Entremêlant des influences trip-hop, post-punk et pop, King Krule met en musique un certain quotidien britannique, celui des bas-fonds et des fast-foods de seconde zone, ferment de son troisième album, le tempétueux Man Alive!
Longtemps, King Krule a donné l’image d’un adolescent hyperactif, incapable de tempérer sa soif créative, comme s’il ne pouvait exister qu’à travers la pointe d’un crayon. A chaque sortie, médiatique ou discographique, l’Anglais intrigue. Impossible de comprendre comment un garçon de 25 ans peut avoir l’air aussi grave, angoissé au moment d’interpréter ses pensées, à peine agencées en chansons et pourtant reprises comme des hymnes par cette jeunesse qui écume les nuits à coups de bringues et de pizzas bon marché.
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Il y a bien quelques pistes à suivre (on parle quand même ici d’un jeune homme qui a échappé de peu à des traitements psychiatriques et qui a été renvoyé de plusieurs établissements scolaires), mais impossible de savoir réellement d’où peuvent bien venir cette profondeur, ce goût des extrêmes et cette lourdeur dans la voix, qui semble charrier avec elle toute la morosité du monde. Impossible, enfin, de savoir comment une musique si ardemment hostile aux raisons commerciales peut s’attirer les éloges du public et de la presse internationale.
King Krule, explorateur des abysses d’un monde qui s’écroule
Peut-être est-ce de la chance, ou tout bonnement du talent. Mais le sait-on jamais vraiment ? King Krule, lui, se moque bien de ces considérations. Il a simplement un avis pour tenter d’expliquer comment il est parvenu à envoyer bouler le déterminisme : “Ça fait presque dix ans que j’enchaîne des projets très différents les uns des autres et que je bosse continuellement. Je suis arrivé au sein d’une industrie amorphe et, pourtant, je suis toujours là. Des gens continuent de me découvrir, parfois même ils m’apprécient alors que je fais tout pour ne pas donner ce que l’on attend de moi…”, constate-t-il, avec cette voix d’outre-tombe qui le caractérise.
Cette voix, Archy Marshall dit composer avec. Trop lourde, trop pesante, pas assez joyeuse : clairement, il ne l’aime pas. “J’aimerais pouvoir chanter comme Pharrell”, plaisante-t-il. On imagine alors ce que donneraient des morceaux tels que Cellular ou Comet Face avec la voix bluette du hitmaker américain, et non : définitivement, King Krule n’a pas son pareil pour explorer les abysses d’un monde qui s’écroule, réduit à la mélancolie et à l’effroi.
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On pourrait, c’est vrai, le penser déconnecté du réel, l’imaginer comme tous ces artistes ayant passé leur adolescence à voguer de ville en ville dans un tour bus et désormais obnubilés par leur persona. Ce qui aurait pu arriver quand on sait que ce bougre d’Archy impose sa présence depuis 2011.
Mais il en a profité pour tout expérimenter : les styles (le hip-hop, l’indie-rock, les musiques électroniques, etc.), les pseudos (Zoo Kid, Sub Luna City, Edgar The Beatmaker, DJ JD Sports), les collaborations (avec les potes de Mount Kimbie, notamment) et les rencontres (Jamie xx, Loyle Carner ou Rejjie Snow). Reste qu’il n’a rien d’un élitiste forcené, ni d’un musicien imbu de lui-même, car devenu plus vite riche et plus célèbre que les autres.
Exilé non loin de Manchester
“Le fait de m’investir aussi jeune dans la musique, c’était une nécessité, se justifie-t-il. Mais ça ne veut pas dire que je n’ai pas eu d’enfance ou que je vis dans une bulle. Je pense au contraire avoir bénéficié d’une liberté plus grande, dans le sens où j’ai pu aller à la Brit School, une école où je pouvais m’habiller comme bon me semblait, et où je gagnais ma vie grâce à la musique.”
“Ça m’a permis de faire la fête et de me cultiver.” L’Anglais marque une pause, reprend son souffle et finit par lâcher une anecdote : “Une fois, j’ai même dessiné des pénis sur toutes les voitures d’un quartier à Londres… Ça n’a rien de méchant, mais c’est le genre de bêtises que font les adolescents, non ?”
Sur sa lancée, King Krule dit avoir vu suffisamment de choses depuis son enfance pour en tirer quelques conclusions définitives. La principale : la vie londonienne est étouffante, nettement moins libre que ce que le brassage multiculturel ou la scène musicale locale pourraient laisser penser. Alors, plutôt que de se contenter de singer, de simuler ou d’aseptiser une musique habituée aux marges, Archy Marshall a préféré quitter la capitale anglaise.
En 2017, il en parlait déjà. L’année dernière, il a fini par sauter le pas et s’est exilé aux abords de Manchester, dans le nord de l’Angleterre. Au début, l’idée était simplement de suivre sa partenaire. “J’ai un enfant désormais, j’ai besoin d’être au plus près de lui”, confesse-t-il, dans ce qui constitue l’une des rares mentions de sa vie privée.
De multiples films hantent ce troisième album
Musicalement, le bonhomme se veut en revanche nettement plus loquace. On apprend ainsi que Man Alive ! a été pensé avec de multiples films en tête – La Planète sauvage, The Wicker Man, Sharknado 4 et même La Passion de Jeanne d’Arc, qui a inspiré le clip de (Don’t Let the Dragon) Draag On –, que Stoned Again date de 2016, que Please Complete Thee est l’un des rares morceaux à ne pas avoir été construit autour de la guitare, que Theme for the Cross a été imaginé comme un soundtrack et que l’atmosphère de Manchester a influencé le processus d’enregistrement. Parce qu’il est convaincu que si “on passe un certain temps quelque part, on finit par devenir semblable à ce qui nous entoure.”
Mais pas que : “Il y a tellement d’artistes mythiques qui viennent de Manchester, des groupes avec lesquels j’ai grandi et qui ont conféré à la ville une ambiance particulière. Ado, j’étais à fond dans les Smiths. Le jeu de guitare de Johnny Marr était dingue. Celui de John Squire l’était aussi, ça donnait un groove très particulier aux Stone Roses, là où Joy Division devait beaucoup au personnage de Ian Curtis, à sa voix, à son image. Mais ce ne sont pas seulement les groupes qui inspirent. Tout est différent ici : les gens, le rythme de vie, le quotidien ou même la fierté. Dans le nord de l’Angleterre, les habitants sont très attachés à leur ville.”
Sur le papier, on n’aurait pu rêver meilleure rencontre. A l’instar des légendes mancuniennes, King Krule a lui aussi cette aisance à raconter l’Angleterre quotidienne, très éloignée de celle fantasmée par les offices du tourisme. Ses morceaux sont dédiés aux bas-fonds. Ils disent merde au royaume, à la City et racontent le désespoir et l’isolement, le mal-être, les relations amoureuses chaotiques et toutes ces fois où, pour éponger l’ivresse, des paumés terminent leurs nuits dans des fast-foods aux néons glauques.
Parfois, le sujet est moins plombant, comme lorsqu’il raconte avec une écriture non dénuée d’humour cet instant où il perd sa connexion internet dans le train. Souvent, ça suinte la misère, le désenchantement urbain. Et pourtant, même dans cet état poisseux, même dans ce blues de la misère et dans cette façon d’éperonner la pop, l’Anglais trouve encore le moyen d’être séduisant, d’esquisser des mélodies et de tenir tête à la mélancolie avec des lyrics réalistes, à entonner avec conviction, le regard fier.
Inclassable, infidèle à tout dogme
L’erreur serait toutefois de faire de ce fan de Ken Loach un porte-parole de la working class anglaise. Certains des morceaux de ce troisième album (Supermarché, Underclass) en sont de dignes représentants, mais il faut croire que l’écriture d’Archy est bien trop affranchie et personnelle pour porter le moindre discours : “Cette musique, je la fais pour moi. Et même si j’avoue être attiré par les freaks, c’est avant tout mon histoire que je raconte, ma vision du monde. Rien de plus.”
En sous-texte, on comprend alors que King Krule ne peut être rattaché à une scène. Il sait que l’Angleterre retrouve son souffle rock ces dernières années à travers les riffs aiguisés de Squid, Sorry, Shame ou de black midi, mais il avoue ne pas s’en sentir proche. A peine cite-t-il la Fat White Family, “des gars que je fréquente un peu et avec qui j’ai partagé une scène il y a plusieurs années”. Tout se passe comme si King Krule était à l’image de sa musique : inclassable, infidèle à tout dogme.
A l’instar de The Ooz (2017), Man Alive ! refuse de choisir entre le rap, le jazz, le trip-top, le post-punk ou la pop. Seules restent ces complaintes amères. Celles d’un crooner à l’accent cockney fièrement affiché, qui ne quitte jamais son carnet de notes. Un peu comme s’il avait peur de ne pas capter l’air du temps, de passer à côté d’une de ces histoires quotidiennes dont il raffole, et qu’il raconte avec les mots les plus denses, désœuvrés et ténébreux entendus depuis longtemps chez un jeune homme d’un quart de siècle.
“L’important, c’est d’accrocher l’auditeur dès la première ligne. Mais aussi de vivre ce que tu écris. C’est pour ça que je passe beaucoup de temps seul, à l’extérieur, dans un bar ou autre, à écouter et à regarder ce qu’il se passe autour de moi. Sinon, je ne peux pas en parler.” A croire que, oui, ce solitaire n’a définitivement rien d’un leader : c’est un musicien d’humeur, “un boy in the corner”, comme disait Dizzee Rascal.
Album Man Alive ! (XL Recordings/Wagram), sortie le 21 février
Concert Le 4 mars, Paris (Olympia)
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