avoir été héroïnomane, alcoolique ou joueur de tiercé, je me suis enfui dans l’imaginaire. Quand j’étais petit, je faisais du dessin, de la BD ou du piano. La musique a toujours été mon point de fuite, mon moyen de m’évader. Le paradoxe, c’est que, même si j’aime parfois les choses mélancoliques, composer de la musique reste très sensuel, cela me procure beaucoup de plaisir. »
Malgré le plaisir qu’il prétend ressentir, dans son monde, les plaies sont plus nombreuses que les moments de joie, les griffures plus profondes que les instants de paix. Un constat facile à dresser, dont les raisons seront moins évidentes et tiendraient presque d’une impossibilité. « Pour le premier album, j’avais écrit des chansons plus insouciantes qui n’avaient pas été retenues. Sur celui-là, elles sont naturellement plus tendues sans que je le fasse exprès. En fait, je n’ai pas encore réussi à aller jusqu’au bout d’une chanson légère, j’ai peur que ça sonne trop naïf. J’y parviendrais peut-être en travaillant avec quelqu’un d’autre, une chanteuse. J’aimerais bien, c’est juste que je suis quand même un peu autiste. » Affable à la ville, Jérôme Minière est donc un autiste qui se fait violence et accepte non sans mal d’avoir son portrait sur la pochette de son second album. « Le premier disque, je me le suis un peu pris dans la gueule. Avant, je faisais mes petites cassettes de mon côté, je les faisais écouter à mes amis et c’était tout. Sachant que je suis assez fuyant, je me suis promis de faire des efforts, ça fait partie de ma démarche, une sorte de bagarre avec moi-même. Dans mes textes, je parle souvent de fuite. Sur ce disque, j’ai voulu moins fuir, plus le prendre comme un travail et l’assumer de A à Z, sans m’éloigner. Au fond, j’ai le goût de m’exposer et en même temps, l’instinct de rester dans l’ombre. »
Maintenant qu’il a osé avancer le premier pas dans l’electronica avec une enviable réussite (« J’étais un peu complexé, sans expérience, débarquant de nulle part »), ce jeune homme fluet de 26 ans a devant lui un véritable boulevard de liberté et pas mal de questions auxquelles chercher des réponses. Entre le désir d’entamer des collaborations et trouver une voix pour porter ses chansons et l’envie de transposer La Nuit éclaire le jour qui suit sur scène, ses prochains mois seront bien remplis. « La scène descend des jeux du cirque, les gens ont besoin de voir du sang, des tripes et de la salive. Le but est de se rapprocher de plus en plus de quelque chose de vivant. Je veux être fidèle au disque. Il faut que je trouve un compromis, une formule un peu hybride entre musiciens et machines, sans que cela soit trop figé. Depuis un an, c’est pour moi un cauchemar. »
Vincent Brunner
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