Fait de bric, de broc, de cœur brisé, de silence, de fragilité, de poésie et de radicalisme, le premier album de Dominique A est devenu culte. Et a amorcé, en 1992, une certaine émancipation de la chanson française.
Début des années 1990. La France des mélomanes avisés, appelons-les comme ça, doit choisir son camp. “Une époque où on ne jurait que par la pop anglaise ou par le grunge”, se souvient Bernard Lenoir, immense passeur radiophonique français.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y avait bien Murat, Noir Désir, Daho, Bashung, quelques rares illuminations, quelques discrets illuminés, comme Katerine qui émergeait à peine ; il demeurait bien quelques souvenirs éclatants des brillances inventives des années 1980, Elli et Jacno, Taxi Girl, Marquis De Sade, les Rita Mitsouko pour ne citer qu’eux. Mais musicalement, et hormis bien sûr l’exception électronique, l’Hexagone est alors un quasi-désert.
Ceux qui cherchent la nouveauté doivent le plus souvent la dénicher au-delà des océans, et la musique chantée en français semble à jamais étouffée par l’ombre écrasante des Grands Anciens ou, à l’inverse, noyée dans les torrents tièdes de la variétoche produite à l’hectolitre pour les masses inertes.
Dompter le chaos sentimental
A la même époque, à Nantes, une première relation amoureuse se termine et un cœur se brise. Ne jamais sous-estimer les effets potentiels d’une rupture sur les destins, individuels comme collectifs : personne ne peut encore le deviner, mais les conséquences de celle-ci seront immenses.
Ce cœur est celui d’un jeune homme, Dominique Ané. Alors “dans un entre-deux, mi-étudiant, mi-objecteur de conscience”, il travaille un peu à la radio, s’essaie sans grand succès à la musique avec quelques amis, traîne un peu avec ses camarades des beaux-arts, traîne aussi pas mal dans les cafés.
Il traîne surtout beaucoup dans sa chambre, chez ses parents : dans cette pièce aux murs encore teintés par l’incurable tristesse d’un premier échec amoureux, le garçon s’entête, en solitaire et avec les maigres moyens du bord, à enregistrer ses morceaux. Sans véritable but, sans ambition solide sinon celle de dompter le chaos sentimental.
Un premier vinyle autoédité à 150 exemplaires
“C’était mon premier amour, ça s’est mal fini et ça a été pour moi une porte de sortie, un solde de tout compte, explique monsieur A vingt-cinq ans plus tard. Je me raccrochais à mon 4-pistes, à cette idée de faire de la musique en amateur. Je n’avais aucune perspective, je n’avais envie de rien, si ce n’est de faire un disque quand ce serait possible, de produire un objet. On était au début des disques laser, il y avait un côté très Star Wars, mais je voulais produire un 33t avant que ça ne disparaisse, avant que les presses ne soient perdues. Au moment où j’ai vraiment commencé à enregistrer sur ce 4-pistes, il ne se faisait pas grand-chose en France et en français : j’avais l’impression qu’une certaine messe était dite et qu’il y avait des choses à faire. Il y avait un creux par rapport à la langue, le français était un peu ringardisé.”
Ténues, minimales, faméliques, approximatives, tremblantes, flottantes, incertaines quant à leur genre, d’une grâce chancelante mais d’une poésie saisissante, ces chansons sont les premières d’un garçon que l’on connaîtra désormais sous le nom de Dominique A, compilées en 1991 dans un premier vinyle autoproduit et autoédité à 150 exemplaires, sous le titre Un disque sourd.
“J’avais un micro de merde avec lequel je faisais tout” Dominique A
“Le déclic a été un synthé que j’ai trouvé dans une brocante et avec lequel j’ai fait tout l’album : un Yamaha PSS-580. Il y a une espèce de mélancolie dans ce synthé. Il suffit de caler deux, trois accords, et dès que je mets mes mains sur ce clavier, je sens un truc. Ce n’était pas de la haute couture, ma façon de faire était assez grossière, j’avais une programmation, je la faisais tourner, j’improvisais dessus.”
“Je me revois dans cette pièce, avec un gros carnet sur lequel j’écrivais les paroles dans lesquelles je piochais quand je trouvais les accords ou la mélodie qui me plaisait. Il n’y avait pas de méthode. J’avais un micro de merde avec lequel je faisais tout. Mes programmations, je ne les enregistrais même pas sur la console, avec un jack : je tenais le micro au-dessus du synthé, à la main parce que je n’avais même pas de pied et j’enregistrais ça en direct, jusqu’à ce qu’elles soient finies. C’était de la bricole totale.”
Le jeune Ané fait tourner Un disque sourd. Et s’il se dit sourd, l’album n’est pas pour autant muet : il parle immédiatement à ceux qui l’écoutent. Notamment à Vincent Chauvier, qui vit également à Nantes et fomente, lui aussi, un nouvel avenir à la musique française en montant son label, Lithium, futur refuge d’artistes importants comme Diabologum, Mendelson, Bertrand Betsch, Françoiz Breut (qui deviendra la compagne de Dominique A) ou Perio. C’est justement Eric Deleporte, bientôt membre de Perio, qui le premier fait écouter Un disque sourd au patron de label débutant.
Fragile au cœur et punk dans l’âme
Chauvier se souvient encore clairement de la première fois qu’il a entendu ces morceaux inhabituels. “Quelque chose qui s’impose comme une évidence, explique-t-il, avec à la fois une force et une fragilité que je trouvais indiscutables, un talent de parolier, de chanteur, une alchimie qu’il avait réussi à enregistrer seul, dans son coin. Il y avait dans ces morceaux une forme de grâce.”
Cette évidence se traduira par un contrat, puis un véritable album : ainsi naît La Fossette, publié début 1992 sur Lithium, composé en grande partie de titres d’Un disque sourd et d’autres chansons enregistrées à la même époque, avec la même éthique, la même esthétique : fragile au cœur et punk dans l’âme, ce do it yourself devait être absolu, et la radicalité de la démarche ne pouvait souffrir d’aucune inflexion.
“Il fallait que ce soit brut, précise Dominique A. On est allé en studio pour remixer les bandes, mais c’était juste pour enlever du souffle, j’interdisais à l’ingénieur du son de toucher à quoi que ce soit, de tourner le moindre bouton, d’ajouter le moindre effet. Je voulais conserver intacte l’impression de sécheresse. Je voulais que ça reste en l’état, je voulais éviter tout falbala. Je ne sais pas pourquoi j’avais cette radicalité, mais c’est ce qui fait l’unité de l’album et c’est ce qui fait que ça se démarquait. Si j’avais mis un peu d’eau dans mon vin, ça n’aurait pas été la même histoire.”
Enthousiasme public et bruyant
L’histoire d’Un disque sourd ne s’est pas arrêtée aux frontières de la Loire-Atlantique. S’il était loin d’envisager la brillante carrière qui s’ouvrait à lui, Dominique A avait tout de même pris soin d’envoyer son disque (brut) à quelques rédactions, à quelques oreilles attentives, à quelques critiques potentiellement bienveillants.
Le protoalbum était ainsi notamment passé par la rédaction du magazine que vous tenez entre vos mains – située à l’époque rue d’Alésia – et s’est retrouvé aussi entre les mains d’Arnaud Viviant, alors journaliste à Libération – avant de rejoindre Les Inrocks quelque temps plus tard. Et quand La Fossette est enfin publié, début 1992, la curiosité prudente et l’amour discret qui avaient entouré Un disque sourd se transforment en enthousiasme public et bruyant : ovni sonique et esthétique autant qu’anomalie commerciale, le premier album de Dominique A est à l’évidence une œuvre suffisamment forte pour chambouler durablement choses, systèmes et avis établis.
“Je trouvais le mec gonflé” Bernard Lenoir
Viviant publie ainsi un long papier dans Libération, intitulé “Dominique A., cas”. “Depuis quelques mois, c’était un petit secret mal partagé entre nous et nous”, écrit-il, décrivant également, justement et joliment, une “apologie du peu”. Bernard Lenoir, jusqu’alors supporter… discret de la francophonie musicale, se laisse également happer par les charmes amers de ce disque fou : vingt-quatre heures à peine après l’envoi de l’album, il consacre avec Viviant une émission exceptionnelle d’une heure et demie à La Fossette.
“Arnaud, qui faisait à l’époque une chronique hebdomadaire chez moi, m’avait parlé de Dominique en me disant que je ferais bien d’y jeter une oreille, se souvient celui qui a illuminé quelques centaines de nos soirées. J’ai d’abord été déstabilisé par ce que j’entendais, par le côté minimaliste et artisanal du truc, la voix perchée, souvent approximative. Mais je trouvais le mec gonflé, et j’ai surtout été sidéré par les textes, par leur profondeur.”
“Puis Arnaud a fait ce long papier dans Libé, qui a fini de me convaincre. Je me suis dit qu’on devait y aller, qu’on ne pouvait pas passer à côté d’un truc aussi incongru. La réaction a été étonnante, ça a mordu à l’hameçon assez vite. A l’époque, on en était encore au Minitel, le feed-back venait de là, et parmi mes auditeurs qui pouvaient avoir des avis très tranchés, il n’y a pas eu de réaction négative : les gens se demandaient plutôt ce qu’était cet ovni. J’ai ensuite commencé à matraquer Le Courage des oiseaux, l’un des morceaux du disque : je devais diffuser le morceau deux fois par semaine, ce qui est beaucoup.”
Une délivrance pour la musique française
Elle était sans doute alors impensable, mais la suite est désormais connue. La Fossette se vend à plus de 20 000 exemplaires. “Un bon score pour l’époque et pour un album qui avait ces caractéristiques, qui n’était pas un album ‘populaire’, ou du moins qui ne se pensait pas comme tel”, se souvient Vincent Chauvier. “Il y a eu un avant, et un après La Fossette”, explique quant à lui Bernard Lenoir.
Chauvier abonde : “Dominique a conjugué le français, qui n’est pas une langue facile à manier, avec une proposition musicale un peu différente et nouvelle. Il a fait le lien entre le monde anglo-saxon et la chanson française : c’est une alchimie qu’on ne voyait pas beaucoup à l’époque.”
Ainsi, derrière ses silences, dans les creux de sa fragilité, entre les lignes de sa poésie acide et dans la bravoure évidente de sa démarche, La Fossette cachait pour la musique française une forme de délivrance en devenir. Les complexes pouvaient s’effondrer, la manière d’écrire des chansons, d’enregistrer, de publier des disques pouvait changer et, de Miossec à Vincent Delerm, de Bastien Lallemant à Florent Marchet, de Frànçois And The Atlas Mountains à Bertrand Belin, des dizaines de belles âmes pouvaient, à leur tour, trouver le courage des oiseaux et libérer leurs plumes. “On se rend compte, au fur et à mesure, qu’on a fait ce qu’on a toujours rêvé de faire : un disque culte. Avec le temps, j’ai dû me rendre à l’évidence. Qu’espérer de mieux ?”, conclut Dominique A, sans fausse modestie.
La Fossette (Cinq 7/Wagram)
{"type":"Banniere-Basse"}