Weston, en grandes pompes. La grande affaire du pianiste de jazz Randy Weston, c’est l’Afrique : terre des origines, horizon ultime de son inspiration. Avec Khepera, somptueuse fresque apaisée, il nous livre une musique intemporelle. Terre fantasmée des origines, l’Afrique n’a jamais cessé de hanter l’imaginaire jazzistique. Elle est là, fantomatique et tellurique, partout présente, […]
Weston, en grandes pompes. La grande affaire du pianiste de jazz Randy Weston, c’est l’Afrique : terre des origines, horizon ultime de son inspiration. Avec Khepera, somptueuse fresque apaisée, il nous livre une musique intemporelle.
Terre fantasmée des origines, l’Afrique n’a jamais cessé de hanter l’imaginaire jazzistique. Elle est là, fantomatique et tellurique, partout présente, dans la syncope du swing balbutiant, l’expressionnisme naïf des premiers grands improvisateurs, et très vite, de façon plus concertée et sophistiquée, dans l’invention au détour des années 30 du style « jungle » ellingtonien autant dire partout aux sources vives du jazz naissant : Black is beautiful… Par la suite, suivant le rythme des grands mouvements idéologiques et politiques qui animèrent au fil du temps la communauté noire-américaine (tension/ détente séparatisme/intégration), le jazz tendit tantôt à s’assimiler à la culture américaine, tantôt au contraire à s’en démarquer en affirmant superbement sa différence, faisant resurgir, flamboyante, l’Afrique animiste tapie en son sein… Les grandes révolutions esthétiques que sont le be-bop dans la seconde moitié des années 40 puis le free-jazz au tournant des années 60 ne sont rien d’autre que des moments de pure magie noire où l’Afrique réapparaît soudain intacte, régénérée, subversive. Quand, au cours des années 50, se révèle le talent original d’un jeune pianiste au style concis, allusif, volontiers percussif, visiblement influencé par Ellington et Thelonious Monk, l’Afrique est de nouveau le centre esthétique, imaginaire et politique du jazz noir issu du be-bop : « C’était un mouvement général ce retour à l’Afrique, parmi la communauté noire. C’était l’époque de Martin Luther King, de Malcolm X… Il ne faut jamais oublier l’état d’apartheid qui régnait alors aux USA. La ségrégation était terrible, il n’est pas inutile de rappeler que le jazz s’est développé dans ce climat. Mais il y a soudain eu un vent de liberté qui a touché la
politique et toutes les formes artistiques. En musique, ça a été l’éclosion de Max Roach, John Coltrane, Sonny Rollins, Charles Mingus, etc. On a soudain fait une musique qui était en relation directe avec une expression de liberté. L’engagement dans la musique était total, passionnel. Parallèlement, sur le continent africain, de nombreux pays luttaient et accédaient à l’indépendance. Tout ça se répondait, c’était magique. »
Si Randy Weston participe de toute évidence de ce mouvement, caractérisé par un style expressionniste basé sur une réactualisation du blues et du gospel, il commence pourtant dès cette époque à proposer une musique qui se démarque tout autant de la production courante hard-bop que des premières manifestations du free-jazz issues directement de cette esthétique. C’est qu’au-delà des modes, sa relation à l’Afrique est ancienne, réfléchie, fondatrice non seulement de son art mais de son identité tout sauf conjoncturelle : « Ce lien avec l’Afrique s’est imposé d’emblée dans ma vie. Mon père m’a tout de suite appris que j’étais un Africain né aux USA. Je n’étais qu’un tout petit garçon alors, mais j’ai saisi que si je voulais pouvoir un jour comprendre un tant soit peu qui je suis, je devrais nécessairement passer par l’Afrique, son histoire, ses traditions. Parce qu’en Amérique, on ne sait rien de la culture africaine. Quand on est noir dans ce pays, il faut faire un effort d’éducation pour ne pas se couper définitivement de ses racines. Mon père m’a donné les outils pour ne pas oublier. »
A la base du projet donc, une quête des origines, un retour systématique (culturel, musical, spirituel) vers l’Afrique matricielle. Musicalement, cela passe nécessairement pour Weston par une réappropriation globale de l’histoire du jazz du point de vue de son afrocentrisme « Il faut toujours retourner aux sources pour savoir d’où l’on vient. On ne peut rien comprendre si l’on ne repart pas des grands musiciens fondateurs. Et quand je joue ma musique, je ne joue pas Randy Weston, mais toute l’histoire du jazz. Ellington, Monk, Art Tatum, Nat King Cole, Count Basie… Tous, par instants, viennent me visiter. Parfois, les gens ne s’en rendent pas compte mais moi je sens toujours qui vient se glisser sous mes doigts. » Le pianiste se forge ainsi un style singulier, syncrétique, intemporel, et conceptualise ses intuitions.
Il rencontre la tromboniste et arrangeuse Melba Liston et en sa compagnie compose et enregistre l’ambitieuse suite Uhuru Africa, sur un texte du poète noir-américain Langston Hugues. La pièce est fondatrice, matrice de toute son oeuvre à venir : « Je n’ai pas étudié précisément les traditions musicales africaines. Mais qu’est-ce que c’est que le jazz, hein ? Au-delà du nom donné par les Blancs à notre musique et dont personne ne sait exactement ce qu’il recouvre ? Qui c’est ce Louis Armstrong ? D’où vient-il ? Pourquoi déboule-t-il soudain en jouant de la sorte ? On peut en rester là et se dire « C’est comme ça ! » Mais on peut aussi remettre ce moment de l’histoire du monde et de la musique en perspective. Mon père m’a fait saisir que la musique africaine, c’était aussi ce qui se jouait dans les églises de la communauté noire en Amérique ce qu’on appelle blues, gospel, jazz en Amérique. Il m’a fait saisir que l’Afrique était partout dans le monde là où l’esclavage l’avait exilée au Brésil avec la bossa-nova, en Jamaïque avec le reggae, à Trinidad avec la calypso, à Cuba… Toutes ces traditions ont en commun le rythme. Et puis la spiritualité, l’humour, l’improvisation, une certaine façon de ne faire qu’un avec la nature en un mot, l’Afrique. Pendant l’esclavage, les Africains utilisaient les tambours ancestraux pour communiquer, c’était un langage que les Européens ne pouvaient comprendre, et ils ont insufflé cet esprit, l’esprit du tambour, dans tous les instruments qu’ils ont empruntés à la tradition occidentale, la trompette, le trombone, le saxophone, dans la langue anglaise même. Parce que la musique est au coeur de la vie en Afrique, c’est une expérience totale, essentielle. Si bien qu’on peut dire que j’ai passé ma vie à écouter et à jouer de la musique africaine. Quand je suis allé en Afrique, j’ai traversé plus de dix-huit pays et j’ai écouté toutes ces différentes musiques traditionnelles, au Sénégal, au Gabon, au Cameroun et j’ai reconnu les rythmes, j’ai reconnu l’esprit de notre musique. »
Cette réunification ultime, via l’Afrique, de l’identité fragmentée du peuple afro-américain, Randy Weston y croit sincèrement, c’est là tout le charme du personnage et la force de sa musique, passée insensiblement d’une expression identitaire à une profession de foi universaliste. « Mon projet au départ était identitaire : faire un retour vers l’Afrique pour me retrouver. Et puis au cours du trajet, j’ai découvert une chose fondamentale : nous venons tous d’Afrique Européens, Asiatiques, tous ! L’Afrique, c’est l’origine de l’humanité. Ce que j’essaie de faire maintenant, c’est une musique qui permette une meilleure compréhension de l’Afrique afin que chacun ait la faculté de sentir en lui cette origine commune. Ma musique, c’est comme rentrer à la maison, chez papa et maman. Il y a là quelque chose qui résonne d’ancien, d’originel. Et je crois que c’est parce que nous venons tous de la même matrice. Et que seule la musique a le pouvoir de nous faire retrouver par instants cette harmonie première. La musique est une réconciliation avec l’univers. » On touche là au coeur idéologique de cette musique. A sa beauté. A ses limites esthétiques également.
C’est Weston qui nous en révèle lui-même les fondements lorsqu’il évoque ce qui le sépare d’un musicien comme Mingus : « Mingus n’est pas une de mes influences. Si des liens peuvent apparaître par instants, c’est via Ellington, qui est à la base de nos deux univers. Mais il y a une différence essentielle : c’est le rythme. Ma conception de la section rythmique est très fortement marquée par ce que j’appellerais une dimension rituelle. Elle n’est pas aussi libre que celle de Mingus. Mon rythme essaie de retrouver la pulsation élémentaire de l’Afrique. Elle est basée sur la répétition avec quelque chose de volontairement monotone, obsédant. Habituellement, les rythmes du jazz ne sont pas si répétitifs, ils changent, rebondissent, se répondent. Mon sens du rythme est plus proche de l’Afrique, du cycle de la nature. Chez Mingus, le rythme est plus dynamique, fondé sur le changement. » On ne peut mieux dire : là où Mingus met en scène et exacerbe les conflits esthétiques, souligne les contradictions formelles pour faire de sa musique un espace de révolte, le théâtre des passions d’un homme et d’un peuple, Weston dans son fantasme universaliste gomme les différences, résout les tensions, pour une musique plus sereine, somptueusement apaisée, mais définitivement moins inventive…
Pourtant, comment ne pas succomber à la beauté ultime de cette profession de foi en la vie et la musique : « Le jazz, c’est une musique de résistance, simplement parce que c’est une musique d’amour et de vérité qui est venue répondre à une situation de haine fondée sur de fausses considérations scientifiques comme la notion de races supérieure et inférieure. C’est une musique de prière et de communion pour répondre à la ségrégation. Notre musique, c’est un don,
pas une revanche. A la base du jazz, il y a la liberté. C’est pour ça qu’on peut la partager. » Weston est un sage.
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