A 23 ans, le Londonien King Krule achève de démontrer toute l’étendue de son talent avec The Ooz, un deuxième album riche de complexité. Portrait d’un petit génie malicieux et passionné.
Il a arrêté le joint mais pas l’alcool. “J’aurais bien aimé, je me serais senti beaucoup mieux cet après-midi”, lâche-t-il dans un éclat de rire. Il a de petits yeux, King Krule, c’est vrai, mais un sourire aussi large que ses cheveux sont roux. A 23 ans, Archy Marshall, de son vrai nom, ressemble à un gosse à qui on aurait demandé de répondre à des questions d’adulte, avec son pantalon extralarge, son espèce de T-shirt manches longues et sa manie de vider ses poches encombrées, jusqu’à sortir un rasoir qu’il pose délicatement à ses côtés. Il nous a montré le sweat Supreme qu’il vient d’acheter, puis a empoigné la guitare sèche qui traînait dans un coin de la pièce et s’est mis à en pincer les cordes, comme pour retarder le moment fatidique de l’interview.
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Finalement non, le voici dans le rôle du sage, menant une réflexion sur sa (plus si) jeune carrière avec sa voix d’outre-tombe qui lui donne l’air d’avoir traversé les âges, de débarquer de ce XIXe siècle où le romantisme des Hauts de Hurlevent balayait la lande de spectres et de passions. Cette voix grave, teintée d’un accent nasillard, brandit une insolence punk nourrie par le crachin londonien qui l’a vu grandir.
Une biture dans le texte
C’est elle, ainsi, qui contribue à faire de Dum Surfer le meilleur single de son nouvel album, The Ooz. Un morceau qui déploie une ambiance de pub sordide, avec ses piliers de comptoir, son odeur de graillon, ses vapeurs d’alcool et sa lumière glauque. La rythmique est sexy, le saxophone sinueux, la brume fantasmatique. King Krule raconte une biture : “Alors que Venus a fait le tour de son orbite, je me sens légèrement en purée, le sauté n’a rien absorbé, j’ai besoin de pisser un coup (…). Je suis à un pas de la folie au moment où je vomis sur le trottoir.”
L’histoire derrière le morceau est longue comme une nuit blanche. Elle commence par l’achat d’une guitare Fender Jaguar “super sexy” lors d’une tournée en Asie. A son retour, Archy, lessivé, se raccroche à ses souvenirs et enregistre un nouveau morceau chez lui à six reprises, sans parvenir à mettre le doigt dessus. Une nuit, à Paris, il repense à ses soirées, les confond. Puis se rappelle avoir poussé la porte d’un pub après le vernissage de son exposition d’arts visuels montée avec son frère Jack Marshall (alias Mistr Gone) en 2014.
“Un mec m’a demandé du feu. Il avait cet accent bizarre de l’Ouest, de Cornouailles qu’Ewan McGregor a dans le film”
La veille, il a maté Blue Juice, un “film de surfeur ringard des années 1990.” “Un mec m’a demandé du feu. Il avait cet accent bizarre de l’Ouest, de Cornouailles qu’Ewan McGregor a dans le film. On en a parlé et il m’a parié 50 pounds que l’actrice principale n’était pas Catherine Zeta-Jones. Je les ai gagnés, bien sûr. J’en ai filé 10 à un clochard, 10 à mon frère et je lui en ai rendu 10 parce que j’avais pitié”. Il sera le “surfeur stupide”, l’antihéros du morceau.
Cette histoire à tiroirs reflète bien la complexité d’Archy Marshall, personnalité difficilement classable, aussi taiseux que volubile, dépressif que bravache, qui puise son inspiration dans l’urbanité et la solitude de ses errances. A l’image de sa musique, riche d’influences et de paradoxes, qui emprunte au jazz, au dub, au punk, à la dark-wave, aspire les Streets, Joy Division ou The Penguin Cafe Orchestra. Archy part d’un point A sans savoir où se trouve le point B, se perd dans des digressions mélancoliques, une introspection faite d’insomnies, qui rapprochent The Ooz du free-jazz ou de la forme libre. “Quand je l’ai fini, je n’avais aucune idée de ce que c’était. Je n’étais ni négatif ni positif, juste perdu. Je crois que j’ai eu beaucoup de liberté et c’est ce qui arrive dans ces cas-là.”
Un enfant de la balle
Archy Marshall n’est pas là pour rentrer dans le moule, encore moins pour respecter les angles droits, la dichotomie, les raisonnements obtus. Il déforme, tord, hurle, repousse, questionne, s’autorise, sans se préoccuper de répondre à une attente du public, ou de l’histoire de la musique. Une liberté acquise dans l’enfance, aux côtés d’un père guitariste – “il m’apprenait du Led Zeppelin” –, d’une mère chanteuse et d’un oncle membre d’un groupe de ska, The Top Cats.
La musique est présente partout. Sur son premier morceau, Archy imagine la mort d’une employée de cantine. Il n’a que 8 ans. S’ensuivent différents groupes. Du graffiti, aussi, qui lui donne l’impression d’avoir “le pouvoir”, mais qu’il abandonne car il devenait “obsédé”.
Il n’a que 16 ans lorsqu’il produit son premier album, U.F.O.W.A.V.E, sous le pseudo Zoo Kid. “Il s’agit toujours de mon œuvre préférée.” Dean Bein, du label new-yorkais True Panther Sounds (Abra, Tobias Jesso Jr.), écoute un lien Bandcamp posté sur un blog baptisé Dont Die Wondering : “J’ai été frappé. Je ne savais pas si c’était un truc normal pour les ados anglais ou juste un truc extraordinaire comme je le pressentais. Je voyais les ombres de Billy Bragg, Chet Baker et d’autres. Je ne pouvais pas croire qu’une musique avec une telle profondeur musicale et émotionnelle, avec une telle étendue d’influences puisse venir de quelqu’un de si jeune.”
Projets house et Shakira
Dean Bein est alors en Angleterre et s’empresse de débouler chez la mère du futur King pour le signer. A 19 ans, Archy lâche le saisissant 6 Feet Beneath the Moon. Depuis, il collectionne les pseudos (Edgar the Beatmaker, Zoo Kid, DJ JD Sports…) comme les collaborations : les rappeurs Earl Sweatshirt et Ratking, les punks de Trash Talk, le duo de producteurs Mount Kimbie, qu’il allait voir ado jouer dans des raves. “On passait notre temps à tout expérimenter : les drogues, les filles, les sorties, la musique. Je n’ai jamais regardé la télé entre 15 et 20 ans.”
S’il remate un peu de trash TV pour se détendre, le Londonien s’est surtout plongé dans la house, de Detroit avec la star Moodymann, au label Rhythm Section monté en 2009 à Peckam par le DJ Bradley Zero, qui organise de grosses soirées du côté de Rye Lane. “Un jour, j’ai vu ce mec, Bradley Zero, entouré de filles magnifiques qui dansaient. Je me disais : putain, je veux être lui, il est trop cool.” Archy Marshall bosse désormais sur un projet house pour Rhythm Section, avec ses potes Connor et MC Pinty. “Mais j’aimerais bien collaborer avec Shakira aussi. Ses hanches sont démoniaques !”, lâche-t-il en tirant sur une roulée.
“C’est rare aujourd’hui de bosser avec quelqu’un qui se consume entièrement pour la création”
“C’est rare aujourd’hui, à l’heure où les artistes managent leurs carrières comme des entreprises, estime Dean Bein, de bosser avec quelqu’un qui se consume entièrement pour la création, qui n’a comme but que l’expression de soi et l’honnêteté.” Ajoutons que Marshall est un digger de musiques doublé d’un producteur en puissance. “J’achète les meilleurs vinyles par deux car je les écoute tellement que mon diamant s’abîme et que je ruine les disques. Je n’en prends pas soin mais je m’en fous. J’aime l’idée que je pourrais cracher dessus et ainsi modifier le son.”
Amputé d’un “e”, le “ooze” de son nouvel album renvoie justement au crachat, au sperme, à ce qui suinte et déborde du corps. “Avant, je fixais les gens sur scène et leur criais dessus. Je me suis adouci en grandissant. J’écoute des crooners, des trucs de roucoulade. Les filles m’aiment pour mon art, alors bon…” Et drôle, en plus.
Album The Ooz (True Panther/XL/Beggars/Wagram)
Concert Le 26 novembre à Paris (Casino de Paris)
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