Après vingt ans de carrière, Elliott Murphy flâne tranquillement sur les chemins vicinaux du rock’n’roll circus. L’ex-nouveau Dylan vit au rythme de ses désirs : l lit beaucoup de livres,
rêvasse aux terrasses des cafés parisiens, hume l’odeur des villes du Vieux Monde et fait de tous ses souvenirs fanés de beaux disques au charme désuet.
Je suis venu pour la première fois en Europe il y a vingt ans. Depuis, j’ai tourné régulièrement ici et vers la fin des eighties, je passais environ la moitié de l’année en France, en Espagne, en Italie, en Suisse J’étais en quelque sorte coincé entre deux mondes parce que j’étais toujours sous l’influence du romantisme new-yorkais qui a guidé toute mon uvre. Mais les cinq ou six dernières années, ce romantisme commençait à s’user à mes yeux. Et puis, quand vous restez trop longtemps au même endroit, cet endroit ne vous inspire plus et finit même par vous déprimer. J’avais trop de souvenirs liés à New York En fait, j’ai toujours été inspiré par New York mais je n’ai jamais vraiment aimé cette ville. C’est une ville impressionnante, une ville qui marque les gens, mais ce n’est pas une ville très sympa. A un moment, j’ai voulu essayer Los Angeles, passer le reste de mon temps dans une voiture sous le soleil. Mais j’aime les villes avec un métro, des rues vivantes, des restaurants’ J’aime les villes où l’on peut marcher, sortir le soir. Sur ce plan, Paris a pas mal de points communs avec New York. Un autre lien très fort entre Paris et New York : chacune contient deux villes en une. Il y a les New-Yorkais purs et durs qui vivent et meurent à New York et nulle part ailleurs, mais il y a aussi les New-Yorkais internationaux qui vont plus volontiers en Europe que dans le New Jersey. Je crois que c’est la même chose à Paris, les Parisiens ont une conscience très forte de leur ville mais sont aussi très internationaux . Et puis, les deux villes sont speed.
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Tu n’avais pas envie de franchir le pas de l’exil un peu plus tôt ?
J’avais déjà franchi un pas en allant à New York. Je n’ai pas grandi à Manhattan mais à Long Island. Pour un Américain, c’est très bon de vivre en Europe, parce que l’Amérique est très isolationniste. Et pour un artiste, c’est presque une étape nécessaire. Prenez Edward Hopper qui est un artiste fondamentalement américain, eh bien, il a passé beaucoup de temps à Paris et je me suis rendu compte que ça se voyait dans ses peintures, dans son utilisation de la lumière. En Amérique, on met l’accent sur l’action, le mouvement ; en Europe, il s’agit surtout d’ambiances, d’atmosphères, de temps qui passe Donc, si on veut, je m inscris dans cette tradition des artistes américains exilés à Paris, comme Fitzgerald ou Hemingway dans les années 20, Miller dans les années 30. Ensuite, il y a eu les jazzmen et maintenant, c’est plutôt le tour des rock’n’rollers, Gene Vincent, Jim Morrison’
Après deux années à Paris, quels éléments de la vie new-yorkaise te manquent le plus ?
Je crois qu’une seule chose me manque vraiment : le style de vie 24 heures sur 24. A New York, je pouvais acheter de la bouffe en bas de chez moi à toute heure du jour et de la nuit. Les coffee-shops me manquent beaucoup. Voilà une des activités les plus romantiques à New York : s’asseoir dans un coffee-shop à 5 h du matin pour déguster un club-sandwich.
Ton dernier album, 12, est conçu comme le journal d’un exilé, ou alors, les cartes postales d’un voyageur.
Je pense qu’il en est des disques comme des livres ou des peintures, quand vous les commencez, vous ne savez pas trop à quoi ressemblera le produit fini. Je n’ai pas commencé cet album avec un concept préétabli. Tout a débuté en Sicile où j’ai ébauché de nouvelles chansons et l’album a commencé à prendre la tournure, l’atmosphère de ces premières chansons qui avaient toutes pour sujet un moment précis dans le temps. Et j’ai essayé de les enregistrer de la manière où je les avais écrites, c’est-à-dire naturellement, spontanément et sans chichis. J’aime bien l’analogie avec les cartes postales. Une chanson, c’est un peu ça : une grande image avec quelques mots.
Tu aimes bien truffer tes chansons de détails très précis comme dans l’écriture d’un journal.
C’est aussi parce que je suis un égotiste Parfois, je pense que J’ai lu beaucoup de biographies de gens célèbres et généralement, on obtient les meilleurs renseignements grâce à leur correspondance, leurs lettres. Dans le temps, on écrivait beaucoup de lettres. Je me demande comment on s’y prend aujourd’hui pour rédiger les biographies puisqu’au lieu d’écrire des lettres, on passe des coups de fil. Ou des fax (rires)? Mais les fax finissent tout de suite à la poubelle. J’essaye donc de mettre dans mes disques un maximum d’informations authentiques. Celui-là a été enregistré le plus simplement du monde, sans overdub, sans re-recordings, sans technologie de pointe, sans studio Je n’ai pas beaucoup modifié les chansons par rapport à leurs premières moutures et j’ai essayé d’y glisser plein de détails authentiques. Et puis, c’est ainsi que j’aime les disques, riches d’informations. Quand j’écoute un disque, j’aime bien étudier la pochette et rêver.
Sur la pochette de 12, on trouve des textes écrits à la main, des ratures’
Cet album est ma réaction viscérale à tout cet aspect impeccable, glacé, stérile de la musique d’aujourd’hui, à son manque d’authenticité flagrant. La pochette montre mes textes de manière authentique, comment je les ai écrits, tapés, raturés’ Je ne crains pas de montrer mes erreurs, mes hésitations. C’est ce qui me plaît particulièrement dans ce disque, il n’est pas parfait. Il est bourré de fautes (rires)? Les fautes sont souvent ce qu’il y a de plus intéressant dans une uvre.
Un de mes amis, le batteur Tony Machine, dit toujours Perfect is not lovable (on ne peut pas aimer la perfection). Rien n’est plus vrai.
Pourquoi lit-on sur la pochette des choses comme paroles : 75 % E. Murphy, 25 % E. Brooks’ ?
Ce n’est pas une blague, c’est tout à fait sérieux. Une chanson constitue un patrimoine, elle produit des revenus. C’est vrai que c’est pratiquement impossible de déterminer les proportions exactes dans le processus créatif et je suis sûr que Ernie et moi pourrions encore nous disputer des heures à ce propos (rires)? Comme nous écrivions et composions à deux, il fallait bien que nous établissions une sorte de barème entre nous.
Tes disques sont très personnels. Jusqu’à quel point une personne extérieure peut-elle intervenir dans tes chansons ?
J’ai toujours eu la même détermination avec mes chansons, je ne voulais absolument pas que quelqu’un d’autre intervienne dans les textes. Mes chansons étaient comme l’Immaculée Conception, personne ne devait y toucher. Je pensais que cette règle était nécessaire et immuable. Jusqu’au jour où j’ai entendu Brownsville girl, cette chanson que Dylan a écrite avec Sam Shepard, la meilleure qu’il ait pondue depuis des années, selon moi. Et j’ai commencé à changer d’avis, à me dire qu’au bout d’un moment, on risque d’être prisonnier de ses sensations, qu’il faut peut-être aérer avant que ça ne sente le renfermé. Je désirais donc impliquer une autre personne dans mon écriture et, d’une certaine manière, Ernie est un peu mon double. Nous vivons tous les deux à Paris. Par pur hasard, pas parce que l’un a suivi l’autre. Dans notre vie, nous avons eu des expériences très similaires et pourtant, nous sommes très différents l’un de l’autre. Littérairement, toute cette idée du double est très intéressante. Ernie et moi avons du mal à nous regarder dans les yeux parce que nous sommes à la fois très proches et très différents. Ce disque peut donc se lire comme l’aventure d’un homme, complétée et enrichie par celle d’un autre . Dans Destiny, il y a même un bout de conversation entre nous deux qui est reprise telle quelle dans le texte. Ernie est ma conscience, celui qui est toujours derrière moi pour me rappeler que je suis mortel. Il ne m a jamais adulé comme un héros ou flatté comme une rock-star, jamais ! Il me ramène toujours sur terre et je crois que c’est une très bonne chose.
Sur les notes de pochette, tu affirmes avoir composé The losers en pensant à des charpentiers. Quel est le rapport ?
Pendant un temps, je vivais près de Bastille. Ça donnait sur une cour intérieure où il y avait plein d’ateliers de charpentiers, d’ébénistes, de menuisiers. C’est le quartier des meubles et des antiquaires. Quand j’écrivais cette chanson, j’apercevais leurs enseignes par la fenêtre, j’entendais les bruits de leurs ateliers, je pensais donc souvent à eux. Mais carpenters’ a d’autres significations. Par exemple, Jésus était à l’origine un menuisier. Moi-même, j’ai été menuisier à l’époque de mes 20 ans. Et puis, il y a cette vieille antienne, If I was a carpenter.
Tu dis aussi que tu pondais parfois trois ou quatre morceaux en un après-midi. C’est vraiment si simple, l’inspiration ?
C’est très facile de commencer une chanson, le plus dur est toujours de bien la finir. Il est assez aisé d’ébaucher une mélodie, de griffonner deux ou trois lignes, le plus difficile est de continuer et de rester sincère et vrai par rapport à l’idée originelle du morceau. J’ai commencé beaucoup de chansons dans un taxi et une fois chez moi, j’avais déjà tout oublié (rires)? C’est comme retenir du sable dans sa main, c’est très difficile. Le morceau Sacrifice est né dans ma tête, je sifflotais et je l’ai retenu, c’était à une terrasse de bistrot, au coin de la rue de Lappe et de la rue de Charonne. Je trouve toujours curieux que les songwriters affirment ?écrire des chansons. Personne n’écrit dans le rock’n’roll, on se souvient d’une musique, c’est tout. A la limite, on écrit les textes, mais pas la musique. Le rock’n’roll, ce n’est pas Mozart ou Beethoven, ce sont toujours les mêmes accords que l’on réarrange à sa façon.
Tu n’es pas du genre à te balader avec un carnet et à noter toutes tes idées au passage ?
Si, j’ai souvent un petit carnet avec moi. Mais’ les muses sont souvent trompeuses. Tu peux te sentir diablement inspiré et te mettre à noircir dix pages, quand tu le relis le lendemain, il arrive que ça n’ait plus aucun sens. Attention à ne pas toujours croire sa muse. Souvent, quand on étudie de près les textes des chansons populaires, ils ne veulent absolument rien dire. On aligne les phrases parce qu’elles riment ou parce qu’elles s’intègrent bien au beat mais c’est rare qu’elles tiennent debout en dehors de la chanson. Cela dit, j’aime bien faire rimer les phrases. Une fois, je demandais à Lou Reed pourquoi il aimait tant écrire des chansons et il m a répondu que c’était surtout qu’il aimait bien faire rimer les mots. C’est intéressant les vers, c’est une bonne contrainte, un défi
Pourquoi On Elvis Presley s birthday est-elle si importante pour toi ?
Cette chanson est la plus importante parce que (réflexion intense)? j’ai un souvenir tellement clair et précis de cette journée d’enfance passée avec mon père Et ce souvenir est tellement précieux cette promenade en voiture avec Elvis à la radio. J’en avais d’abord fait un poème qui a été publié dans La Nouvelle Revue de Paris, la revue de Michel Bulteau. Puis, je l’ai mis en musique. C’est la chose la plus intime, la plus personnelle sur l’album. Cette chanson ne comporte aucun paravent, aucun écran de fumée, elle est totalement nue.
Il est difficile de faire sentir aux jeunes générations l’importance énorme qu’a pu avoir Elvis Presley. Pour eux, il n’y a pas de place pour Elvis. Pourquoi ?
C’est une question très complexe. Bruce Springsteen me l’a un jour posée (rires)? Je pense que si l’on s’intéresse vraiment à cette musique, il faut en connaître et en comprendre l’histoire, c’est fondamental. Il faut comprendre qu’il existait une attitude rock avant même que l’on invente cette musique. Marlon Brando dans L’équipée sauvage, James Dean’ La douleur des marginaux de la société, leur fierté et leur solitude Ce moment où les adolescents blancs ont commencé à ressentir le même étouffement, la même pression que les noirs américains ressentaient depuis si longtemps’ Tout ça a bouleversé les mentalités et la musique américaines. Bien que n’écrivant pas ses chansons, Elvis Presley était cet adolescent emblématique. Il était marginal au lycée, son père avait fait de la taule, il avait grandi dans une région rurale très pauvre du Mississippi, il était monté? à Memphis’ Au lycée, il se teignait les cheveux en noir, il se maquillait. Il était aussi bizarre et décadent pour son époque que Bowie a pu l’être pour la sienne. Il a défriché des terres vierges, souviens-toi, il n’avait pas de mode d’emploi ou de prédécesseur, c’était un pionnier. Quand Dylan, les Stones, les Beatles sont apparus, ils pouvaient prendre Elvis pour modèle, se servir de ses erreurs et ne pas les répéter. Elvis, lui, n’avait personne vers qui regarder. Et puis, il était seul, il ne bénéficiait pas de la protection ni de la force d’un groupe. Pour moi, Elvis était un personnage de tragédie grecque, un genre d’œdipe des temps modernes, il suffit de penser aux relations qu’il entretenait avec Gladys, sa mère. La mort de sa mère l’a d’ailleurs passablement démoli. Dans le rock’n’roll, les mères jouent un rôle important. Pense aussi à Lennon. C’est ça qui a eu raison d’Elvis, pas le service militaire. A propos, on a coutume de penser qu’Elvis était fini à son retour d’Allemagne : encore une idée qui ne tient pas debout. Il suffit d’écouter des choses telles que In the ghetto, Suspicious mind, Mess of blues’ Qui oserait soutenir que Suspicious mind n’est pas une chanson splendide ? Lennon a énoncé tout ça beaucoup mieux que moi en déclarant Avant Elvis, il n’y avait rien !? Et c’est tout à fait juste. Je me souviendrai toujours de la première fois où je l’ai vu à la télé, en 1956, lors de ce célèbre Ed Sullivan show. On ne l’a filmé qu’au-dessus de la taille C’était aussi incroyable et important que les premiers pas d’Armstrong sur la Lune. Alors bien sûr, il est devenu gros et gras à la fin de sa carrière, mais ce n’était pas le seul. Jim Morrison aussi est devenu gras et beaucoup plus rapidement qu’Elvis, pourtant on ne lui en tient pas rigueur. Peut-être que le problème d’Elvis était qu’il n’écrivait pas ses chansons. Ecrire vous oblige à rester en contact avec la réalité, à rester bien conscient de vous-même et de vos sensations. Si vous ne faites pas cet effort minimum, vous pouvez facilement déconnecter et planer dans l’ozone.
Le fait que les Elvis et les Gene Vincent n’écrivaient pas leurs morceaux les rabaisse-t-il à tes yeux, toi qui es songwriter ?
Non, parce que je crois que ça s’inscrit dans un processus évolutif et eux se trouvaient à l’origine de cette évolution. La toute première chose à réussir pour ces jeunes chanteurs blancs était de bien assimiler la musique noire et de bien l’interpréter. Je me garderai donc bien de juger Elvis sur ce critère. C’était un chanteur, un interprète. Les chanteurs et les songwriters sont ratiquement deux espèces différentes. Les songwriters viennent plutôt de la tradition de la country, de quelqu’un comme Hank Williams dont l’importance est à mon avis aussi grande que celle d’Elvis.
Dans tes chansons, les références, les détails sont très importants. Sur ce dernier album, on rencontre encore Fitzgerald, Henry Miller, Warhol’ Pourquoi cette obsession des grands noms ?
(Rires)? Je suis un jeteur de noms chronique. Je ne sais pas trop d’où ça vient (il réfléchit)? Je crois que je n’aime pas séparer l’inspiration de la création. D’une certaine manière, c’est peut-être dangereux de citer trop de noms propres dans les chansons. Par exemple, aujourd’hui, j’ai écrit une petite nouvelle qui mentionne Mickey Rourke. Si dans cinq ans Mickey Rourke est complètement oublié, ma nouvelle sera datée. Scott Fitzgerald lui-même parlait parfois de stars de cinéma qui sont totalement inconnues aujourd’hui J’aime bien baliser mes chansons de mes références culturelles. C’est aussi valable d’écrire J’étais en Sicile en train de lire Henry Miller que d’écrire J’étais à Paris en train de regarder la tour Eiffel’.
Tu ne crains pas que ces références puissent passer au-dessus de la tête du fan de rock moyen ?
Personnellement, je refuse absolument de nourrir la médiocrité d’une certaine partie du public rock moyen. Tout le rock commercial est basé sur cette médiocrité. Quand on pense que le public de masse ne saisira pas, on coupe les angles intéressants d’un morceau. On ne fait plus assez de musique exigeante ! Quand Dylan a sorti Ballad of a thin man, chanson dans laquelle il mentionne Scott Fitzgerald, ça m a donné envie de lire Fitzgerald’ Les Stones avaient des références culturelles, les Beatles en avaient, regarde la pochette de Sergeant Pepper s, ce n’est qu’une gigantesque référence culturelle. Pour moi, c’est ça le rock’n’roll, c’est instantané, ça doit refléter le présent. L’idéal serait presque de faire un album par mois parlant des nouvelles de ce mois. Lou Reed fait un peu ça, même si ce n’est pas tous les mois’
Mais le public moyen, surtout en Amérique, aime le rock pour sortir le week-end, boire de la bière Avec tes références littéraires, tu t’adresses plutôt à une élite, à un public d’étudiants.
Je ne dirais pas ?élite , je n’aime pas ce terme Le rock, c’est comme les livres. Tu as deux grandes catégories de livres : d’un côté, les romans, la poésie ; de l’autre, les livres de cuisine, d’informatique, de voyage Les premiers ne vendent rien à côté des seconds, il s’agit de deux catégories trop différentes qui ne s’adressent pas au même public. Le genre de disques que je fais n’appartient pas à la même catégorie qu’un vulgaire disque de dance-pop. On a là deux genres de disques bien distincts qui n’ont pas les mêmes buts, qui ne remplissent pas les mêmes fonctions, qui ne répondent pas aux mêmes besoins. Leur seul point commun est d’être des disques, comme le seul point commun entre un bouquin de cuisine et un roman de Miller est d’être faits d’encre et de papier. Mais mon public me surprend souvent, mes disques ne sont pas si compliqués pour lui. Il faut accorder plus de mérite au public rock.
Tu sembles plus apprécié en France qu’aux Etats-Unis.
J’ai aussi un public très fidèle aux Etats-Unis mais vu la taille du pays, il est très éparpillé. J’ai même un fan-club là-bas. Je suis peut-être plus connu en France, ce qui est logique car mes disques ne sortent plus aux Etats-Unis depuis un bout de temps. C’est très frustrant. Pourtant, j’ai joué il y a deux ans à Los Angeles où je n’avais pas mis les pieds depuis douze ans, et c’était plein. On m a dit un jour que si tous mes fans du monde entier venaient me voir au même concert, je pourrais remplir le Madison Square Garden (rires)?
Dylan ou les Beatles étaient populaires, ils ne galéraient pas comme toi. La musique exigeante semblait mieux se vendre à l’époque.
Dans le cas de Dylan, il ne faut pas oublier qu’il était le premier de son genre. Il était le premier à apporter cette vision poétique au rock. Il est au rock ce que Picasso est à la peinture. Tout le monde connaît Picasso, tout le monde connaît son nom, même dans le Midwest. Tout le monde sait qu’il est le type qui peignait deux yeux sur un profil. Dans les années 60, la culture changeait et Dylan était au c’ur de ce changement. Les gens se passionnaient pour ces bouleversements. Et puis, il y avait le Vietnam, le rock capturait la frustration née de cette guerre. Aujourd’hui, l’éducation ne met plus l’accent sur la culture ou la littérature. Aujourd’hui, ce qui compte à l’université, c’est le business, l’informatique. Les gens ont peur pour leur avenir, ils sont obsédés de sécurité, surtout en Amérique. Pourtant, malgré ce marasme général, il reste des poches d’espoir, il se passe toujours des choses intéressantes. Regarde dans le cinéma, des gens comme Jim Jarmush ou David Lynch. Cette génération est toujours là. Elle a vieilli, au lieu d’aller aux concerts, elle regarde Twin Peaks à la télé. Et puis, on ne peut pas parler des années 60 sans mentionner les drogues. Tout le monde en prenait dans les sixties. Les drogues ouvraient l’esprit des gens, les rendaient plus tolérants, plus curieux. Aujourd’hui, c’est tout le contraire, les gens sont tous contre la drogue. Mais à l’époque de Dylan, les drogues étaient douces, on prenait surtout de la marijuana. Les drogues dangereuses sont arrivées un peu plus tard. Aujourd’hui, l’époque n’est plus aux drogues.
Et l’époque est-elle encore aux chansons ciselées ?
Je ne crois pas qu’aujourd’hui soit une période pourrie par rapport aux sixties, non, je crois plutôt que les sixties étaient extraordinaires et que l’époque actuelle est normale. Il n’a jamais été évident pour les artistes talentueux, quelle que soit leur discipline, de rencontrer un large public. J’estime que je n’ai pas trop à me plaindre. Je ne vends sans doute pas autant que Dylan dans les sixties, mais je vends suffisamment pour continuer à faire des disques, des concerts et à vivre correctement de cette activité. Ce n’est quand même pas mal.
Tes chansons témoignent d’un sens très pointu des endroits et des époques. C’est plutôt rare pour un Américain.
Tous les endroits du monde se ressemblent de plus en plus, c’est assez déprimant. L’Amérique a toujours été comme ça, très homogénéisée, excepté New York J’essaye de rester cohérent avec les valeurs qui étaient les miennes quand j’ai débuté ma carrière. Quand j’ai fait Aquashow, j’avais des buts, une intégrité que j’ai toujours tenu à conserver. J’avais notamment décidé que toutes mes pochettes seraient photographiées dans des lieux réels, particulièrement les grands hôtels qui me fascinaient. On a fait celle d’Aquashow dans le hall du Plaza de New York. J’avais aussi décidé que mes chansons seraient un mélange de références culturelles et de choses vécues, je voulais combiner le meilleur de la littérature que je connaissais. Petit à petit, au long de ma carrière, je me suis éloigné de ces intentions de départ, j’ai subi les pressions habituelles : pochettes faites en studio comme celle de Lost generation, les businessmen qui reprochaient à mes disques de ne pas être assez commerciaux, etc. Et j’ai perdu beaucoup d’illusions. Avec 12, le moment était propice pour renouer totalement avec mes valeurs. Je venais juste d’emménager à Paris, j’allais avoir un gosse Il était temps de revenir sur mes rails.
Avec ta vision européenne, te sens-tu un peu isolé parmi les Américains ?
Pense à Fante ou Bukowski, ils avaient aussi quelque chose d’européen dans leur vision, et pourtant, ils habitaient Los Angeles, la moins européenne des villes américaines. Ils étaient d’ascendance européenne, comme mon grand-père En Amérique, nous venons tous d’ailleurs ! Souvent, je trouve que la beauté réside dans le vieux, l’ancien. Je suis toujours estomaqué quand des Parisiens m affirment que New York est une belle ville. Je ne comprends pas. New York est puissante, majestueuse, mais certainement pas belle. Hum Je suis d’accord avec ton idée de sensibilité européenne chez moi mais j’avoue que je n’en comprends pas les raisons, il me faudrait des années de psychanalyse. Même Springsteen m a dit une fois que ma musique sonnait européenne , je ne sais pas ce qu’il voulait dire exactement.
Te sens-tu comme un personnage de Fitzgerald, né un siècle trop tard ?
Fitzgerald lui-même n’était pas de son temps. Il est mort pauvre, inconnu, tous ses bouquins épuisés depuis longtemps. Il a été reconnu des années après sa mort. L’Histoire change les perspectives. Quand je me penche sur mon passé, je vois que j’ai débuté en jouant au Mercey Arts Center de New York, un endroit où jouaient les Dolls, les Modern Lovers, Patti Smith A l’époque, nous n’étions rien que des pauvres punks, le temps nous a rendus mythiques.
On connaît ton obsession pour Fitzgerald. Tu cites aussi Henry Miller, l’anti-Fitzgerald.
Je pensais au Paris des années 30, celui où vivaient Hemingway, Gertrud Stein, Miller Une période à la fois très élégante, très créative et très troublée. Le fascisme pointait Miller reflétait aussi bien son époque que Fitzgerald la sienne.
Dans le monde technologique actuel, tu sembles venir d’une autre époque.
Je suis peut-être comme ça dans mon âme, dans mes tripes. Mais dans mon cerveau, je suis bel et bien d’aujourd’hui. J’ai pu faire mon dernier album grâce à la technologie DAT. Et puis regarde, j’ai un ordinateur, un fax Dans la vie pratique quotidienne, je suis tout ce qu’il y a de moderne. Ce n’est pas souhaitable de s’accrocher à tout prix au passé, on devient un loser. Je ne veux pas non plus refaire les mêmes erreurs que d’autres avant moi, je ne veux pas crever à 27 ans dans une baignoire comme Jim Morrison’ d’ailleurs, lui non plus ne le voulait pas. Bien sûr, comme beaucoup de gens, je suis nostalgique et sentimental, mais je ne veux pas me complaire là-dedans.
Tu es ce qu’on peut appeler un rocker littéraire. Tu as fini par écrire un petit roman.
Cold & Electric est loin d’être parfait. Ce bouquin a été construit un peu comme le monstre de Frankenstein. Ça a commencé il y a dix ans par une petite nouvelle publiée dans Rolling Stone. A l’époque, j’étais vraiment à la rue. J’avais fait quatre albums qui ne m avaient rien rapporté, à part quelques bonnes critiques. J’avais divorcé, je vivais chez ma mère, je n’avais plus de maison de disques’ Ce projet pour Rolling Stone est vraiment tombé au bon moment. Cette nouvelle est devenue la seconde partie de Cold & Electric. La version publiée en France est une combinaison de trois nouvelles. Il existe une version espagnole encore plus longue et plus achevée en tant que roman. Cold & Electric servait deux objectifs. D’abord, raconter ce qui m était arrivé dans les seventies et montrer certains aspects pas trop roses du rock business. Et puis, l’écriture est ma première passion, j’ai écrit des notes de pochette pour le Velvet avant même d’enregistrer la moindre chanson. C’est crucial d’avoir un premier bouquin publié, c’est une étape à franchir et ça m a pris dix ans. Tant que le premier bouquin n’est pas publié, impossible d’en commencer un second. De ce point de vue, je suis donc très satisfait, même si le livre est bourré de défauts.
C’est sans doute plus difficile d’écrire un roman qu’une chanson.
Oui, encore que celui-là a été écrit en trois étapes. Ecrire un bouquin réclame beaucoup plus de rigueur, de discipline. Soyons francs : il existe un tas de grands songwriters, mais la grande majorité ne serait pas fichue d’écrire un roman. Pas par manque de talent mais par manque de discipline. Pondre une chanson ne demande pas une telle rigueur, on est protégé par un groupe, on peut se reposer sur la musique, la musique peut faire jaillir les mots’ Avec un livre, on est seul face à la page blanche. Il n’y a pas d’applaudissements, on ne peut pas danser dessus si les mots ne viennent pas.
Dans ce livre, ta vision du rock est très noire. C’est soit l’esclavage, soit crever la dalle.
(Rires)? Il y a moyen de s’en sortir honorablement, mais c’est rare. Regarde les vieux Top Ten, il y avait une bonne chanson et neuf merdes. Keith Richards résumait bien le truc. (Imitant la fameuse voix éraillée)? ?98 % du rock business est de la pure merde. Mais les 2 % restants sont magiques, ils valent le coup à eux seuls et aident à supporter les 98 %.? Il faut ces 98 % de merde pour faire tourner la grande machine et pouvoir profiter des 2 % magiques. Mais il y a toujours eu de la bonne musique, il y a toujours au moins un disque à acheter quand tu entres dans une Fnac. Je viens d’acheter The good son de Nick Cave, c’est absolument génial. Parfois, les meilleurs trucs sortent pendant les périodes de disette. En moyenne, c’est toujours 2 % magiques et 98 % merdiques. Sauf pendant les sixties qui, je le répète, étaient extraordinaires, hors norme. Tu te rends compte, tous les mois sortaient des disques des Beatles, des Stones, des Kinks, de Dylan’ Ça pétait de tous les côtés, c’était vraiment l’explosion d’adolescence du rock. Maintenant, le rock a dépassé l’âge adulte, il est plus sage, plus fatigué, il produit encore de belles choses, mais moins.
A la fin de ton livre, on offre au héros de remplacer le chanteur foutu d’un groupe de heavy-metal à succès. Avec le maquillage et la perruque, les kids n’y verront que du feu. On t’a fait ce genre d’offre ?
Pas littéralement, mais cet exemple est très symbolique d’un certain état d’esprit du business. Disons que la moitié de moi-même faisait la musique que je désirais vraiment, et que l’autre moitié voulait être une rock-star avec tous les clichés d’opulence : limousines, champagne, groupies’ C’est pour ça que je changeais sans arrêt de maison de disques, je voulais la plus grande. Je l’ai finalement eue en atterrissant chez cbs. Et ce fut une des périodes les plus tristes de ma vie. Je ne m amusais plus. Maintenant, je ne me soucie que de mes disques, de mon travail, le reste suit. C’est tellement dur de trouver des gens du business pour qui l’intégrité d’un artiste compte. C’est le cas avec New Rose. Ces gens-là n’ont pas que les chiffres en tête, ils sortent les disques qu’ils aiment. Quand j’étais dans les majors, ils m arrosaient de dollars pour mes emplettes et un beau jour, ils me jetaient à la rue, sans un sou. Une situation très dangereuse, pas saine du tout. Maintenant, je déteste le terme rock-star , ça désigne n’importe quel guignol. Beaucoup de rock-stars’ sont esclaves de leur image, du rôle que leur impose le business, ils vont en tournée comme on va à l’usine. Et ça devient pire avec les vidéos, on fait carrière sur le look. Quand les Beatles ont débarqué pour la première fois aux Etats-Unis, ils ont dû cacher le fait que Lennon était marié et père de famille. C’était en 64. Déjà. Moi, tu peux m interviewer chez moi, apercevoir mon bébé qui dort, je te sers même le café (rires)? Voilà mon image .
Acceptes-tu l’idée selon laquelle passé 30 ans, on est foutu pour le rock ?
Non, on peut toujours essayer. Il existe des tas de manières de vieillir dans le rock. La plus populaire était pendant longtemps de mourir jeune comme Morrison, Brian Jones’ Une autre solution est d’arrêter de faire des disques comme Patti Smith. Mais le rock’n’roll est trop séduisant, on y revient toujours. Même Patti Smith est revenue. Lennon avait arrêté, il est revenu’ C’est très dur d’arrêter définitivement le rock, c’est un univers trop magique. Je suis dedans depuis vingt ans. J’essaye de suivre l’exemple des vieux bluesmen. Willie Dixon écrit toujours des chansons, Howlin’Wolf jouait à 50 ans avec autant de folie que Jagger jeune, il grimpait littéralement aux rideaux, Muddy Waters incarnait la sagesse des vieux routiers’ C’est surtout les groupes qui vieillissent mal. Dans l’alchimie d’un groupe, il y a un déclic lié à la jeunesse, à la camaraderie, à l’idée de bande. Les membres d’un groupe vieillissent différemment, se voient de moins en moins, ne se réunissent que pour enregistrer des disques’ Dans le rock, j’ai toujours trouvé les individus plus intéressants : les Dylan, les Lennon, les Lou Reed. Leur musique reflète vraiment leur évolution, leur itinéraire intime. Dans le cas d’un groupe, c’est plus artificiel. Je ne crois pas trop au groupe. Et puis les groupes se séparent (break up), les individus ne risquent qu’un coup de cafard (break down) (rires)? Si on ne crève pas à 27 ans comme Morrison, autant continuer jusqu’à 90 comme Picasso.
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