L’ami américain. A son arrivée à New York en 1935, Kurt Weill n’est déjà plus un compositeur européen. Adepte d’une amnésie culturelle aussi soudaine qu’inédite, il se vautre avec délectation dans un oecuménisme musical qui va lui valoir le jugement sans aménité de ses pairs. Et le hisser au faîte d’une gloire qu’il saura savamment […]
L’ami américain. A son arrivée à New York en 1935, Kurt Weill n’est déjà plus un compositeur européen. Adepte d’une amnésie culturelle aussi soudaine qu’inédite, il se vautre avec délectation dans un oecuménisme musical qui va lui valoir le jugement sans aménité de ses pairs. Et le hisser au faîte d’une gloire qu’il saura savamment monnayer. La parution d’un recueil de certaines oeuvres américaines parmi les moins connues, Kurt Weill on Broadway, interprétées par Thomas Hampson, restitue pourtant ce que ces pièces d’apparence futile pouvaient avoir de savoureux et de novateur.
Quand Darius Milhaud, autre exilé sur le sol américain, glisse au détour d’une lettre à son ami Kurt Weill un admiratif « Vous, le roi des affaires ! », il n’a pas seulement en tête cette réussite matérielle que beaucoup trouveront inconvenante, mais cette extraordinaire faculté d’adaptation au monde de Broadway, entre les réalités du marché et une ligne artistique durable. Quand Stravinsky vient féliciter ce même Weill en janvier 1941, après la création de Lady in the dark, il est l’un des premiers à enfoncer, avec la malice qu’on lui connaît, tous les préjugés esthétiques. Car certains n’en ont pas cru leurs oreilles, ce soir-là. Comment celui qui avait efficacement dénoncé les maux du capitalisme dans Mahagonny pouvait-il avoir écrit une telle guimauve sur une histoire aussi insignifiante ? Stravinsky vénérait L’Opéra de quat’sous, mais il se souviendra de Lady in the dark, et pour longtemps. On y pensait récemment en écoutant The Rake’s progress au Châtelet. Depuis des lustres, excédés par l’immobilisme des mentalités européennes, les Américains, que ce soit dans le giron de la recherche ou par le truchement des médias, s’attachent à renverser les clichés et à relativiser les jugements assassins. On a encore en mémoire le verdict des anciens admirateurs de Weill à Berlin. S’engageant dans la voie tracée par le philosophe Ernst Bloch qui avait qualifié le compositeur de « Schnellamerikaner », sans se douter que ceci ne pouvait que le flatter, Otto Klemperer proclama haut et fort qu’il trouvait ses oeuvres américaines épouvantables. Avec ces deux jugements rédhibitoires, le mal était fait. Mais ces réactions viscérales avaient bien moins pour objet les productions et les oeuvres, dont on peut se demander si leurs détracteurs les avaient vraiment vues et écoutées, que le phénomène de rejet manifesté par Weill envers ses racines. « Je suis compositeur américain », proclame-t-il en effet à Life magazine en 1947, n’ayant d’ailleurs pas attendu cette date pour se faire remarquer. Dès son installation sur le sol américain douze ans plus tôt, à peine échaudé par l’échec du concert donné en son honneur, il se préoccupe de poser les jalons de sa nouvelle carrière, délaisse ses oeuvres passées, néglige les milieux d’exilés et refuse désormais de s’exprimer dans sa langue maternelle. Marlene Dietrich fera les frais d’une des rares occasions où il retrouva sa faconde berlinoise. Après avoir fait croire à Weill pendant plusieurs semaines qu’elle tiendrait le rôle principal dans One touch of Venus, en 1943, la star d’Hollywood vient lui annoncer un beau jour qu’elle ne donnera pas suite au projet, trouvant la pièce trop « profane ». D’ordinaire si placide, notre compositeur lui enverra devant un entourage horrifié des torrents d’injures. Dernière pièce à mettre au dossier : le nouvel élan dans les rapports si complexes entre Weill et Lotte Lenya. Séparés puis divorcés depuis quelques années, ils vont se remettre en couple en incarnant, à la grande surprise des Milhaud qui avaient suivi le feuilleton parisien des frasques de Lenya, l’idéal moral ambiant. Quand on lit la correspondance de cette période, on découvre, à la lumière de cette phrase écrite à la fin de la guerre, tout ce que l’Amérique a pu leur apporter : « Nous sommes encore jeunes et pouvons jouir de ce qui est pour nous la meilleure partie de notre vie, dans un monde sans nazis. » Comment interpréter tout ceci : rupture radicale ou simplement nouveau départ ? Pour le comprendre, il faut se remémorer cette interview décisive donnée à Paris en 1934, où le compositeur parle de l’exil comme d’un renouvellement somme toute salutaire pour sa musique un challenge auraient dit les Américains et presque d’un service qu’on lui aurait rendu. Foin, en effet, des gémissements, des lamentations chez un Weill le regard toujours pointé vers l’avant. Sa seule préoccupation eut pour objet la soif de travail, de projets, de collaborateurs, de succès… A Lenya qui lui demanda un jour s’il l’aimait, il répondit qu’elle venait immédiatement après sa musique. La signification de son engagement ne peut être ramenée à un lieu, à une conjoncture, mais à la conviction du pouvoir communicatif de la musique à travers ses moyens les plus simples. Il y a beaucoup de matérialisme chez cet homme. Exceptionnelle dans son unicité seule la trajectoire d’un Korngold, qui réussit à Hollywood au point de revenir aux USA après avoir voulu rentrer en Autriche après la guerre, est tant soit peu comparable , l’intégration ne pouvait que faire grincer les dents de ceux pour lesquels l’image européenne du génie restait primordiale.
En gérant sa carrière, dès la fin des années 20, à la manière d’un manager, en clamant sa désinvolture face au concept de postérité, Weill introduit dans la panoplie du compositeur sérieux une nouvelle catégorie, le pragmatisme. Ecrire pour la masse, ouvrir une brèche dans l’industrie de consommation, raisonner en terme de marché : c’est la bombe de L’Opéra de quat’sous qui éclate en 1928 au visage du monde musical sérieux et le pont qui relie Weill, avant la lettre, aux mécanismes et aux réflexes du Nouveau Monde. Comment peut-on encore parler de mode, de musique conjoncturelle comme le font les défenseurs tristement sérieux de l’orthodoxie musicale, alors que l’intuition a fait naviguer ces mélodies de lèvres en lèvres dans le monde entier ? « Quatre-sous or », écrivait Leo Ferré en 1954 dans Combat. La « grande » postérité, celle qu’il souhaitait intimement, Weill la tient depuis 1928. C’est celle du public. L’autre, celle que décernent l’université et les censeurs, compte beaucoup moins.
Et pourtant, son image évolue lentement mais sûrement, avec le concours de ceux qui font vraiment la musique. On sentait le vent venir avec Samuel Ramey (Street scene), Angelina Reaux, Anne Sofie von Otter (Les Sept péchés capitaux). Les baroqueux s’y étaient mis : Philippe Herreweghe, John Eliot Gardiner. Beaucoup appelaient de leurs voeux un Thomas Hampson, ambassadeur de Cole Porter et de Jerome Kern. Ce qu’il réalise aujourd’hui complète l’oeuvre entamée par Teresa Stratas au début des années 80. Seule une personnalité aussi charismatique pouvait affirmer, à travers sa culture, la réalité profonde d’un répertoire qui sort ici magnifié. Hampson, qui fait battre le coeur des mélomanes du monde entier dans Schumann et Bellini en les abreuvant sans modération de bis de musique américaine, se commet aujourd’hui dans une compilation insipide de Broadway (Leading man, The best of Broadway, à vite oublier) et suscite par ailleurs tous les éloges au milieu d’une équipe épatante (on retrouve le London Sinfonietta qui nous avait révélé le Weill européen avec David Atherton) pour une anthologie qui fera date. Non plus saucissonné comme à l’habitude les sempiternels hits September song, Speak low , le Weill américain sort de l’aventure réhabilité de la meilleure des manières par le biais de ses deux oeuvres les moins connues, The Firebrand of Florence, inspiré de la vie de Benvenuto Cellini, et Love life, chronique vaudevillesque du couple américain. Preuve est faite ici, si besoin était, que seul un enchaînement de scènes permet de juger de la tenue dramatique et musicale d’une pièce quelle qu’elle soit. Et les plus réticents s’apercevront que la recette fonctionne à merveille ; une mécanique irrésistible se met en place : sens du rythme et du syllabisme, adéquation texte/musique, même si l’adhésion totale aux idéaux américains qui se dégage parfois des lyrics peut faire fuir le moins chauvin des Européens. Tout comme à Berlin, Weill a bénéficié à Broadway du concours des plus grands : Anderson, Rice, Hart, Jay Lerner…, ce qui lui permit de s’insérer dans la brèche laissée béante par Gershwin, cet intuitif génial qui lui ressemble comme un frère. De manière symbolique, il débarque à New York peu avant la première de Porgy and Bess (1935). Dix ans plus tard, après avoir exploité la veine de plusieurs genres musicaux, Weill conquiert l’ensemble du monde musical avec Street scene, incarnation de l’opéra américain et plaidoyer de l’oecuménisme musical à travers l’exaltation du melting-pot new-yorkais. La comédie musicale jazz traditionnelle est dépassée. Réminiscences et pastiches de l’opéra italien, de Bizet, lyrics utilisant les potentialités du langage populaire noir : n’est-ce pas là ce bouillon de culture, ce kaléidoscope musical qu’on traverse dans un drugstore ? Autre interview, autre étape parlante. Nous sommes en 1944 : « Si j’étais retenu en quelque endroit de la terre, je n’éprouverais aucune nostalgie pour Berlin, Dessau ou Lüdenscheid, mais certainement pour le drugstore de New City. »
L’autre réussite, et pas des moindres, de l’enregistrement EMI est l’authenticité musicale qui ressort des orchestrations originales ; ils ne sont pas légion à Broadway, ceux qui signèrent eux-mêmes leurs partitions de A à Z. Quand on lui parlait d’un jeune auteur nommé Leonard Bernstein, Weill maugréait en rétorquant qu’il n’écrivait pas tout lui-même. Là encore, le métier n’a pas faibli. Son sens de l’alchimie sonore, son génie à sculpter une phrase musicale en s’inspirant du texte tout en le dynamisant renouent avec les grandes oeuvres allemandes. Avant de disparaître, Maurice Abravanel, le fidèle des fidèles depuis les années 30 et maestro d’élection du compositeur à Broadway, aura pu conseiller le chef John McGlinn. Le tout (jusqu’au livret aussi fourni que documenté, bien qu’en anglais) dégage un professionnalisme à tout crin. Efficacement entouré dans la réplique (Elisabeth Futral, Jeanne Lehman), Hampson peut alors faire valoir tout son talent sans donner dans la facilité, étaler sa maestria dans This is the life ou la chaleur de ses inflexions dans Johnny’s song. Ecoutez Weill et Thomas Hampson. Vous serez en joie.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Kurt Weill on Broadway : Thomas Hampson, Elisabeth Futral, Jerry Hadley, Jeanne Lehman, London Sinfonietta, dir. John McGlinn (EMI Classics)
{"type":"Banniere-Basse"}