Electron libre du fado, Cristina Branco explore dans son nouvel album les mystères et beautés du temps qui passe.
On doit à Joann Sfar des pages fort pénétrantes sur la musique : elles se trouvent dans les carnets autobiographiques (Ukulélé, Harmonica, Piano…) qu’il publie depuis quelques années chez L’Association. Venu tardivement et en amateur à la pratique instrumentale, le dessinateur a ainsi bien cerné la spécificité de l’ars musica, qui lui a fait découvrir une vision du monde totalement opposée à celle que ses expériences graphiques lui avaient léguée. « Le dessin est d’abord un exercice de rétention, déclarait-il en 2003. On est content de fixer des images, des histoires et des personnages, de les soustraire à la course du temps. Alors que la musique, elle, est au contraire une acceptation de la vie qui passe, de la vie qui coule. Quand on joue, on laisse chaque note s’envoler et s’évanouir, on est heureux de se sentir vieillir… »
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Dans son nouvel album, Kronos, Cristina Branco prolonge à sa façon cette réflexion : la Portugaise montre combien la musique excelle à retranscrire l’expérience du temps vécu. Confiées à des poètes et à des compositeurs contemporains, ses chansons explorent les pensées et les émotions qui traversent un être soumis au caractère éphémère et irréversible de l’existence. « Ce thème s’est imposé à moi parce que douze années ont passé depuis que j’ai commencé ma carrière de chanteuse, confie-t-elle. J’avais envie de voir les marques que le temps a laissées sur ma peau, ce qu’il m’a enlevé comme ce qu’il m’a donné. L’enregistrement de ce disque a été un moment magique, presque mystique. De tous les arts, la musique est sûrement celui qui interagit le plus avec le temps : il l’éclaire et l’explique comme aucun autre. »
Le temps n’est pas toujours l’ami des musiciens : il peut éroder leur inspiration et affaiblir la flamme de leurs désirs. Cristina Branco, elle, s’en est fait un allié de poids : depuis ses débuts, son chant comme ses choix esthétiques n’ont cessé de s’affermir et de se raffiner. Arrivée presque par hasard sur la scène du fado lisboète, sans le bagage traditionnel ni les poses de diva de rigueur (« Je n’ai écouté Amalía Rodrigues qu’à l’âge de 20 ans, et je n’y ai pas pris beaucoup de plaisir », rappelle-t-elle d’un air amusé), elle s’est heurtée au scepticisme des gardiens du temple, qui lui ont souvent reproché de lorgner vers le jazz, le classique ou la pop. Mais ces voix discordantes se sont peu à peu essoufflées, tandis que l’aura de la chanteuse, elle, s’étendait bien au-delà du seul Portugal.
Avec ses superbes canevas acoustiques, tissés par des instrumentistes de tous bords, Kronos impose définitivement Cristina Branco comme l’ambassadrice d’un fado désenclavé et délesté de ses vieilles frusques. Un fado éclairé, brillant par sa souplesse d’esprit et ses nuances d’expression, d’une égale justesse dans la ferveur lyrique comme dans le recueillement nostalgique, dans la célébration de sa propre beauté comme dans l’autodérision – dans Fado do Mal Passado, Branco chante ainsi : « Notre fado de la saudade/Toi qui nous consoles de tout/Tu as la même utilité/Qu’un pardessus en été ».
« Le fado a un potentiel créatif et expressif immense, souligne la chanteuse. C’est un monde en soi, et c’est un gâchis de vouloir en faire une tradition hermétique, fermée sur elle-même. Si je suis aussi fière de Kronos, c’est justement parce qu’il n’est pas un disque de fado de plus. Les poètes et musiciens auxquels j’ai fait appel ont compris que je n’appartenais pas à un genre : c’est la plus belle récompense que je pouvais obtenir. »
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