Les deux Norvégiens de Kings Of Convenience l’affirment dès leur titre d’album : Quiet is the new loud. Et du bruit paisible, le duo en fait beaucoup, prenant la tête de la nouvelle croisade en faveur des musiques acoustiques, où ces héritiers de Simon & Garfunkel ou A-Ha font office de joyeux trublions.
Pour nous récompenser d’être venus jusqu’à Bergen, calme paradis figé de la Norvège profonde, les Kings Of Convenience nous offrent ce que les comiques approximatifs de Canal+, les Robin des Bois, nomment un Instant norvégien.
A l’heure des photos, le duo nous a en effet entraînés dans un sous-bois planté sur les collines entourant la ville, au c’ur duquel un pont minuscule enjambe un ruisseau à peine plus large qu’une rigole. Debout sur le pont, Eirik Glambek Bøe et Erlend Øye se mettent naturellement à entonner Bridge over troubled water à l’unisson, les eaux agitées étant remplacées ici par une onde douce et languide qui emporte leurs deux voix au fond du bois.
Même si la comparaison les agace, nos deux lauréats du concours Simon & Garfunkel 2001 ne peuvent trop longtemps réprimer leur nature (bucolique) et leurs instincts (mélodiques) dès qu’une occasion se présente de se mélanger le chant à la façon pudique de ces aïeuls new-yorkais, qu’ils jurent pourtant ne connaître qu’en pointillé mon œil !
Un petit brun ténébreux et une grande seringue rousse : jusque dans cet aspect-là des choses, ils se retrouvent pourtant cernés par l’ombre pesante de ces maîtres en harmonies suaves et ébénisterie haut de gamme.
Propulsés malgré eux à l’avant-garde d’un hypothétique revival folk dont les gazettes anglaises, jamais avares d’anachronisme, font déjà leur petit bois en ce premier hiver du xxie siècle (dans le même sac que d’autres nouveaux venus comme I Am Kloot, Alfie, Turin Brakes et une petite demi-douzaine d’autres), Eirik et Erlend reçoivent à domicile pour tenter de démontrer deux ou trois vérités liées à leur berceau norvégien. Erlend : « Je suis certain que les paysages des alentours de Bergen ont eu une influence plus importante sur notre façon d’écrire que n’importe quel groupe folk anglais ou américain. D’ailleurs, quand j’entends parler de folk, je pense surtout à notre folklore local, aux chansons que l’on apprenait à l’école, aux histoires souvent tristes, déchirantes, qui se déroulent dans la campagne norvégienne. La mélancolie de notre musique provient directement de là, nous n’avons pas attendu Nick Drake pour ça. Nous possédons notre propre tradition de songwriters, nous avons nos Jacques Brel… » … Et vos brêles, se retient-on d’ajouter en pensant au seul groupe norvégien ayant jamais eu pignon sur stades en Europe : A-Ha. Mais là encore, le sujet est savonneux, car les Kings Of Convenience poussent le zèle nationaliste jusqu’à reprendre sur scène Manhattan skyline, tiré du répertoire des Indochine scandinaves, et confessent éprouver une vraie fierté pour ce que A-Ha a amené à la Norvège en matière de reconnaissance sur la carte de la pop internationale.
La plus grande déchirure de la jeune carrière des Kings Of Convenience, c’est d’avoir été contraints d’enregistrer Quiet is the new loud, leur premier album, à Liverpool, pour obéir aux exigences de calendrier du producteur Ken Nelson, l’homme providentiel du moment, responsable entre autres des cartons de Coldplay et Badly Drawn Boy. Une entorse à leur confort que ces rois fainéants ont accepté de bonne grâce pour obtenir le son exact qui leur parasitait les méninges depuis l’adolescence. Ils se sont même offert le luxe de repousser les avances de David Whitaker, arrangeur anglais mythique de Gainsbourg et du dernier Daho, qui aurait pu menacer selon eux l’écosystème fragile de leurs chansons en les ornant de trop d’artifices, risquant de transformer ces brindilles en baobabs à grand renfort d’orchestres à cordes.
Quiet is the new loud, sous ses dehors de manifeste, demeure avant tout un recueil passionné de vignettes naturalistes à peine colorisées par un violoncelle, un métronome de batterie et quelques scintillements de trompettes parfaitement mesurés. Pour le reste, guitares acoustiques et voix floconneuses dominant les débats, les Kings Of Convenience ont respecté à la lettre leur maigre cahier des charges consigné dans un virtuel premier album, un assemblage de demos sorti dans la confidence l’an dernier et dont les meilleurs passages sont restitués ici, tout juste emmitouflés de nouveaux arrangements.
Mais le lien qui unit Eirik et Erlend remonte bien plus loin qu’à ce premier jet, lorsqu’à l’adolescence ils faisaient déjà équipe au sein d’un groupe de rock local, Skog, fortement empreint de new-wave et de vagues prétentions psychédéliques. « Nous nous connaissons depuis l’enfance car nos familles étaient amies, explique Eirik. Mais j’ai retrouvé Erlend dans le groupe à 16 ans. A l’époque, nous ne jurions que par Pink Floyd et je me souviens d’un jam improvisé de treize minutes qui fut le moment le plus excitant de notre adolescence. Sinon, le groupe n’était pas vraiment au point et, comme je jouais de la guitare acoustique, la difficulté à me faire entendre dans tout ce vacarme a précipité mon envie de faire de la musique autrement. »
L’occasion se présente au détour d’une annonce pour participer à un album de reprises de Joy Division produit par un label local. Comme les autres membres du groupe ne peuvent se rendre à l’enregistrement, Eirik et Erlend se retrouvent seuls à devoir transfigurer le crépusculaire Eternal en aubade acoustique, chopant au passage un virus qui contamine bientôt toutes leurs fibres. « Soudain, tout a paru plus limpide, se souvient Erlend. Nous avons pris conscience que le nombre de décibels ne faisait pas la qualité d’une chanson, mais au contraire que tout ça servait à masquer l’absence de confiance en eux des musiciens rock. Lorsque nous avons chanté pour la première fois tous les deux avec juste nos guitares, j’ai ressenti une véritable libération. On s’est conjointement demandé pourquoi on avait attendu si longtemps pour faire ça, car c’est à l’évidence ce qui nous convenait le mieux. »
Dans une hétéroclite brassée de modèles ayant décapsulé leurs dernières pudeurs à se montrer nus, ils citent Tracy Chapman, Suzanne Vega, Red House Painters ou évidemment Belle And Sebastian, leurs plus évidents équivalents britanniques. « Le jour où leur album If you’re feeling sinister a grimpé jusqu’à la septième place des charts nationaux en Norvège, on a enfin senti que le vent pouvait tourner en notre faveur. »
Dans la conversation, ils patinent aussi pour retrouver le nom de ce vieillard français dont le hasard (ils sont en France sur le même label) leur a fait découvrir les récents exploits et aussitôt rejoindre le chœur des admirateurs : Henri Salvador. Comme le vieux Riton, ils pointent en direction de la bossa-nova brésilienne le goupillon de leurs plus vibrants émois musicaux, s’enflamment à la seule évocation de Jobim et de João Gilberto, rebondissent sur une plaidoirie fort étayée sur le nécessaire retour dans la chanson pop d’un ingrédient trop souvent absent : le silence. « Imagine Creep de Radiohead sans le contraste entre le silence et le bruit : ça donnerait un morceau de rock héroïque tout à fait banal », démontre Eirik. Erlend, plus vindicatif et militant que son associé, a trouvé le titre manifeste de l’album et en fait un point d’honneur : « Après trop de grunge, de techno, on a besoin de revenir à des choses simples. J’ai trop souffert d’avoir passé la plupart des concerts de rock au bar tellement le son était épouvantable. J’ai trop souvent dû me boucher les oreilles pendant que les basses me ramonaient les entrailles. »
Dans le bar où se déroule l’interview, un percolateur capricieux laisse échapper toutes les cinq minutes une bouffée de chaleur blanche et bruyante qui fait penser à une improvisation de Sonic Youth, au grand désespoir d’Eirik, dont les tympans en dentelle refusent telle matinale agression : « A ceux qui nous prennent pour un groupe typique pour jouer dans les cafés, je dis qu’il faudra d’abord rayer de la carte toutes les boissons chaudes. »
The Sound of silence version scandinave se décline en autant de leçons de silence auxquelles Quiet is the new loud servira de manuel (richement) illustré. Par peur sans doute de passer pour d’effroyables intégristes de la cause folkeuse, nos deux comparses tiennent quand même à préciser leur intérêt sincère pour les musiques contemporaines, qu’elles soient expérimentales (comme celles du label norvégien Rune Grammofon) ou simplement électro-ludiques. Ils avancent pour preuve leur propre projet parallèle et electro, dont un titre figure sur une compilation de leur label d’origine Tellé. Sous le nom à peine voilé de Tore, Erlend & Eirik, leur contribution à la modernité se limite pourtant à une autre de ces pop-songs feutrées, celle-ci parasitée de clapotis synthétiques.
A la fin des concerts, comme pour rompre avec la solennité qui a prévalu jusqu’ici, ils agitent également une sorte de squelette de morceau disco (titre non inclus dans l’album, mais qui pourrait devenir à moyen terme leur Blue Monday), sur lequel Erlend, pétri de talents comiques évidents, effectue des pas de danse incertains, tel un nerd ayant trop forcé sur le Malibu à une soirée HEC.
Au hasard des rues de Bergen, Erlend nous montre discrètement un jeune type, prototype du fan d’indie-pop mal dans ses chaussettes : c’est lui qui a servi de modèle à Toxic girl, chanson phare du maxi Playing live in a room, figurant également en bonne place des réussites de l’album. L’histoire d’un garçon amoureux en secret d’une nymphomane, une bimbo elle aussi bien connue des environs, à partir de laquelle ils ont brodé un peu de leur propre inconsistance sentimentale. Car si Eirik vit désormais en couple avec une jeune étudiante en médecine et mannequin occasionnelle (ils sont tellement collés l’un à l’autre qu’elle figure même sur la pochette de l’album), Erlend habite encore chez ses parents, dans un lit à une place et sous un portrait immense de Bob Dylan (« un garçon assez talentueux »).
La vie d’Erlend forme ainsi une belle omelette norvégienne puisque ses parents, divorcés, occupent désormais chacun un étage de l’ancienne maison familiale, résidu des largesses d’esprit babas et communautaires qui fleurent bon la Scandinavie seventies. « Les souvenirs les plus forts que je garde de mon enfance sont ceux de mes parents passant des nuits entières avec plein d’amis, à fumer, à boire du vin et à écouter de la musique planante en discutant politique. »
La musique de ces gosses de hippies trop polis pour entrer en rébellion épouse donc les mêmes atermoiements émotionnels, se refuse à hausser le ton, quitte à faire passer, au pays des Vikings, ces Kings peu virils pour des représentants d’une génération contrite, à jamais perdue pour l’athlétisme et les beuveries du samedi soir. « Chez nous, les femmes ont tellement contribué aux luttes féministes des années 60 et 70 qu’elles possèdent une place dominante dans le couple, renchérit Eirik. Moi, comme mon père est mort quand j’étais enfant, j’ai toujours grandi au milieu de femmes. J’étudie actuellement pour devenir psychiatre et, aux tests psychologiques, mon taux de féminité est ressorti anormalement élevé. La mère d’Erlend et la mienne ont combattu ensemble pour leurs droits et nous sommes sans doute le produit de ça. Tous les fils des amies de ma mère sont des mauviettes. Ce sont eux que l’on voit dans les concerts, rasant les murs et incapables de parler aux filles. »
Alors, pour parler tout bas au creux de l’oreille des filles de Bergen et d’ailleurs, Eirik et Erlend ont composé un bouquet de chansons chastes enrubanné d’un slogan à longue portée : Quiet is the new loud. Le nouveau millénaire tout numérique ne pouvait mieux commencer.
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Quiet is the new loud (Source/Virgin).