Pour qui sonne le Glass ? Le compositeur américain Philip Glass, l’un des maîtres de la “nouvelle musique”, prend plaisir à démultiplier son image. Créateur de La Belle et la Bête, un opéra inspiré par le film de Jean Cocteau, il est aujourd’hui responsable du label polyphonique Point Music, tout en continuant ses activités de […]
Pour qui sonne le Glass ? Le compositeur américain Philip Glass, l’un des maîtres de la « nouvelle musique », prend plaisir à démultiplier son image. Créateur de La Belle et la Bête, un opéra inspiré par le film de Jean Cocteau, il est aujourd’hui responsable du label polyphonique Point Music, tout en continuant ses activités de producteur. Une manière de se rendre incontournable.
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Ce n’est certainement pas avec Philip Glass qu’on discutera des éventuelles faiblesses de La Belle et la Bête, son dernier ouvrage en date. Toute tentative se heurte à cette implacable évidence, pressentie depuis longtemps : le plus grand fan de Philip Glass s’appelle Philip Glass. Comme cet amour de soi s’exprime sans morgue ni complaisance mais avec la déconcertante fierté du gosse qui vient de réussir un joli coup, on remballe nos préventions et on écoute parler le maître en se disant que son enthousiasme saura peut-être nous convaincre. « C’est une expérience complètement nouvelle. Sonoriser un film muet, tout le monde l’a fait, mais mettre en musique un film parlant, c’est une idée vraiment étonnante, non ? Imaginez : on projette le film de Cocteau, les chanteurs chantent, leurs mots sont synchronisés avec l’image, de sorte que le film est comme réinterprété en direct. Cela devient un film nouveau.« On est bien forcé d’imaginer, en effet, puisque La Belle et la Bête n’a jamais été présenté en France (la France est le pays où toute nouveauté glassienne est a priori proscrite) et qu’on en est réduit à se passer le disque en même temps que la vidéo, au risque de sévères décalages et de méchantes crises de nerfs. « Ça ne peut pas marcher : il manque des images sur la vidéo », prévient Glass, encourageant.
Bref, on est obligé de juger sur pièces : la musique. Oui, La Belle est une expérience à coup sûr inédite. Non, ce n’est pas la partition la plus géniale de son auteur, et l’on en voudrait presque à Cocteau d’avoir fourni la trame de cet opéra dont les contraintes excessives (timing, narration) brident quelque peu l’invention. Malgré quelques beaux thèmes et de vraies envolées poétiques, l’œuvre pèche par manque de rythme et de ruptures. Le pire étant sans doute atteint dans les parties vocales qui, avec leurs mélodies simplettes et leur accompagnement chétif, donnent parfois l’impression d’assister à l’émission Fa si la chanter sur France 3, le meilleur interprète de la distribution se révélant être le cheval (très bien, le cheval).
Mais qu’importe. Il y a longtemps qu’on a appris à ne plus guetter le chef-d’œuvre au détour de chaque opus glassien et à considérer que sa production (malgré ses allures robotiques) reste une œuvre humaine, sujette aux aléas de l’inspiration. Et puis, répétons-le, Glass est content. C’est plus qu’un constat : c’est une force, peut-être même la clef de toute une œuvre, qui en justifie les redites et l’espèce de bonne santé permanente. Admirateur de lui-même, observateur émerveillé du son qu’il a créé, et que son Ensemble perpétue ad vitam, l’Américain trouve ses ressources créatrices dans cette nécessité à se reproduire lui-même, à dupliquer cette Glass’ touch dont il est l’unique inventeur, possesseur et bénéficiaire (sinon zélateur). Ce qui explique qu’en dépit d’évolutions notables, il y ait peu d’écarts d’une œuvre de Glass à l’autre et qu’au contraire d’un Steve Reich il fasse peu d’efforts pour prendre son auditeur par surprise.
Plus prosaïquement et sans davantage préjuger des mérites de telle ou telle œuvre , on peut dire que Phil Glass est depuis longtemps passé du stade de Créateur à celui de Label. L’un n’exclut pas forcément l’autre, mais l’un peut suppléer à l’autre. « Je ne suis pas très intéressé par une vision artistique personnelle, en fait, avoue-t-il tout de go. J’en ai une, mais c’est par accident plus que par volonté. Ça s’est trouvé comme ça. Je ne suis pas obnubilé par ma carrière. J’essaie simplement de la mener au mieux.«
C’est-à-dire, tout de même, en homme avisé, symbole de cette culture américaine qui a choisi de déserter les lieux officiels (publics) pour prendre des chemins de traverse (privés) où la musique est une valeur marchande comme une autre. En somme, Glass est, socialement, le moins classique des compositeurs classiques : s’il peut jouir des faveurs de plusieurs institutions huppées (le Met de New York, le Philharmonique de Vienne, qui a joué et enregistré son Concerto pour violon avec éclat), c’est surtout en réhabilitant une conception libérale, utilitaire et parfois cynique de la musique qu’il s’est fait connaître. C’est en empruntant au rock ses postures et ses moyens de diffusion qu’il s’est fait aimer du plus large public, c’est en composant ballets et musiques de film à tour de bras, en devenant le fournisseur attitré des compagnies chorégraphiques du monde entier (sorte de Leo Delibes du xxe siècle, en mieux) qu’il s’est fait un nom. C’est en répondant à diverses commandes où son style altier et pétulant faisait merveille (l’ouverture des JO de Los Angeles, entre autres : le plan Carl Orff, en mieux aussi) qu’il s’est rendu populaire. Tout cela suppose une énergie et une vigilance de tous les instants, et le musicien y consacre visiblement une bonne moitié de son existence. Il faut l’entendre évoquer sans façons le douloureux problème du pillage de ses œuvres (pubs, jingles, samples…) et du combat sans merci qu’il mène contre ces Rapetout audiovisuels sans scrupule. « Vous seriez étonné : vous pouvez me rencontrer à n’importe quel moment, je suis toujours dans l’une de ces histoires. Je ne peux pas empêcher les gens de me voler, mais je veux être payé j’ai suffisamment de bons motifs pour employer mon argent. J’ai des avocats à New York, à Los Angeles, à Paris, partout. C’est terrible. Dans 50 % des cas, on arrive à récupérer de l’argent. Je viens justement de recevoir un chèque de France. Je ne vous dirai pas qui c’est, ils se reconnaîtront. » Dès lors, l’auteur d’Einstein on the beach tient tous les rôles. Au sein de cette quasi-entreprise (Glass Inc), il est tour à tour créateur, interprète, public relation, chef du marketing, producteur. Est-ce ce qui effraie tant la France, pays où l’on a une conception plus protégée de la culture et où, après des années de faste (Einstein fut créé ici, en 1975), tout semble un peu retombé comme un soufflet ? Les apparitions de Glass se déroulent désormais en catimini : l’an dernier, il fallait être invité à la projection d’un film navrant au Gaumont Italie pour, le bouche à oreille aidant, profiter d’une prestation de Phil Glass et son Ensemble (et dans quel bled a été donné Itaipu, déjà ?). Tout ça, alors que des chefs-d’œuvre comme Akhnaten ou Satyagraha attendent toujours d’être montés sur scène.
Actuellement, le créateur Glass travaille à plusieurs projets, avec une obsession particulière pour les œuvres en forme de trilogie : la trilogie Cocteau (Orphée, La Belle et bientôt Les Enfants terribles), la trilogie Godfrey Reggio (une troisième BO, Naggoyaqatsi, viendra bientôt s’ajouter aux deux précédentes), la trilogie Doris Lessing (trois opéras d’après la romancière anglaise). S’il consacre moins de temps désormais à ses activités de producteur (il vient pourtant d’œuvrer pour Aphex Twin et, de nouveau, Suzanne Vega), Glass s’investit en revanche beaucoup dans ses dernières fonctions en date : celles de patron de label, raison officielle de son passage en France, récemment. On n’aura pas la cruauté de décrire Point Music, le label dont Glass est directeur artistique depuis 1992, comme la caution morale et altruiste qui manquait à l’entreprise. L’homme met une vraie passion à défendre ce projet, dont la variété et l’éclectisme constituent l’essentielle raison d’être, sinon l’éthique. De l’avant-garde (Arthur Russell, Glenn Branca) à la world-music (le mythique Jajouka de Brian Jones) en passant par le cross-over, Point Music est un éventail des tendances formant ce qu’il est convenu d’appeler la « musique nouvelle », ou « postmoderne ». Lui-même n’apparaît que sporadiquement (Low, la symphonie modelée d’après les thèmes de Bowie), mais il conçoit plutôt son rôle comme celui d’un prospecteur et d’un révélateur. « Il y a une chose à dire à propos de tous ces musiciens que j’ai publiés sur Point Music : ce sont des musiciens du présent, qui ne conçoivent plus leur œuvre en termes de tradition, ou de projection dans l’avenir. Ils sont beaucoup plus engagés par rapport au public. Moi-même, j’ai commencé à composer pour que ma musique fasse partie du monde où je vivais, pas pour qu’elle soit découverte par de futurs musicologues ou étudiée à l’université. Les grands compositeurs Verdi, Mozart, Debussy faisaient de la musique pour leur époque et n’avaient pas peur de plaire au public. Les musiciens actuels n’ont plus peur du public, ils cherchent à établir un dialogue constant et fructueux avec lui. Beaucoup sont d’ailleurs leurs propres interprètes, ils se produisent en concert Glenn Branca, John Moran, Foday Suso. Aucun n’enseigne la composition. Ça ne vous dit peut-être pas le genre de musique que c’est, mais ça vous renseigne sur leur démarche. »
Si genre il y a, disons que c’est plutôt échevelé. Il n’y a effectivement pas grand-chose de commun entre les différents artistes du label. Il faut avouer que certains d’entre eux ont rapidement épuisé nos (légendaires) qualités de patience et de bienveillance : John Gibson, Todd Levin, Arthur Russell (ce sont d’ailleurs les mêmes qui se sont pris une gamelle, il y a une justice pour ces choses). Mais, du haut de ses 3 ans, Point Music a déjà quelques perles à son actif. Les deux disques de Uakti (avec leur attirail d’instruments zarbis) sont de vraies découvertes, et le vieux Jesus blood never failed me yet de Gavin Bryars (retravaillé avec le concours de Tom Waits) se révèle, pour peu qu’on en apprivoise le ressassement blafard, une authentique merveille. Tout cela formant un catalogue en dents de scie, avec ses banalités et ses fulgurances typiquement glassien, en somme.
Philip Glass, La Belle et la Bête, (2 CD, Nonesuch/Warner)
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