Après avoir été cloîtré chez lui pendant près de deux ans, l’éternel kid de Philadelphie retrace ses mois de confinement et l’élaboration de “(Watch My Moves)”, un neuvième album aux allures de long voyage immobile et intérieur.
On l’a toujours connu sur la route, à enchaîner les tournées autour du globe ou à trimballer ses guitares à travers les États-Unis, au rythme de ses nombreuses collaborations et autres opportunités d’enregistrer ici ou là, dans la parfaite tradition du folk américain. “I’m an outlaw”, chantait d’ailleurs Kurt Vile en 2015 sur l’excellent B’lieve I’m Going Down…
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Mais que peut bien devenir un hors-la-loi sous le joug d’une crise sanitaire mondiale venue imposer un isolement forcé et museler presque tous faits et gestes ? Après deux années de confinement passées au domicile familial de Philadelphie, entre sessions lecture et écoute de jazz, promenades dans les bois environnants et construction d’un home-studio, le troubadour de 42 ans donne un début de réponse avec un nouveau long tout en mouvement, élaboré toujours selon ses propres lois.
(Watch My Moves) a été écrit et composé en grande partie à domicile en raison de la crise sanitaire et des confinements successifs. Comment as-tu vécu cette parenthèse imposée ?
Kurt Vile – C’était super. Et ça l’est toujours [rires]. Ma vie entière a manqué d’une routine. Et je m’en suis rendu compte à force d’être sur la route. Dès que je rentrais chez moi, je ne savais jamais trop quoi faire. Je restais simplement là, assis, à lire trop longtemps. Maintenant, je me lève tôt, je fais du yoga le matin, j’écoute quelques disques, puis je descends travailler dans mon sous-sol, faire un peu de musique. Je remonte à 17 h, je dîne avec ma famille, je mets les enfants au lit… C’est une vie plutôt simple, mais j’aime ça.
L’album a aussi été enregistré à OKV Central, ton propre home-studio, installé dans le sous-sol de la maison familiale, que tu as pu construire pendant cette période d’isolement.
C’était prévu bien avant que la pandémie ne s’installe. Je commençais à monter ce projet depuis un moment, mais la situation m’a finalement permis d’avoir plus de temps pour le concrétiser et de trouver la meilleure solution pour arriver à ce que j’avais en tête. En général, les choses prennent toujours plus de temps que ce que l’on croit [rires]. Par chance, j’avais un ami qui venait tout juste d’emménager à Philadelphie et qui m’a alors aidé à construire le studio. Petit à petit, on a pu se réunir avec d’autres musiciens et dès que le vaccin a été mis en place, j’ai fait un aller-retour à Los Angeles, chez le producteur Rob Schnapf, avant qu’il ne vienne me rejoindre chez moi, à Philly. C’était une sorte de retour à la normale, comme si les choses s’étaient réinitialisées.
C’est sans doute la première fois que tu enregistres à nouveau seul chez toi depuis de nombreuses années. As-tu ressenti une certaine nostalgie à l’idée de revivre, en quelques sortes, tes premiers enregistrements DIY ?
Oui, ça m’a ramené à cette période, à cette époque où je faisais tout, tout seul, dans mon coin, à bouger moi-même les micros pour mes différentes prises, etc. J’ai appris à faire ça de nouveau, à prendre le temps de découvrir comment utiliser les nouveaux équipements. Mais tout est beaucoup plus hi-fi désormais et je suis aussi plus entouré qu’avant. C’est un équilibre des deux : me débrouiller seul et apprécier le fait d’avoir des amis avec qui traîner et sur qui compter lorsque j’ai besoin d’aide.
En matière de créativité, de liberté, le fait d’avoir un home-studio à disposition a-t-il eu une certaine influence sur ce nouveau disque ?
J’ai travaillé sur ma musique tous les jours, si bien qu’il doit y avoir un bon nombre de chansons qui, au final, ne figurent pas sur ce nouvel album. J’avais toujours ce disque en tête, mais je passais juste mon temps à écrire et composer autant que je pouvais sans forcer. Il s’agissait simplement d’être créatif et de travailler ainsi pendant plus de deux ans. À force, tu ne t’inquiètes plus de savoir si les morceaux sur lesquels tu travailles finiront sur l’album ou non, puis, il y a certaines chansons qui se démarquent, deviennent tes préférées et finissent par tendre dans une certaine direction. À un certain moment, c’est presque comme si un thème s’imposait de lui-même.
Tu as dit toi-même que si une chanson ou une session devait être la mascotte de l’album, ce serait Mount Airy Hill (Way Gone). En quoi ce morceau est-il si spécial ?
Mount Airy Hill est le nom du quartier de Philadelphie où je vis. Les gens disent que c’est en banlieue, mais ça ne l’est pas. Ça reste Philadelphie, à la seule différence que tout y est plus beau. C’est entouré d’arbres, de montagnes… C’est l’équilibre parfait entre la ville, ce côté urbain, et la campagne, la forêt, et ça joue beaucoup sur mon cerveau. S’il y a bien une chose qui a influencé cet album, ce sont les bois et l’idée même de simplement regarder les arbres, de les contempler. Le morceau Mount Airy Hill (Way Gone) part de ça : voici où je vis, voici où je suis, voici qui je suis, vous savez où me trouver, mais en même temps je suis absent, ailleurs. La nuit pendant laquelle nous avons enregistré cette chanson était vraiment magique. Dès que nous avons mis en boîte toutes les pistes du morceau, nous avons eu l’impression d’avoir entre les mains quelque chose de brut, une sorte de chef-d’œuvre nostalgique. Tout l’album a donc été construit autour de ce constat. Je voulais que les chansons soient organiques et vraies, comme si elles étaient influencées par le fait d’être simplement en pleine nature, dans les bois.
La majorité de l’album a été composée et enregistrée en plein confinement, lorsque tu étais forcé de rester coincé à la maison, immobile. Mais ce qui frappe directement, c’est cette notion de mouvement constamment présente, du titre du disque et de certaines chansons jusqu’aux paroles et à la construction même des morceaux.
C’est juste, même si le morceau Goin on a Plane Today par exemple, qui évoque la fois où je devais prendre l’avion pour aller faire la première partie de Neil Young, que j’aime énormément, a été écrit il y a un petit moment. J’ai surtout l’impression qu’il y a beaucoup de mouvement dans ma tête. Comme si je pouvais me poser sur une chaise et que mon esprit continuait à voyager. J’aime les artistes comme Sun Ra, qui parlent de passer d’une dimension à l’autre. Essaye de t’imaginer : tu es dans ta voiture et tu penses à toutes ces choses, tu écoutes un truc à la radio et tu es directement inspiré par le mouvement de tout cela, tu voyages. Il y a eu tant de mouvement dans ma vie. Et il y en a eu tellement que je peux juste m’asseoir et continuer à voyager au-delà de l’espace rien qu’à travers mon esprit.
J’ai appris justement que tu avais passé pas mal de temps pendant le confinement à lire la biographie de Sun Ra.
Sun Ra est mon Dieu, je le vénère par-dessus tout. C’est un génie de la musique, qui a longtemps lutté, mais qui vivait selon ses propres règles. Il enregistrait tout, tout le temps. Ça m’a d’ailleurs beaucoup inspiré récemment. Et le fait d’avoir mon propre studio m’a moi-même permis d’enregistrer tout, des répètes avec le groupe, ou quoi que ce soit d’autre… Sun Ra est une force constante dans ma vie.
L’histoire de Sun Ra est d’ailleurs en partie liée à Philadelphie, une ville à laquelle tu as toi-même toujours été très attaché. Le lien, entre vous, était-il évident ?
La connexion philadelphienne est réelle d’une certaine manière. L’ancienne maison de Sun Ra ne se trouve pas si éloignée de la mienne. Idem pour John Coltrane, qui a un lien avec Philadelphie. Ces artistes ont une vraie histoire ici et je suis content de n’être jamais parti, car je peux sentir leur présence. Je pense que c’est l’une des raisons qui fait que je suis toujours ancré à Philly.
On peut entendre le saxophoniste du Sun Ra Arkestra, James Stewart, jouer sur plusieurs chansons. Comment cette collaboration est-elle née ?
J’ai vu jouer le Sun Ra Arkestra il y a quelques années et James Stewart m’a totalement impressionné. Je ne pouvais pas le quitter des yeux, c’était magnétique. Je connaissais quelqu’un qui le connaissait et qui nous a mis en contact. Il figure sur quelques morceaux de l’album et apparaît également dans le clip de Like Exploding Stones. Pour l’anecdote, j’étais assez nerveux, le jour où l’on devait tourner la fameuse scène de la piste de roller que l’on voit dans la vidéo. Je n’avais rien demandé, mais j’espérais tellement qu’il débarque avec sa tenue de scène, celle qu’il arbore avec l’Arkestra. Il est arrivé sur le lieu de tournage tel quel et à la dernière minute, a enfilé ses habits étincelants. C’était comme si, sorti de nulle part, il disparaissait pour se révéler dans toute sa splendeur. Je me disais que c’était le plus beau jour de ma vie [rires].
Avec Sun Ra comme inspiration, (Watch My Moves) est donc plus que propice à l’évasion, au voyage immobile.
Même les progressions d’accords, le groove, ce côté hypnotique… Je voulais transmettre d’une certaine manière l’effet d’être dans un train, ou dans un vaisseau spatial, peu importe, mais de ressentir un voyage à travers une sorte de tunnel psychédélique.
Et ça se ressent également dans la forme des morceaux, qui sont assez longs, et dans leur manière de s’étirer, de répéter les motifs sur la durée.
C’est justement ce que je chante sur le morceau Fo Sho : “Probably going to be another long song.” Et honnêtement, j’ai lutté sur cet album en ce qui concerne la longueur des titres. Sur mon précédent disque, Bottle It In, il y avait de nombreux morceaux qui avoisinaient les dix minutes. Pour celui-ci, j’ai essayé de ne pas aller trop loin et je pense avoir réussi car les nouveaux tournent plus autour des sept minutes, entrecoupées de morceaux beaucoup plus courts, de brefs segments électroniques par exemple, qui sont un peu ma version des skits que l’on peut trouver sur les albums de hip-hop. Je suis fier d’avoir des morceaux moins longs comme Goin on a Plane Today ou Palace of OKV in Reverse, des morceaux qui te font voyager mais plus concis. Après avoir choisi l’ordre des morceaux, je me suis dit que l’album paraissait long sans pour autant ressentir la longueur. Tu arrives au bout avec le sentiment de ne pas avoir été forcé.
Te vois-tu toujours comme un “constant hitmaker” ?
Oui [rires].
La durée des morceaux n’a donc pas d’importance ?
Wakin On a Pretty Day est l’un des morceaux de ma discographie préférés de beaucoup de gens et il doit faire pas loin de dix minutes… Mais quand je parle de “hitmaker”, je pense surtout à écrire des morceaux catchy, qui sonnent comme un hit. Je dirais que le seul hit que j’ai écrit jusqu’ici est Pretty Pimpin, même si je pense que certaines de mes autres chansons auraient également dû devenir des hits [rires]. Je pense qu’un jour ou l’autre, j’en sortirai encore un vrai.
Es-tu constamment dans la recherche du hit ? Y penses-tu ?
Si je dois sortir un hit, il faut que ce soit de manière naturelle. Si tu prends les chansons à succès des années 1970, comme Tom Petty par exemple, tu penses à une classic song. Si tu prends un hit de Neil Young, tu penses à Heart of Gold. Et si tu prends les hits d’aujourd’hui, tu tomberas forcément sur quelque chose de très pop. Il faudrait réussir à faire le lien entre tout ça, construire un pont au-dessus du vide qui les séparent et composer un nouveau genre de tube. J’ai l’impression qu’il y a encore matière à puiser pour trouver une sorte de nouveau hit, que ce soit en travaillant seul ou avec d’autres collaborateurs. Je sens que j’ai encore ça en moi.
(Watch My Moves) est le premier album que tu sors après avoir changé de label et migré chez Verve. Comment la transition s’est-elle passée ?
Verve voulait signer avec moi, tout simplement. Ils m’ont approché au moment où je venais de finir mon contrat avec Matador. Je suis tellement reconnaissant d’avoir pu travailler avec Matador toutes ces années, ils sont comme une famille. Mais j’ai pris cette offre comme une opportunité. L’équipe de Verve avait l’air d’être fan de ma musique et d’être excitée par l’idée de faire un album ensemble. Ça tombait donc sous le sens.
En tant que fan absolu du Velvet Underground, quel effet ça fait de signer chez Verve, qui a été le label du groupe dès 1966 ?
Depuis très jeune, je ne pouvais jamais rater le logo Verve affiché sur les pochettes du Velvet, leurs coffrets, etc. C’est un label très cool, qui remonte aux premiers disques d’Ella Fitzgerald. C’est donc fou. J’ai toujours été fier d’être associé à l’indie rock mais, aujourd’hui, je suis fier d’être reconnu par un label plus classique. Ça fait du bien d’essayer quelque chose sur un label de ce genre. Après, ce n’est pas comme si le Velvet Underground était encore dans les parages. Nous sommes à une époque différente. Ce sont les temps modernes.
Propos recueillis par Valentin Gény.
(Watch My Moves) (Verve/Universal). Sorti le 15 avril. Concert le 20 septembre à Paris (Trianon).
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