Le raï oranais rencontre la poésie contestataire kabyle. Khaled, 35 ans, venu d’Oran, le premier Maghrébin à entrer au Top français (Didi, 1992), chante le raï de Dubaï à Bombay. ldir, chanteur de langue berbère, 43 ans, est l’auteur du premier succès maghrébin international (A vava inouva, 1975). Ils viennent de créer ensemble Algérie, la vie?, association qui s’adresse à tous les Algériens de France immigrés, exilés, arabophones ou pas, partisans…
A la veille d’un premier concert commun, ils parlent de leur Algérie: le passage des frontières, l’arabisation à l’école, les ravages de l’idéologie, la guerre, l’Histoire, la démocratie.
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Idir :J’ai découvert, vers 1977, une cassette de Khaled avec sa binette dessus. Il devait avoir 13 ou 14 ans. Et j’ai trouvé qu’il y avait chez Khaled un cachet particulier, une voix que je ne rencontrais pas ailleurs. Certaines voix lancent un style.
Kkaled : J’ai connu Idir parce qu’il passait tout le temps à la télévision algérienne. J’ai vu le clip de la chanson A vava inouva. Ça se passait à Tipaza, il y avait une fille, c’était beau. Les images parlaient. Je ne comprenais pas la langue berbère, mais je reconnaissais quelqu’un qui ne chantait pas la politique, qui parlait d’autre chose avec cette fille. C’est la fête dans A vana inouva. En plus, pour moi, c’était l’Occident. Les musiques berbères ont toujours représenté l’Occident, la modernité. C’était très riche musicalement, pas oriental. Beaucoup de jeunes, à l’Ouest, surtout à Otan, ont vécu avec les zouaoua comme on les appelle, ceux de Tizi-Ouzou, les Kabyles.
Idir : La région d’Oran est même la seule qui nous a accueillis. La montagne est une terre qui ne donne rien. Donc nous étions obligés d’aller chercher du travail ailleurs. Essentiellement chez eux, à Otan. Ils n’ont jamais été fermés.
Khaled: Les Kabyles sont les plus nombreux de Tiaret à Oran. Jusqu’à aujourd’hui, on a été bien avec les Kabyles. Il n’y a pas de guerre entre nous.
Comment se sont faits vos débuts musicaux
Khaled: Mon premier groupe, c’est en 1970, Les Jackson Five d’Oran. Chez moi, à Otan, à l’ouest de l’Algérie, on est plus influencé par d’autres musiques, maghrébines, marocaines, espagnoles et françaises. On a eu beaucoup de culture en raison du colonialisme. Dès l’âge de 5 ou 6 ans, je savais ce qu’était un instrument. J’étais curieux. A 10 ans, j’étais influencé par la musique de chez moi, Nass el Ghiwane (formation de folklore marocain qui bouleversera en 1970 la tradition musicale marocaine, auteur de chansons politiques). Ils jouaient de la s’nitra, un banjo sans frettes, avec une counga faite d’argile et d’une peau d’agneau, des percussions taârija et le guembri qui faisait la basse : une caisse, une boîte, avec un manche à balai et une peau de bouc; les cordes étaient faites de tripes de l’animal. On jouait avec le doigt et ça sonnait comme une basse. Dans un pays, le Maroc, qui est un royaume et où on n’a pas le droit de parler comme on veut même aujourd’hui, ils étaient les seuls à parler de politique. Mais ceux-là, le roi les aimait. Je les ai rencontrés plus tard, en 1980, lorsqu’ils ont réouvert la frontière avec le Maroc. Ils m ont raconté un souvenir. Le roi les a invités à chanter. Les membres du groupe étaient assis dans le c’ur du palais, personne ne bougeait jusqu’à ce que le roi arrive. Puis le roi s’est installé et leur a dit « chantez ! » Eux, ils ont choisi un titre sur l’amour. Mais le roi voulait entendre une chanson politique. Celle-ci, Mahmouna, disait au peuple « Réveillez-vous, on ne mange rien, qu’est-ce que cette dictature.. » Boudjemaâ, le chanteur qui avait écrit la chanson, a commencé à avoir peur: « ce moment-là, m a-t-il dit, j’ai vu ma tête coupée… » Mais le roi les a rassurés en disant qu’il connaissait les paroles de toutes leurs chansons par c’ur. Et le roi parlait comme un voyou. Ce n’était pas Le Roi, mais un roi, qui connaissait la manière de parler du peuple, de bas-fonds. Ils en furent très étonnés.
A ce moment-là, en Algérie, on ne pouvait jouer que dans les fêtes et les mariages. Comme la cigale et la fourmi, nous attendions l’été et les fêtes. Je suis resté vingt ans chez moi, à Otan, comme enfermé, je ne pouvais même pas sortir. Je n’ai connu Alger qu’en 1980. En 1982, El Baji, un grand monsieur, un grand guitariste, venait souvent chez des amis. El Baji faisait du chaabi flamenco. Il n’avait pas de voix, mais c’était un poète qui écrivait beaucoup de chansons pour des artistes connus. Alors, on passait des nuits avec des bougies, on éteignait la lumière parce que c’était interdit. On se méfiait de la gendarmerie.
Idir: En 1974, j’ai enregistré A vana inouva à la faveur d’un malentendu. Je devais accompagner la chanteuse Nouara sur la chaîne kabyle de la radio algérienne. Elle n’est pas venue, on m a prié de la remplacer. Je me suis trouvé un nom ? je ne voulais pas que mes parents sachent que je chantais. Je devais alors devenir ingénieur, aller dans le Sud, chercher du pétrole. Je faisais l’armée et, pendant ce temps, la chanson commençait à faire le tour de l’Algérie, à M le sortir des frontières. Et moi, j’étais officier dans une petite caserne. Je m écoutais sur les ondes étrangères. Chez nous, le service militaire est obligatoire et dure deux ans… Khaled: C’est pour ça que je chante: «deux ans de souffrance et le reste en France… »(rires).
Idir: Pendant ce temps, une maison de disques en France voulait signer un contrat. J’ai dit oui, c’était pendant mon incorporation, j’ai été obligé de partir. Autrement dit, même ma venue ici a été le fait d’un malentendu. Les choses se sont toujours passées pour moi sans que je l’aie décidé.
Est-ce que vous avez un souvenir du passage des frontières, du moment où vous êtes venus en France
Khaled: Mon passeport, mon permis, ma carte d’identité, je les ai eus d’un coup. En octobre 1985, je devais donner un concert à La Villette pour montrer la culture algérienne: le raï, ses débuts, de Remiti jusqu’à nous. J’entre dans la salle d’attente de l’aéroport, un flic vient et me regarde. Moi, très nerveux, je lui dis «mais pourquoi vous me regardez. je suis bien habillé ? » Le mec me cherchait la petite bête. Il m a demandé mon passeport et de le suivre. Alors il a pris une fiche en rouge: interdiction de sortie nationale. J’ai demandé le motif, un officier m a dit: escroquerie. Je jouais dans les mariages et il me parlait d’escroquerie! L’officier m a rendu mon passeport en me disant que, normalement, on pouvait aussi me l’enlever, mais comme mon père était un policier respecté, on me respectait aussi. Je lui ai dit «écoutez, j’ai été dans tous les bureaux, j’ai rapporté tous les papiers qu’il faut, pour rien ». J’avais un problème de service militaire, je ne voulais pas le faire. Mais j’avais quand même été chercher une fiche d’incorporation, j’avais tout. Fiche de paye, tout. Je me présente au douanier, je lui donne ce qu’on appelle mon autorisation de sortie militaire ? si on n’a pas de carte militaire, on ne peut pas sortir de chez nous. J’avais rapporté des fiches de naissance, toute la paperasse que je ne devais même pas montrer au douanier. Ça m a foutu la rage. J’ai crié, je voulais déchirer passeport, il a dû me le retirer des mains. En plus, j’avais déjà passé la frontière, j’étais dans la zone de transit, en territoire neutre. Mais neutre, chez nous, ça n existe pas: ils viennent te chercher dans l’avion. Par conséquent, alors que beaucoup de journalistes m attendaient à Orly, à Oran, ils n’ont pas voulu me laisser passer. Puis mon père m a consolé et m a conseillé d’aller voir ce qui se passait à Alger. Je suis donc retourné à Alger, avec le patron de la sécurité nationale, Lekhdiri, comme on dit Pasqua ici.
Idir: (interloqué) : Tu le connaissais’ Khaled: Oui. En plus, j’avais joué pour les fiançailles de sa fille. Je ne suis pas un voyou, je suis un mec qui fais de la musique. C’est tout. Je me suis présenté à Alger. Je voulais tenir parole, des gens m attendaient en France. A l’aéroport, j’avais un ami, on a toujours des amis. Il m a dit Khaled, tu es fiché pour toutes les frontières du pays; même si tu passes par la route, par le Maroc, tu ne peux pas sortir ». En fait, un type avait appelé un commissaire depermanence et m avait dénoncé comme escroc, une dénonciation anonyme. Je suis allé chez le patron de la police, qui m a dit «Tu vas sortir et c’est tout, tu vas fermer ta gueule, cherche pas à comprendre. » J’ai dit oui, je voulais partir. Puis je ne voulais plus. J’ai pensé: mais qu’est-ce que je
vais aller faire en France ? C’était en décembre, j’ai préféré aller passer le réveillon chez moi. Le lendemain, le 1er janvier 1986, je suis allé à l’aéroport, avec des traveller s-chèques de l’époque, pour huit cents francs, Je suis monté dans l’avion sans passeport, sans rien. Je me demandais comment j’allais entrer en France. Pour ces raisons, en arrivant, j’ai enregistré Baroud: « Il part en France, ni passeport ni devise. » Le raï, c’est des anecdotes.
Idir: Je suis arrivé plus simplement. Avant, les gens de chez nous, les immigrés, ils arrivaient en Algérie et disaient «c’est le paradis là-bas » (Khaled approuve). Mais lorsque je suis arrivé en France, je n’ai pas vu le paradis : j’ai vu les cités de transit, le quartier de Barbès. J’étais mieux chez moi.
Khaled: Toute cette jeunesse du Maghreb, proche de la France, voit en ce pays le paradis. Le paradis pour nous ? Le fait de marcher bras dessus, bras dessous avec une fille, sortir d’une boîte et flirter dehors. Personne ne te demande ce que ru fais. Algérien, si tu sors avec une Arabe, quelqu’un vient te frapper avec une barre. Les Maghrébins rêvent de la France comme les Français des USA, mais ils ne savent pas, qu’ici ou là-bas, ils se font buter. J’étais à Los Angeles récemment et, la veille de mon arrivée, dans un bus, une femme avait tiré avec une mitraillette sur des gens parce qu’ils parlaient français. Mais avec ce qu’on voit actuellement en France, on se demande ce qui va nous arriver, nous les Algériens.
Comment s’est faite la rencontre avec Harba, ouin, cette chanson sur une musique d’Idir, chantée par Khaled, et devenue un hymne des jeunes manifestants lors des émeutes pour la démocratie
Khaled : Vers 1988, un type qui avait vécu à Oran est venu à Alger: Mohamed Angar. Il me cherchait. A ce moment-là, je faisais tout le temps la fête, j’étais impossible à trouver. Angar était un professeur, mais l’école ne lui donnait rien. Il était dans la misère, dans la dérive, le pauvre. Il est devenu poète, s’est mis à écrire. Sa première chanson s’intitulait: Ma andi hadja fi nass (ils acquiescent sur la beauté de cette chanson). Je l’admire parce que ses paroles touchent. Là, il dit « je me fous du monde, des gens »: ce qui signifie que, s’il n’a rien dans sa poche, il ne vit pas. Le peuple peut s’y retrouver. Béloumi en avait fait la musique. Donc Angar est venu vers moi avec cette chanson: Harba, ouin, (Fuir, mais où). Il voulait que je la chante, sachant que je n’avais pas peur de la chanter. Je me suis dit que ces paroles allaient vraiment droit au but. Je ce lui ai demandé de me donner un peu de temps, ne serait-ce que pour trouver la musique. Il m a proposé la musique d’une chanson d’Idir, Zwits-arwits (Danse, remue).
Idir: Paradoxalement, les paroles de ma chanson ne parlaient que de la danse. Ce n’était pas du tout des paroles politiques.
Khaled: On ne pouvait pas alors ? et on ne peut toujours pas ? parler d’un membre du gouvernement. Mais on peut décrire la situation, en jouant sur les mots. Cette chanson décrivait ce qui se passait en Algérie: on ne demandait rien, juste une espèce de liberté. La chanson disait « la baraka s’est envolée ». C’est-à-dire que, depuis 1974, quand sont partis les Marocains, les Kabyles se sont dispersés, les problèmes économiques ont commencé, l’Algérie a commencé à chuter. C’était le bordel en Algérie, excusez-moi le mot. J’ai chanté cette chanson, le disque est sorti septembre 1988, puis je suis venu en France. Les événements ont commencé début octobre: coïncidence. Il paraît que toute cette jeunesse s’est mise à chanter Harba, ouin. J’étais à Paris, je voulais rentrer. Les vols ne partaient pas, les frontières étaient fermées. Je n’arrêtais pas de téléphoner en Algérie. J’ai parlé avec ma mère. J’étais en mauvaise situation, m a-t-elle dit. Les parents ont vécu avec une certaine politique, un peu serrée. Durant ma jeunesse ? Idir doit être d’accord ? on ne pouvait pas parler. Les seuls qui osaient, je leur tire mon chapeau, ce sont les Kabyles. Mais on ne comprenait pas leurs paroles. Si nous les avions comprises alors, octobre 1988 aurait eu lieu en octobre 1970.
Idir :Arabophones ou Kabyles, ce sont les mêmes problèmes: tu fais la queue au supermarché, tu ne peux pas sortir, tu ne peux pas aller avec une fille…
Khaled: Et la corruption. Attends, tu vois quelqu’un qui prend un kilo de viande sans faire la queue comme toi, le flic ne dit rien. Ou bien une fille qui travaille au supermarché et va devoir rationner sa cousine ou sa voisine. C’était trop. On regardait ça, mais on ne pouvait pas parler. Chez moi, des Kabyles me faisaient comprendre les paroles. Il y avait un chanteur dont on ne parle plus maintenant, Aït Menguellet, qui faisait des chansons très dures: c’est le seul homme qui avait le courage et le culot de chanter sous Boumédiène. Boumédiène était une sorte de Staline. La politique de Boumédiène consistait à dire: les Kabyles veulent faire leur pays, il faut lutter contre eux, on doit les haïr. Lorsque j’étais à l’école, ils ne m ont pas bien instruit (silence).
Idir : Au gouvernement, à l’école, ils falsifiaient l’histoire.
Khaled : J’ouvrais les livres, et que disaient-ils ? Haine des Français, haine des Kabyles. Or, après l’amour, vient l’amitié. Lorsqu’on ramène la liberté à un pays, que l’on reconstruit le pays, on ne commence pas par faire naître le racisme. La naissance du racisme vient de là. Lorsque nous étions jeunes, ils nous ont dit : voyez ce que la France a fait, voyez ce que font les Kabyles. Mais enfant, déjà, je me méfiais. C’était grave, c’était une politique. Pourtant, tous les professeurs étaient des étrangers: des Français, des Egyptiens, des Syriens même, qui nous faisaient la lecture en arabe. Ils étaient manipulés par le gouvernement, leur devise, c’était aussi le racisme. Malheureusement, je n’ai su tout cela que plus tard. Ce qu’ils m ont fait étudier chez moi, c’est une histoire truquée qui fait de nous des hommes fausses.
Idir, vous dites que l’intégrisme ? pour employer un mot qui reste à préciser ? est arrivé avec les menuisiers ou les plombiers venus du Moyen-Orient enseigner l’arabe dans les écoles algériennes.
Idir : Ces menuisiers, ces cordonniers qui sont venus enseigner chez nous dans les années 1970 n’étaient pas des intégristes. C’était des Egyptiens, des Syriens, qui sont venus nous apprendre, jeunes que nous étions, l’arabe. Malheureusement, ce n’était pas des professeurs. A ce moment-là, Ben Bella et Boumédiène voulaient faire très vite pour arabiser le pays. Ils voulaient sortir de la langue française parce que c’était la langue du colonialisme. Ils ont voulu arabiser à fond, mais une langue reste une langue, il faut la faire enseigner par des gens qualifiés et comme une langue moderne. Mais l’enseignement n’était pas de qualité, comment voulais-tu qu’on réussisse ? A partir du moment où nous n’avions jamais eu de bonnes valeurs culturelles pour poser les problèmes du pays, nous ne pouvions pas y arriver. Le pays, ce n’est pas une question de berbère ou d’arabe, mais une question de langue. Khaled chante en arabe ce que je chante en kabyle. L’histoire a fait que, lorsque l’islam est arrivé, puisqu’on aimait l’islam on adoptait aussi la langue. Avant, il y avait aussi le berbère. Tu dois savoir que, jusqu’au siècle dernier, on ne parlait pas arabe. Seuls les religieux parlaient l’arabe.
Khaled: Parce que la religion est écrite en arabe littéraire. Nous ne sommes pas des Arabes, nous sommes des Maghrébins.
Matoub Lounès, chanteur kabyle enlevé puis relâché à l’automne 1994, se définit en disant « Je ne suis pas arabe et je ne suis pas musulman. » Et vous’
Khaled: Moi je dis je ne suis pas arabe. Maghrébin, c’est l’Afrique du Nord, alors je peux dire ce mot. Je suis maghrébin, mais je suis musulman.
Idir :Je suis musulman. Mes parents le sont. Maintenant, la seule chose que je revendique, c’est la possibilité d’aller à la rencontre de Dieu dans une autre dimension que celle qu’on nous propose. Est-ce qu’il existe selon toi un peuple français’ (Khaled rit) Par contre, il
existe des citoyens français.
Khaled:Les vrais Arabes sont les Irakiens et ceux du golfe Persique : de l’Egypte jusqu’à
Dubaï (Etat des Emirats arabes unis) l’Arabie Saoudite. Voilà les Arabes, la langue comme un du Coran. Comme tout a été arabisé en Algérie, lorsqu’un Egyptien parle à la télévision, ma génération le comprend. J’ai étudié l’arabe. Mais quand je suis allé à Dubaï, j’ai donné mon passeport algérien à un jeune de 20 ans et j’ai rempli mes fiches de police en français il s’est mis à m insulter, a jeté le passeport et m a ordonné d’aller réécrire la fiche en arabe. Nous partons de France, nous laissons le racisme, nous allons chez nous, nous trouvons l’intégrisme: c’est quoi ?
Idir: Le Suisse roman, le Belge wallon, le Québécois du Canada, ils parlent français. Est-ce que ce sont des Français ? Non, ils sont francophones. C’est la même chose pour nous: nous sommes des Algériens arabophones. Je te défie de savoir qui est qui chez nous. Regarde Khaled, il est mat de peau. Moi, je suis plus blanc. Ce n’est pas la race. Il vaut mieux poser les problèmes en termes de citoyenneté. Nous sommes une nation qui s’appelle l’Algérie et puis il y a un Maghreb, qui parle à peu près le même arabe et le même berbère, à quelques différences près. Ce qui a tué l’Algérie, c’est l’idéologie. Lorsque le pouvoir nous a dit: vous serez arabes. Ils ont politisé la langue.
Vous dites avoir été affectés par l’assassinat, à Oran, en 1994, de Cheb Hasni. La prise de conscience vient-elle de là?
Khaled: En 1990, j’ai été au bled, il y avait la montée de l’intégrisme. Quatre ans que je n’étais pas rentré chez moi. Des journalistes m attendaient. Je suis passé à la télévision, sur toutes les radios. Je n’ai pas arrêté d’insulter le terrorisme, j’ai dit n’importe quoi. J’ai dit tout ce qu’il ne fallait pas dire. Il y a pas mal de monde qui crève chaque jour en Algérie. Intellos, artistes, journalistes, des mômes. Chaque jour, je reçois plein de lettres de jeunes Algériens. Ils pensent que je suis Mitterrand ! Des gens m’envoient des dossiers comme ça (les deux mains mesurent un espace de vingt centimètres) pour leur faire le visa. Il y a trois jours, un garçon m a demandé de lui envoyer un médicament qui ne coûte même pas 1oo F ici. Il est diabétique. J’ai dit à ma femme, s’il te plaît, tu vas aller acheter son médicament et lui envoyer. Je reçois des lettres de gens handicapés qui pensent que, comme je passe à la télévision, je peux faire quelque chose. Tout le monde est parabolisé là-bas, et si tu passes sur une chaîne française, cela veut dire que tu connais Jacques Chirac.
La mort de Hasni nous a affectés. Rachid Baba-Ahmed, le dernier qu’ils ont tué, c’est à cause de ses vêtements. Il s’habille en treillis, il a la barbe, on dirait Fidel Castro. Il porte une casquette militaire parce qu’il est complexé. Un jour, je lui ai enlevé sa casquette: il n’a pas de cheveux. Un soir, j’étais chez lui à Tlemcen et je me suis pété la gueule ? je rigole toujours, pour mettre de l’ambiance. J’ai dit Si la sécurité militaire vient maintenant, ils vont te baiser » Il est plus vieux que moi, plus âgé que mon grand-frère même, il a commencé à trembler. Il m a dit faut pas parler comme ça.. ». Et puis j’entends qu’il a été buté. Quand on voit aussi des petites jeunes filles qui sont embarquées pour être violées… Eux, ils disent mariage de jouissance , c’est des Chiites ça! Nous sommes Algériens. C’est un viol. Et les autres, ils marchent comme des bœufs. Pourquoi comme des bœufs ? Parce que je vois deux ou trois jeunes qui détournent un avion alors qu’ils ont toute la vie devant eux. Pourquoi font-ils ça ? Ces jeunes, qui en ont eu assez de cette société, trouvent des gens qui leur donnent de l’argent et leur disent: bute ce mec, tu vis dans la merde ! (violence de ton). Ils vont le buter. Ce sont des jeunes gens manipulés par d’autres qui jouent sur la religion. On parle d’opérations militaire réussies’ où des centaines d’islamistes et vingt ou trente policiers trouvent la mort. Mais eux s’en moquent: après, ils tuent une personne dont toute l’Algérie et toute la France vont parler. Ce sont des coups médiatiques, même pas des symboles. Pour l’être humain, ils n’ont aucun respect: on bute Khaled, on bute Hasni, on bute Idir. Pourquoi Parce qu’ainsi, on existe, on est là. Eh bien, nous n’avons rien à faire avec cette politique. Je l’ai toujours dit, je suis musulman. Que voulons-nous pour l’Algérie ? Arrêter le terrorisme et la barbarie. Nos parents ont déjà souffert d’une guerre qui était le colonialisme. L’Indépendance date de 1962. Trente ans après, on s’entretue.
Que savez-vous du rôle de la police ou de l’armée, des provocations, des meurtres entre policiers, de la guerre avec son ombre
Idir: Dans des situations comme ça, tout peut exister. Nous sommes en état d’urgence, l’assassinat devient légal. On nous dit qu’il y a des coups montes.., la situation est tellement confuse. Je ne peux pas répondre, je n’en sait rien. J’ai rencontré une femme qui a eu des démêlés avec le FLN récemment : elle a l’air de dire que l’intégrisme n’existe pas, que tout est inventé par la sécurité militaire. De toute façon l’histoire jugera, la vérité nous la connaîtrons. Cela dit je peut te signaler qu’Abane Ramdane est mort étranglé, que Krim Belkacem a été assassiné, que Boudiaf est mort assassiné, que Khider a glissé sur une peau de banane à Madrid, que Chabou est tombé d’un hélicoptère ? ce n’est pas moi qui l’ai tué ni Khaled, je peux te le dire. Messili, l’avocat, aussi, il est mort à Paris. Ce sont des exemples que l’on connaît.
Khaled: La police aussi a peur. Ils ont des barrières de 500 mètres autour des commissariats. Si quelqu’un se sent menacé, qu’il va vers la police, il est mal barré aussi, surtout après le couvre-feu. Tout le monde a peur. Les flics marchent dans les rues balle au canon. Ils se retournent et tirent. Nous vivons en France, nous ignorons ce qui se passe là-bas.
Mais je vous dis une chose : là-bas, les pauvres, ils vivent dans la crainte. Ils entendent un pétard, ils se couchent tous par terre. Le peuple est désarmé. Pourtant, il y a beaucoup de chasseurs chez moi. Mais la police a sorti les registres où sont consignés les noms de tous ceux qui ont un permis de chasse et a confisqué les armes. Tous ont déposé les armes. Alors, tu restes chez toi, sans flingue, sans rien, alors que les autres ont des flingues. Les flics ont des flingues, les terroristes ont des flingues, et toi tu restes au milieu comme un con.
Idir, vous dites que ce qui mobilise les Algériens, c’est la foi, pas la perspective démocratique ; la foi totalitaire du Fis ou la foi dans l’identité et les racines, celle des Berbères par exemple.
Idir: Pour moi la démocratie est un idéal: ce n’est plus une qualité humaine mais quelque chose vers lequel on tend. Vous n’êtes pas démocrates. La justice de circonstance comme cela s’est passé dans le Golfe, pour le Rwanda ou la Bosnie, c’est un geste antidémocratique. Si, pour se faire élire président de la République, il faut magouiller derrière, ce n’est pas de la démocratie. Moi qui te parle, si demain ma s’ur me ramène un Noir d’Afrique et me dit «Mon frère, je l’aime, je veux l’épouser » je ne sais pas comment je vais réagir. Il y a des choses que je n’ai pas réglées avec moi-même. Ce dont je suis sûr, c’est qu’eux, ces musulmans, ont une foi. Je suis convaincu qu’ils ont tort. Mais eux sont capables de tuer au nom de cette foi, elle les mobilise. Les Berbères aussi. Les extrémistes berbères, qui disent n’avoir rien à faire avec les Arabes, ont une foi. Cette foi dans leur racine et leur identité les mobilise. Donc, à mon avis, c’est un problème de culture: la foi, l’identité mobilisent, plutôt qu’un concept démocratique. La démocratie, qui nous en parle Les gens des partis politiques : ça vient d’en haut, pas du peuple. Ma mère n est pas démocrate. Elle dit qu’il ne faut pas faire certaines choses, mais elle le dit parce que c’est une femme de bien. Elle ne tuera pas. Mais on ne peut pas dire que le peuple algérien sera sauvé par la démocratie. Nous ne sommes pas des démocrates. Nous avons une culture, avec de bonnes et de mauvaises choses. Je veux bien que le modèle démocratique, à défaut d’être le meilleur, soit le moins mauvais. Il faut en Algérie des institutions, il faut que Khaled, Idir, Ahmed, Rachid, puissent aller à la mairie, sachent qu’ils ont le droit de demander un papier, que c’est un droit d’être libre, de sortir du territoire, d’avoir un logement. Il faut encourager la démocratie, parce que c’est le moyen qui va nous faire gagner du temps. Mais sans être dupe. Certains intellectuels français disent: d’un côté il y a les démocrates, de l’autre les islamistes. Non. L’immense majorité des Algériens ont un islam tolérant, ce sont des gens de bien, qui pratiquent l’hospitalité, qui donnent de l’argent aux pauvres, qui sont très généreux, mais qui parfois ne partagent pas des principes laïques parce qu’ils ne sont pas préparés pour ça.
Khaled: Depuis l’Indépendance, on a nommé notre pays République algérienne démocratique et populaire. Elle n’a rien de démocratique. RADP, c’est-à-dire Rien à Donner au Peuple… Nous respectons les frontières, les religions. Quand un père ou une s’ur passent devant moi, je les respecte, je respecte leur religion. Même s’il y a le terrorisme, je respecte ces gens. Pas les extrémistes. Mais ceux qui font la prière, qui sont musulmans comme moi, qui croient en Dieu. A mon bon Dieu. Il faut toujours respecter les religions, les laisser tranquille, ça a toujours été comme ça.
Idir : La solution ? Si en 1962 on avait dit Voilà, vous êtes un pays, vous êtes un territoire, vous êtes 8 millions d’habitants. Votre identité culturelle, c’est l’arabe, c’est l’islam, c’est le berbère, c’est le français’ (Khaled approuve), on n’en serait pas là aujourd’hui. Tout est déterminé par la culture et l’éducation.
Vous venez de créer tous les deux une association, L’Algérie, la vie , qui s’adresse, dites-vous, aux Algériens de France .
Idir : Les Algériens de France, cela signifie tous ceux qui ont eu, de près ou de loin, un contact avec ce pays. Je m adresse à tous ceux qui se sentent algériens, y compris les Français qui sont concernés. Ceux qui sont nés là-bas, s’ils sont partis en 1962, c’est à cause de l’Histoire. Pour moi, Enrico Macias est algérien, Guy Bedos est algérien. Je ne peux pas les priver de ce pays qui leur a donné la lumière. Mais l’histoire leur rendra justice en disant qu’ils appartiennent aussi à ce pays.
Qu’attendez-vous comme gestes de la part des français ?
Idir : Beaucoup de choses nous unissent à la France. Le pétrole algérien a été pompé de 1950 à 1962. On était bien content d’investir, de gagner des millions de dollars. Mais c’est l’Histoire, on ne juge pas. Nous serions heureux si les gens disaient: après tout, nous ne sommes pas indifférents. Il y a une histoire d’amour ou de haine, mais jamais d’indifférence entre nous. Nous sommes appelés à vivre ensemble, que nous le voulions ou non. L’Europe a intérêt à garder des liens avec le Maghreb. Puis, nous vous avons donné des hommes qui sont morts pour la France. Nous avons exporté des gens qui sont venus travailler, produire ici. Du sang a été versé. Il y a eu une guerre entre nous. Donc nous ne pouvons faire semblant de nous ignorer. Ce serait hypocrite. Maintenant, la guerre s’est déplacée à 6oo km de Marseille, à une heure d’avion. C’est le rôle des Français d’agir. Des Français ont été exemplaires pendant la guerre d’Algérie. Lorsqu’on nous demande de venir chanter pour le DAL, on y va. Il n’y a pas de raisons que les artistes ne viennent pas crier avec nous la vie. Nous luttons pour une Algérie où tu peux être musulman, où ru peux aussi pratiquer ta religion juive, ton christianisme. Ce que je ne veux pas, c’est l’Algérie du colonialisme ou de l’OAS. Ça, je ne peux l’accepter. Parce qu’elle est venue pour tuer. Nous voulons une Algérie plurielle. Notre rôle est de dire aux gens : voilà, nous souffrons. Après, on ne peut obliger personne. Bien sûr qu’on espère que les gens puissent faire leur cette histoire. C’est un problème mondial. La cause arabe, la cause berbère, en fait, il n’y en a qu’une: celle qui lutte contre la bêtise humaine.
Khaled: Le fait de nous voir ensemble pour un concert, en Algérie, représente beaucoup. Les gens savent qu’on ne fait pas de magouilles. Nous avons voulu faire cette association avec des gens qui sont corrects. Parce que nous sommes corrects, nous voulions travailler avec des gens qui ont la foi et sont honnêtes.
Les recettes du concert qui a lieu le 22 juin au Zénith iront à trois associations: une association de femmes, une association de jeunesse et une association pour les langues berbère et arabe. Pourquoi celles-là?
Idir : L’association de femmes d’Oran (AFEPEC), ce sont des femmes qui essayent d’aider les enfants, les filles mères. Pourquoi une association de femmes ? Parce qu’il n’y a pas d’Algérie sans femmes. Il y aura de l’argent pour une femme à Annaba, une autre à Biskra… Tu sais ce qui se passe: les terroristes arrivent, ils amènent un imam, ils font un mariage. Puis, la violent.
Khaled: Ils peuvent ensuite la jeter. Les intégristes prennent des jeunes filles qu’ils embarquent de force. Le patron les viole. Puis quand il en a marre, il la donne aux autres militaires. Ils terminent.
Idir: Ces femmes, les veuves, celles qui n’ont pas de quoi nourrir les enfants, voilà les cas qui nous intéressent. Certains m ont dit c’est un peu démagogique. Eh bien, j’accepte cette démagogie, c’est ça ou ne rien faire. Mais ce n’est pas à nous de juger, c’est à l’Histoire. Nous pansons les blessures.
Khaled: L’autre association s’appelle le Rassemblement action jeunesse (RAJ, créé en mars 1993, pendant le «ramadan sanglant », a organisé en février 1994 des représentations théâtrales dans le quartier de Badjarah, fief religieux). Ils sont courageux. Ils ont voulu que leur association soit dirigée par une fille. Ils ont 20 ans, 25 ans, ils réagissent bien. Ils vivent là-bas, nous vivons en France. Ils sont sur le terrain. Ils n’ont pas peur de la mort. Il y a deux semaines, ils ont organisé un concert, c’était archicomble : à la Coupole, dans le stade, en plein Alger. J’ai regardé ça à la télévision, j’ai eu la chair de poule. En plus, à Alger il y a le couvre-feu ? à la différence d’Oran. Et ils ont eu le courage de faire un concert rap! Du rap algérien. Les jeunes dansaient. Tous des mômes. C’est beau. En plus il y avait une grande banderole: Arrêtez la barbarie, nous voulons la gaieté.? Mais nous ne sommes pas là pour donner l’aumône. Je connais les Algériens, ils sont fiers. Même s’ils crèvent la dalle, ils ne veulent pas de ton argent. Nous avons un pain, nous le partageons. Même si c’est des miettes. Le courant passe maintenant avec la musique: ce qui s’est passé en Afrique du Sud, la libération de Mandela; il y a eu chaque année un concert à Wembley, à Londres. Il y avait des blonds, des Jaunes, des Rouges, des Noirs, ils chantaient la libération de Mandela : je pense que le message est passé. Nous avons trouvé une seule arme, très belle, la chanson.
Idir: Il existait avant la décolonisation une musique de variétés fortement représentée en Algérie. Puis plus rien. L’Algérie pensait retrouver ses racines toute seule. Huit ans ont passé, et les Kabyles ont repris la protest-song en 1970. Puis, faute de combattants, la chanson kabyle s’est endormie. Il aura fallu attendre les événements de 1988, pour que le raï reprenne le flambeau. Et attendre 1995 pour que rai et chanson kabyle jouent ensemble la protestation. La France ne s’est pas faite en un jour (rires)…
Khaled: Idir et moi, nous n’avons jamais discuté de politique, nous parlons toujours de l’amour, de la vie, de la jeunesse. Parfois, nous parlons un peu de l’actualité, mais nous ne partons pas loin. Je n’aime pas parler de politique. Je dis toujours « Ne m’en voulez pas, je ne sais pas nager. la mer est trop grande »… C’est un beau pays. Vive l’Algérie.
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