En dix jours d’agitation politique et médiatique, tout et son contraire aura été dit sur NTM, sur la justesse et l’urgence de son propos, la symbolique de sa condamnation, la force de sa cause. Alors que la fièvre retombe, révélant l’ampleur d’une fracture largement sous-estimée, nous avons choisi de revenir sur « l’affaire » avec cette proposition claire aux membres du groupe : une discussion à tête reposée, sans règles rigides ni problématique imposée.
L’occasion d’entendre enfin Kool Shen et Joey Starr s’expliquer en long et en large.
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Quelques jours ont passé depuis que la décision de justice vous concernant a été rendue et jusqu’à aujourd’hui, médiatiquement, tout semble assez confus. Lorsqu’on vous donne la parole, on ne vous laisse guère le temps de vous expliquer ou bien on vous bombarde de questions ciblées imposant un certain type de réponse.
Kool Shen : A la télévision, tu te retrouves face à des politiciens surentraînés, qui font tout pour t’énerver et nous, on n’est pas formés pour la télé. Ce qui nous prend la tête en ce moment, c’est qu’on commence par interdire des gens comme nous et qu’on se demande jusqu’où ça peut aller. Un groupe de rap, des livres dans des bibliothèques du Var, et ensuite ? Le nazisme et le fascisme, ça part comme ça : on commence par censurer la culture. C’est ça qui est inquiétant, cette montée du fascisme qu’on ne voit pas s’arrêter… En même temps, l’affaire a été jugée dans le Var et on sait très bien qu’ailleurs elle n’aurait pas été jugée de la même façon. On est aussi conscients que cette histoire a eu lieu parce que le juge qui a rendu le verdict n’avait pas d’assesseur une forme de procédure contre laquelle le syndicat des avocats s’est élevé. Alors, il faut un peu relativiser tout ça : on parle du cas précis d’un juge, situé dans le Var. Un ancien flic qui a quand même fait des procès assez bizarres, du genre condamner un des voisins du tribunal parce qu’il étendait du linge à ses fenêtres. Mais malgré tout, ce qu’il faut retenir, c’est ça : l’atteinte à la liberté d’expression.
La décision du juge serait donc liée au contexte politique : en banlieue parisienne, le verdict aurait été différent.
Kool Shen : Probablement. Disons qu’il y a eu un concours de circonstances.
Joey Starr : On l’a très bien vu lorsqu’on est allés chez le procureur pour l’enquête. Il nous a demandé d’expliquer le texte du morceau où on parle de la police et il n’a rien compris à ce qu’on lui racontait. Contrôle au faciès, par exemple, il ne connaissait pas. Pour lui, c’était une invention de journalistes, pas une réalité. Tout le rapport jeunes-flics, c’était complètement flou dans son esprit. Pour lui, les flics sont là pour protéger les citoyens, point final. On avait l’impression qu’il venait d’une autre planète.
Vous avez eu droit à une leçon de morale ?
Joey Starr : Non, il nous a juste posé des questions. Il voulait savoir où on voulait en venir avec nos propos. C’était les mêmes questions qu’on nous pose tout le temps à la télévision : où voulez-vous en venir ? et pourquoi « Nique la police » ? Alors, depuis des années, on répond que c’est une question de contexte, que quand tu vis en banlieue, t’as arrêté de dire « Zut » ou « Crotte. » Chez nous, les expressions, c’est « Nique la police » et c’est pas une incitation au meurtre. Entre nous, on se dit bien « Nique-toi » pour dire « Ferme ta gueule. » Cette incompréhension, ça prouve au moins un truc : c’est que si les politiques allaient vraiment sur le terrain comme ils le prétendent, ils passeraient outre les histoires de vocabulaire. Ils comprendraient ce qu’on veut dire.
Kool Shen : Les mecs sont pas au courant. C’est comme Eric Raoult lorsqu’il montre la pochette de J’appuie sur la gâchette dans l’émission de Paul Amar. Il dit « Regardez, il y a un flingue sur la pochette », mais il ne sait pas de quoi il parle. J’essaie de lui expliquer que c’est une chanson sur le suicide et que ce flingue-là n’a rien à voir avec le texte sur la police, mais à la télé, en quatre secondes, j’ai pas le temps de remettre les choses à leur place.
Joey Starr : Si on avait le temps, on expliquerait que la musique, c’est précisément un truc positif comme en voudrait Raoult. Nous, on pourrait être en train de faire autre chose, exprimer ça autrement, comme plein de gens. Alors qu’avoir la volonté d’exprimer toutes ces choses par la musique, c’est prouver que la banlieue pense, réfléchit. NTM n’amène pas un climat de violence. On est là pour montrer qu’il y a urgence sur un tas de trucs. Aujourd’hui, dans les médias, on parle beaucoup plus des faits divers qu’il y a dix ans, il y a une prise de conscience. Aujourd’hui, mon petit frère, il sait pourquoi il travaille à l’école : c’est pour lui, pour son avenir. Mon petit frère, il commence à avoir des repères, des exemples.
La situation ne serait donc pas désespérée ?
Joey Starr : Pour quelqu’un qui va à l’école et qui vit encadré, comme mon frère, non. Maintenant, il y a aussi des gens qui ne sont plus impliqués du tout dans le système et qui ne veulent plus travailler pour trois fois rien. Et ces gens-là, personne n’en parle. On entend des éducateurs à longueur de temps et ils ne parlent jamais des vrais exclus. Ces gens-là ne sont plus du tout représentés. Même pas par nous.
Kool Shen : L’autre jour, Cachin disait dans Le Monde que ce qu’on dit en alexandrins dans NTM, c’est de la dentelle par rapport à ce que peut dire un jeune déconnecté du système qui, lui, si tu l’écoutes parler de la police…
Joey Starr : Des gens comme ça, ils n’ont plus rien à quoi se raccrocher, ils sont complètement seuls. Même sous contrôle judiciaire, même s’ils doivent rendre des comptes à un juge d’application des peines, ça ne les touche plus. Un jour, ils se tirent dans le Sud pour avoir la paix, pour échapper aux keufs qui tournent dans la cité. Après, c’est des plans de survie au jour le jour. Le mec, il tape des trucs, il se fait choper. Alors il va au placard, ça lui fait des vacances. Après, quand il ressort, il a encore plus d’acuité sur le truc parce qu’il y avait des plus durs que lui en prison et tu peux plus le rattraper. Ces gens-là, il n’y a plus rien pour eux. Et ça, on n’en parle jamais. Et puis il y a aussi ceux qui ont un pied dans les deux camps, des mômes qui vont à l’école mais qui font quand même leur business à côté pour avoir du fric. Un jour, même eux, il faut qu’ils choisissent. Ça veut dire que si l’école permet pas de s’en sortir, ils choisiront d’aller gagner du fric facile.
Kool Shen : Même chose pour le type qui a un boulot et qui se fait virer du jour au lendemain. J’ai un pote comme ça : six ans dans une boîte. Ses parents sont repartis au bled, alors lui, il prend un appartement. Manque de bol, il se fait virer. Qu’est-ce qu’il peut faire après ça ? Son pays, c’est la France, mais il sait même plus où habiter.
Joey Starr : C’est des histoires comme ça qui relativisent ce qui nous arrive en ce moment. Moi, ça ne m’intéresse pas ce qui arrive à NTM. On est privilégiés, on a la chance d’avoir les médias, c’est-à-dire une espèce d’encadrement, un moyen d’expression. Moi, ce qui me touche, c’est ce qui arrive aux jeunes qui partent un samedi soir pour faire la fête et qui finissent dans un 48 heures en cage sous prétexte qu’ils ont pas leurs papiers, ou pour ébriété sur la voie publique des trucs mineurs. Eux, ils se font cravacher, humilier. Mais après, comment ils vont pouvoir se délester de tout ça ? Avec NTM, on peut le faire. Moi, je rentre chez moi le soir, je suis serein. Mais quand t’as pas cette chance de pouvoir t’exprimer, à un moment tu finis par dire « Nique la police, nique l’Etat, nique tout. »
Kool Shen : Et quand t’expliques ça à la télé, le ministre te dit « Vous devriez faire des choses positives. » Mais moi, je te parle pas de moi ! Je te parle des autres. C’est pas positif, de parler des autres ?
Joey Starr : Nous, on est carrés, alors on parle pour les autres. Maintenant, tout le monde dit qu’on a de l’argent, mais tu sais, la banlieue, c’est dans la tête. Moi, j’habite dans une maison, c’est cool pour moi, mais ça n’empêche pas ma mère de me dire « Comment tu parles, toi ? » Alors, je lui dis « C’est vrai, excuse-moi. » Et pourtant, même ma mère une mère de famille, qui n’a aucun rapport avec la racaille qui est mariée à un keuf, elle appelle la police « l’ennemi ». Ça prouve que c’est plus seulement un problème entre police et jeunes avec des casquettes.
Pourtant, le jugement du tribunal de Toulon s’appuie sur un incident précis niant toute idée de problème global, général : on parle d’insultes proférées à titre personnel contre des policiers précis, désignés du doigt.
Joey Starr : Que le Français qui n’a jamais injurié personne me jette la première pierre. Tout le monde sait que c’est dans la nature des gens de faire ça.
Kool Shen : De toute façon, il y a un mensonge au départ sur nos propos pendant le concert. Dans tout ce qui a été rapporté, il y a des exagérations. Sur les déclarations des vingt-cinq keufs qui ont témoigné, les seuls propos qui correspondent sont ceux que j’ai confirmés à la justice. Autour, il y a des inventions. Par exemple, on n’a jamais parlé d’ennemi en bleu. Ce soir-là, c’était un concert comme les autres. A un mot près, c’est toujours la même chose qu’on raconte pour lancer les morceaux.
Joey Starr : Ça fait six ou sept ans qu’on chante et en tout, il y a dû y avoir un débordement et encore, un truc qui n’avait rien à voir avec nous, qui aurait pu arriver à un concert d’Etienne Daho. Pourtant, c’est toujours pareil : à nos concerts, il y a des flics partout, des barrages, des contrôles. On nous fait pas confiance alors qu’il n’y a jamais eu de problème lié directement à nous. A Paris, mon petit frère voulait venir me voir au Zénith. Mais comme il avait pas de billet il devait le retirer à l’entrée , les keufs du barrage l’ont fait sortir à une autre sortie de métro pour l’empêcher d’y aller. Ça veut dire qu’on peut pas s’amuser tranquillement. Il y a un concert organisé, un endroit où une frange de la jeunesse se sent représentée et je crois que c’est un exutoire. Les gens, ils vont pas rentrer chez eux la tête gonflée, avec l’envie de tout casser. C’est le contraire qui se passe. Ils viennent au concert et en ressortant, ils se disent que les choses ont été dites, que ça fait du bien, merci. Donc, la question que je pose, c’est ça : « Qu’est-ce que vous connaissez de la jeunesse pour penser qu’elle pourrait tout casser comme ça ? » En vérité, la banlieue pense. Ça n’empêche pas qu’avec NTM on tape du poing sur la table pour expliquer à ceux qui n’ont pas encore compris qu’il y a urgence. Il y a des gens parmi nous qui ne savent pas ce que c’est qu’une famille, qui n’ont pas envie de faire des enfants, qui ne savent pas ce que c’est qu’un travail, tenir une place et être contents d’apporter quelque chose. Alors on va où ? Le problème NTM, à côté, c’est pas grand-chose. On est dans un pays où la répression est active et c’est ça qui fait peur. La répression, la peur des banlieues… A la limite, nous, on se trouve trop gentils.
Kool Shen : On n’est que le reflet de ce qui se passe dans les banlieues. On y habite, c’est tout. Il faut arrêter de croire qu’on est les gens qui motivent tout ça. Le feu, il a été allumé avant nous. Vaux-en-Velin, c’était avant nous.
Joey Starr : Nos propos, ils ont trente ans de retard. Il faut que la France accepte que le problème des banlieues prend sa source dans l’histoire du pays. Ça remonte à la colonisation. Alors faut assumer, faut reconnaître qu’il y a des erreurs qui ont été faites.
Comment expliquez-vous cette inversion des rôles ? Pour beaucoup, vous seriez l’origine du problème, l’étincelle qui allume l’incendie.
Kool Shen : Si t’es bien rangé dans la société, c’est tentant de se raccrocher à ce genre d’idées. Je connais des mecs de 40 ans qui habitent en bas de chez moi et qui ont un peu jeté l’éponge alors qu’il y a dix ans, ils auraient foncé avec nous. Même eux, qui sont de notre bord, ils ont du mal à capter le truc. Alors c’est clair que des gens qui habitent à Paris et qui voient la tête de Joey à la télé, ils sont en panique.
Joey Starr : On pourrait leur faire beaucoup plus peur que ça. Si on était organisés…
Kool Shen : Le désordre sert l’Etat, parce que le type qui brûle une voiture dans son quartier, il se trompe de cible. Il n’a plus de repères, alors il s’en prend à la première voiture qu’il croise parce qu’elle représente le pouvoir, parce que lui n’en possède pas. Ça prouve bien qu’il y a une instabilité totale, qu’il n’y a pas d’organisation. Les gens ne savent même plus quoi faire, contre qui se retourner. Ils brûlent des voitures de la même cité.
En parlant de statut social, vous devez être en porte-à-faux depuis que vous avez du succès.
Joey Starr : Ça, c’est de l’attitude de banlieusard mortel : tu possèdes un peu plus que ton voisin, alors forcément t’es un enculé. Mais les gens qui nous voient de cette manière oublient qu’on aurait pu faire MC Solaar et pas se retourner. Des disques, on en vendrait beaucoup plus. Malheureusement, on y arrive pas, on sait pas faire. On nous demande pourquoi on s’emmerde encore à écrire des trucs comme Police ou Plus jamais ça. Mais c’est parce qu’on vit là, que c’est ce qu’on connaît. On a beau être entrés dans un système, il y a des trucs qui nous tirent vers l’arrière, qui nous retiennent. La banlieue, on la quitte pas. Tu peux aller dans le Sud et croiser un lascar, tu vas finir par lui parler, c’est fatal. Mes copains, c’est les mêmes têtes de chien qu’avant. Parce que tes joies et tes peines, tu les partages dix fois mieux avec ces gens-là. De toute façon, le gâteau, il est trop gros pour moi. On va le manger à plusieurs.
Kool Shen : Où je vais aller si j’ai pas mes potes ? Je vais quand même pas changer de potes. Et ceux qui changent leur façon de vivre, ils le paieront un jour ou l’autre. L’argent, tu peux en avoir autant que tu veux, si t’es pas stable dans la tête, il sert à rien. Moi, mes amis, c’est les mêmes. Ma femme, c’est la même. Ces gens-là me rendent stable.
Il y a une continuité évidente avec vos origines et pourtant, médiatiquement, on essaie d’ôter toute dimension ludique à ce que vous faites. NTM, ce serait désormais un monde dur, sombre, en guerre.
Kool Shen : Ce que personne n’a relevé, c’est que dans nos concerts, il y a aussi de la dérision, du deuxième degré. Lorsqu’on dit « La police », on demande au public de répondre « On la nique. » Ensuite, même chose avec « La justice », les gens disent « On la nique. » Et pour finir, Joey dit « Joey Starr » et les gens se font avoir et répètent « On le nique. » C’est du spectacle, on rigole. Mais ça, personne ne le signale. Tout ce qu’on dit avant les morceaux fait partie de la performance. On chauffe les gens pour amener le premier temps de musique, c’est l’intro du morceau. C’est comme un générique à la télé, ça fait partie du show.
Joey Starr : Dans le groupe, on est toujours en train de rigoler. C’est pour ça qu’on part pas dans l’extrême dans nos chansons, il reste une forme de jeu dans ce qu’on fait. Alors que je vois des petits jeunes de Bobigny, ce qu’ils écrivent, c’est terrible. Nous, à côté, c’est du petit lait. Mais seulement nous, on a six ou sept ans de plus. Eux, j’espère qu’ils comprendront plus tard que si tu parles de flingues à longueur de temps, tu peux te retrouver face à un môme surexcité avec un fusil dans les bras qui te demande ce qu’il doit faire avec.
Peut-il exister une forme d’autocensure dans l’écriture ?
Kool Shen : Ce que j’écris, c’est ce que je ressens intimement. La censure, elle se fait donc à l’intérieur du cerveau, naturellement.
Joey Starr : Tout ça est autogéré, il y a une maturité. Et puis tu apprends que ton point de vue est pris en compte, qu’on ne le néglige plus, et tu n’as pas envie d’envoyer au coupe-gorge des plus jeunes que toi qui pourraient mal interpréter ce que tu dis.
C’est cette forme d’autocensure qui vous fait situer la phrase « Des balles pour la police » dans un rêve, et pas dans la réalité.
Kool Shen : Vous êtes les premiers à faire ressortir l’idée que c’est une chanson basée sur une idée de rêve. Les autres journalistes ne retiennent que les mots « Des balles pour la police », une phrase qu’ils sortent du contexte. Mais moi, j’ai pas envie d’être aussi direct dans un texte, alors je parle d’un rêve. J’ai des petits frères, et si je disais « Prenez un flingue et allez tirer dans les commissariats », alors je devrais le faire en premier, au lieu d’encourager les autres lâchement. La censure, elle est donc dans ma tête. Ecrire « Des balles pour la police » comme ça, froidement, ce serait dépasser ma propre limite.
Par contre, il y a un jeu autour de cette limite, pour titiller les esprits.
Kool Shen : Exactement. Mais chez NTM, c’est un jeu qui s’est mis en place naturellement. On est responsables.
Entre Joey et toi, vous parlez de ce positionnement, ou bien ça se fait à l’instinct ?
Kool Shen : On se connaît depuis vingt ans, alors c’est plutôt à l’instinct. C’est pour ça que ce qu’on fait est parfois trop premier degré. Quand tu rentres chez toi, t’as pas toujours envie de te demander si tu veux être positif. L’espoir, je le vois pas vraiment, mais j’écris quand même.
Comment faire pour mieux recadrer NTM, remettre un peu de légèreté dans tout ça ?
Kool Shen : C’est ce qu’on essaie de faire en ce moment. Mais c’est pas facile : il y a des gens qu’on ne convaincra jamais. On pourra toujours leur dire qu’on fait avant tout de la musique, ils ne comprendront pas. Il y a tellement de préjugés sur la couleur de la peau que tu peux plus rien faire. Même avec des arguments carrés, logiques, il y a des gens que tu ne peux pas rattraper.
Ça signifie que la décision du juge t’a surpris, que tu ne t’attendais pas à une telle sévérité ?
Kool Shen : J’étais à New York, en vacances, et c’est un pote qui m’a annoncé la nouvelle : « T’as pris trois mois ferme. » Je lui ai dit « Ça va, arrête tes conneries ! » Je n’en croyais pas mes oreilles. Trois mois avec sursis, je veux bien, mais la prison ferme ! C’est le Chili ici ou quoi ?
Dans cette histoire de liberté d’expression, vous vous situez comment ? On peut tout dire ?
Kool Shen : C’est un problème délicat. Lorsque Le Pen parle de supériorité des races ou de point de détail, c’est quand même dur de trancher pour la liberté d’expression. Et pourtant, lui, on n’arrive pas à l’inculper. La liberté de s’exprimer, on la lui laisse. Ça me gêne dans le cas de Le Pen, mais je crois pourtant qu’on a quand même le droit de tout dire. Il vaut mieux pouvoir exposer tous les points de vue et en débattre après que de faire taire les gens… Et pour en revenir au jugement, c’est pas grave. Nous, au moins, on peut encore en parler. Il y a des tas de jeunes qui n’ont pas cette chance-là, qui n’ont pas de micro et qui se retrouvent en taule sans avoir pu s’expliquer publiquement.
Vous ne réfutez donc plus ce statut de porte-parole.
Kool Shen : Pendant longtemps, on ne voulait pas : simplement parce qu’il y a toujours des gens qui ne sont pas derrière toi, même dans ton propre quartier, des gens qui ne veulent pas être représentés par toi. Alors, non, on ne voulait pas représenter la banlieue dans son ensemble. Par contre, dans cette histoire précise, ça dépasse NTM. Le verdict a rangé les gens de la banlieue derrière nous. Maintenant, s’il faut choisir entre l’Etat et NTM, on sait très bien où les gens vont aller.
Et pourtant, pas de réaction violente organisée, pas d’émeutes.
Kool Shen : Ça prouve que les gens réfléchissent. Faut arrêter de croire que les gens qui écoutent notre musique sont des moutons, qu’ils ne pensent qu’à tout raser. Tant mieux si ça n’a pas explosé dans les banlieues, faut surtout pas tout péter pour nous. Il y a des choses un peu plus importantes pour lesquelles ça devrait péter.
Dans une certaine mesure, peux-tu comprendre ce qui s’est passé dans l’esprit des policiers qui vous ont attaqués, ce besoin de défendre, à titre individuel, un honneur ?
Kool Shen : Je répondrai à ça ce que je réponds à ceux qui parlent d’un certain rap commercial, corrompu. Moi, je compte NTM dans le rap intègre, alors je considère que ces attaques ne me touchent pas. Même chose pour un keuf intègre, qui fait bien son métier : celui-là ne doit pas se sentir touché par ce qu’on dit en concert. Et des flics qui font bien leur métier, j’en ai déjà croisé. « Bonjour monsieur, contrôle d’identité. Tout est en règle, au revoir monsieur. »
Gardes-tu encore un peu d’espoir en une certaine forme de politique ?
Kool Shen : J’ai voté aux dernières élections, même si je me demande un peu pourquoi. Je me dis que ça ne sert à rien, ou alors seulement à faire barrage au FN, mais je finis quand même par aller voter. On dit que NTM, c’est « No future », mais nous ne sommes pas pour le chaos. J’ai jamais été anarchiste, je m’intéresse à la politique… On se contente de montrer la situation telle qu’on la voit. C’est la situation qui empire, les bâtiments qui se dégradent, les jeunes qui deviennent dingues. Quand on a vu le juge à Toulon pour parler des problèmes avec la police, il nous a demandé qui avait commencé tout ça. Comme si la banlieue se résumait à cette question : « Qui a commencé ? » C’est quand même un peu étroit, comme analyse. Petit, le juge. Moi, j’ai pas fait d’études, mais face à un mec qui résume la banlieue par ce genre de question stupide, j’ai même plus envie de parler. Ensuite, il me dit qu’il ne peut plus traverser Toulon sans protection parce qu’il est flic. Et alors ? Moi, non plus, je peux pas aller dans certains coins et pourtant, je suis pas flic. Il y a des cités à Saint-Denis où je peux pas mettre les pieds. Il y a pas que pour les keufs que c’est dur, la banlieue.
Au final, cette histoire est plutôt une victoire pour vous et les défenseurs de la liberté d’expression : vous vous êtes fait plus d’amis que d’ennemis.
Kool Shen : On a pas fait ça pour ça, mais c’est vrai qu’on a peut-être l’opinion publique avec nous. Enfin, il y a quand même aussi trois mois de prison. Il y a une dérive, c’est grave.
Mais tu as le sentiment d’un éveil, d’une prise de conscience ?
La vraie prise de conscience, ce serait d’affronter les vrais problèmes. Et aussi de parler de l’extrême droite dans ce pays. On entend des trucs pas possibles, partout, à la télé, des trucs plus graves que « Nique la police. » Et là, va quand même falloir se réveiller.
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