De Claude Lévêque à Douglas Gordon, l’art contemporain n’est pas insensible à l’univers des bandes originales de film, qu’il investit comme un matériau fantasmatique.
Dans les couloirs de PS1 à New York, des miroirs déformants, des transparents rouge sang sur les fenêtres, et en fond sonore, la musique de Vertigo, ou plutôt un de ses fragments, mis en boucle, répété comme une douleur persistante, une peur lancinante. A quoi s’ajoute un drôle de bruit extérieur : la stridulation électronique, aiguë et butée d’une cigale. En bidouillant ainsi un échantillon musical de Bernard Herrmann pour en faire la BO de sa propre installation, Claude Lévêque instaure dans la cage d’escalier de PS1 une vraie psychose, un suspens continu, fait peser une menace indéterminée sur le visiteur en proie à des vertiges physiques, l’esprit traversé aussi par des souvenirs de films.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Parce que le cinéma est une référence inscrite dans le champ de l’art contemporain, parce qu’il est un monde où puiser des visions, les artistes en utilisent volontiers les bandes-son, comme autant de partitions qu’ils rejouent, manipulent, et auxquelles surtout ils font servir d’autres images. A l’image de Pierre Huyghe qui filme dans un studio d’enregistrement un groupe de personnes en train de composer la bande sonore d’un film (Dubbing), ou qui rend un visage à Lucie, cette femme qui avait donné sa voix à Blanche-Neige, et dont on entend, à l’arrière-plan, les petits aigus d’Un jour mon prince viendra…
Pléthore d’exemples : quand ce n’est pas Christoph Draeger qui garde la musique d’Ennio Morricone pour maintenir l’unité d’une séquence d’Il était une fois dans l’Ouest entièrement déconstruite, démontée et recomposée en trois écrans distincts, c’est Nan Goldin qui couvre ses diaporamas d’un pot-pourri de chansons tendres, de rock et de variétés, mais aussi de musiques de film : une façon de rappeler que ses slide-shows sont évidemment des films, nécessitant le montage des photographies dans un flux continu, dans une durée imagée et soutenue par le son. Dans les moments où la Ballad of Sexual Dependency fait entendre des musiques de film, les drag-queens de Nan Goldin prennent alors la voix et presque le visage de Marlene Dietrich ou Liza Minnelli, dans une atmosphère enfumée de cabaret dépravé.
Dans le champ des arts plastiques, la réutilisation d’une BO donne donc aux uvres un air de cinéma et provoque des effets seconds, elle laisse planer en arrière-plan les images du film originel qui se projette ainsi dans nos mémoires, se surimprime à l’ uvre que l’on a sous les yeux. Bel exemple de ces jeux de surface visuelle et sonore, le film de Vibeke Tandberg, décalque de Taxi Driver et exposé cette année chez Yvon Lambert : l’artiste nordique s’installe au volant en lieu et place de Robert DeNiro, et roule à son tour dans la nuit new-yorkaise, tandis que tourne en boucle, en fond d’écran, l’impeccable musique composée par Bernard Herrmann, décidément en tête des charts plastiques.
La preuve encore avec le fameux Feature Film de Douglas Gordon, réalisé en 1999 : une version très particulière de Vertigo, sans le film d’Hitchcock, mais où la musique de Bernard Herrmann est restituée dans sa parfaite intégralité, sans manipulation ni échantillonnage. Juste une interprétation : d’un bout à l’autre de la partition, Douglas Gordon filme le chef d’orchestre James Conlon, suit en plan rapproché ses regards et ses mains. Un répertoire de gestes pour incarner les vagues lyriques, les moments sombres, les apaisements et les intensités de la « love music » composée en 1958 par Bernard Herrmann, qui voyait Vertigo comme une tragique et passionnelle love story.
Evidemment le film de Hitchcock plane sans cesse au-dessus de Feature Film, mais de manière fragmentaire, par éclair, et selon la mémoire vive de chaque spectateur. A nous de remonter les séquences, de réinscrire les mouvements de spirale ou la figure de Kim Novak, avec une marge d’erreur plutôt variable. Impossible en effet de dérouler tout le film, plan par plan, au gré de sa magnifique BO (ou alors tu t’appelles Kaganski).
Remake sonore de Vertigo, film de studio ou de concert, Feature Film ne s’adresse pas qu’au cinéma : il renouvelle au passage la manière très compassée et sans invention avec laquelle la télévision filme (et détruit) la musique classique. Mais par son ampleur et sa durée (122 mn), il est aussi tout le contraire des clips vidéo et de leur manière souvent bassement illustrative, publicitaire, d’associer l’image au son. Aussi loin du salon formolisé d’Eve Ruggieri que du stroboscope hystérique de Taratata, confiant à la musique du film le soin de produire des visions, des vertiges, des spirales, d’installer dans la salle de cinéma un suspens continu, cette version live de Vertigo est plus qu’un film musical : un instrument de musique.
{"type":"Banniere-Basse"}